[La jeunesse de Brutus]

Sommaire Chapitres suivants

I. Marcus Brutus avait pour ancêtre ce Junius Brutus dont les anciens Romains placèrent la statue de bronze dans le Capitole, au milieu de celles de leurs rois (1) ; elle tenait une épée nue à la main, pour marquer qu'il avait chassé les Tarquins sans retour. Mais ce premier Brutus ayant conservé toute la rudesse de son caractère sans l'adoucir par la culture, semblable à ces épées qui, trempées brillantes dans l'eau froide, contractent plus de dureté, porta sa haine contre les tyrans jusqu'à faire mourir ses deux fils. Au contraire, Marcus Brutus, dont nous écrivons la vie, s'étant appliqué à former ses moeurs par l'étude de la philosophie et des lettres, ayant ajouté à la douceur et à la gravité de son naturel l'énergie nécessaire pour exécuter les plus grandes choses, avait, ce me semble, revu de la nature les dispositions les plus heureuses pour la vertu. Aussi ceux même qui ne lui pardonnent pas sa conjuration contre César lui attribuent ce qu'il peut y avoir de glorieux dans cette entreprise ; et ce qu'elle a de plus odieux, ils le mettent sur le compte de Cassius, allié et ami de Brutus, mais qui n'avait ni la simplicité ni la candeur de son caractère.

II. Servilie, mère de Brutus, faisait remonter son origine à ce Servilius Ahala qui, voyant Spurius Mélius aspirer à la tyrannie et exciter des séditions parmi le peuple, prit un poignard sous son bras, se rendit sur la place publique, s'approcha de Spurius comme pour lui parler de quelque affaire, et lorsque celui-ci baissa la tête pour l'écouter, il lui enfonça le poignard dans le sein et le tua (2). Cette descendance est généralement reconnue. Quant à l'origine paternelle de Brutus, ceux qui lui conservent de la haine et du ressentiment, à cause du meurtre de César, soutiennent qu'il ne descend pas de cet ancien Brutus qui chassa les Tarquins : ils prétendent que celui-ci, après avoir fait mourir ses enfants, ne laissa point de postérité ; que d'ailleurs Marcus Brutus était de race plébéienne, fils d'un Brutus intendant de maison, et qu'il n'était parvenu que depuis peu aux dignités de la république. Mais le philosophe Posidonius dit qu'outre les deux fils de Brutus qui, déjà dans l'adolescence, furent mis à mort par leur père (3), comme l'histoire le rapporte, il y en avait un troisième, encore en bas âge, qui fut la tige de la famille des Brutus. Il ajoute qu'il existait de son temps des personnages illustres de cette maison, à qui l'on trouvait beaucoup de ressemblance avec la statue de l'ancien Brutus. Mais c'en est assez sur cet objet (4).

III. Caton le philosophe était frère de Servilie, mère de Brutus ; ce fut lui surtout que Brutus se montra jaloux d'imiter, comme son oncle. Il devint même son gendre. On peut dire qu'il n'y avait point de philosophe grec dont Brutus ne connût la doctrine ; mais il donna une préférence marquée à l'école de Platon. Il eut peu d'estime pour la nouvelle et la moyenne Académie, et s'attacha particulièrement à l'ancienne (5). Aussi eut-il toujours la plus grande admiration pour Antiochus l'Ascalonite (6), dont le frère, nommé Ariston, fut l'ami et le commensal de Brutus : il était moins instruit que bien d'autres philosophes ; mais il ne le cédait à aucun d'eux en sagesse et en douceur (7). Empylus, dont Brutus et ses amis parlent souvent dans leurs lettres comme d'un de ses commensaux, était un orateur qui a laissé sur le meurtre de César un écrit assez court, intitulé Brutus, et qui n'est pas un ouvrage méprisable. Brutus possédait assez bien sa langue pour haranguer les troupes et pour plaider dans le barreau. Il savait aussi la langue grecque ; et l'on voit par ses lettres qu'il savait prendre quelquefois un style laconique et sentencieux. Lorsque la guerre fut commencée, il écrivit en ces termes aux habitants de Pergame : «J'entends dire que vous avez donné de l'argent à Dolabella : si c'est volontairement, reconnaissez que vous m'avez fait une injustice ; si c'est malgré vous, prouvez-le-moi en m'en donnant de bon gré». «Vos délibérations, écrivait-il aux Samiens, sont longues, et les effets en sont lents. Quelle pensez-vous qu'en sera la fin ?» Il disait dans une autre lettre, au sujet des habitants de Patare (8) : «Les Xanthiens, dédaignant ma clémence, ont, dans leur désespoir, fait de leur patrie leur tombeau. Ceux de Patare, en se livrant à ma bonne foi, ont conservé tous les avantages de leur liberté. Choisissez du bon sens des derniers, ou du sort des Xanthiens».

IV. Dès sa première jeunesse, il accompagna Caton, son oncle, à l'expédition de Cypre contre Ptolémée (9). Ce prince s'étant donné lui-même la mort, Caton, que des affaires importantes retenaient à Rhodes, avait chargé Caninius (10), un de ses amis, de veiller à la conservation des richesses qu'il avait trouvées en Cypre ; mais craignant que Caninius n'en fût pas un gardien fidèle, il écrivit à Brutus de quitter la Pamphylie, où il se rétablissait d'une maladie qu'il avait eue, et de se rendre promptement en Cypre. Cette commission déplaisait à Brutus, soit par les égards qu'il croyait devoir à Caninius, à qui Caton faisait un affront sensible, soit par la nature même de cet emploi, qu'il ne trouvait ni honnête en soi, ni convenable à un jeune homme qui ne s'était encore appliqué qu'à l'étude des lettres. Il fit cependant le voyage, et mit dans sa commission tant d'exactitude et de soin, qu'il mérita les louanges de Caton. Il fit vendre tous les effets de Ptolémée, et porta lui-même à Rome l'argent qu'il en avait tiré.


Haut de la page Chapitres suivants

(1)  C'est un trait remarquable du caractère des Romains que, malgré leur haine extrême pour la royauté, il eussent conservé, dans le Capitole même, les statues de leurs rois. On ne peut pas en donner pour motif la beauté de ces monuments, ni l'ornement dont ils pouvaient être pour cet édifice : car des statues faites dans ces premiers temps de la barbarie romaine, où ce peuple n'avait presque aucune connaissance des arts, ces ouvrages ne devaient pas exciter cette sorte d'intérêt. Nous avons vu dans la vie de Publicola, chap. XXIII, que la statue de bronze érigée à Porsenna, dans les premiers jours de la république, était d'un travail fort grossier.

(2)  Tite-Live, liv. IV, chap. XIV, raconte différemment cette histoire, et son récit est plus vraisemblable.

(3)  C'est-à-dire qu'en qualité de consul il présida à leur supplice : ils étaient convaincus d'avoir conspiré pour rétablir Tarquin sur le trône.

(4)  Dion et Denys d'Halicarnasse sont du nombre de ceux qui nient formellement que Brutus, le meurtrier de César, descendît de l'ancien Brutus qui chassa les Tarquins. Le dernier de ces historiens dit que ceux qui ont fait les recherches les plus exactes dans l'histoire romaine assurent que l'ancien Brutus ne laissa point d'enfants, ni garçons ni filles, et qu'entre autres preuves ils en apportent une qui est d'un grand poids. Cette preuve est celle que Plutarque vient de citer, et qui se tirait de la différence des deux familles ; celle du premier Brutus étant de race patricienne, au lieu que les Junius et les Brutus, qui se disaient ses descendants, étaient tous de famille plébéienne, et qu'ils n'exercèrent pas d'autres charges que celles d'édile et de tribun du peuple, qui pouvaient être remplies par des plébéiens. Ce n'est pas que ces familles ne soient parvenues au consulat ; mais ce n'a été que tard, et depuis qu'on a permis aux plébéiens de posséder cette dignité. Cette preuve, au reste, n'est pas sans réplique ; car Suétone, dans la vie d'Auguste, chap. II, nous apprend que quelques maisons patriciennes étaient devenues plébéiennes, et il en donne pour exemple la famille Octavia : mais il paraît que ces exemples ont été rares chez les Romains, ce qui conserve à cette preuve une grande force. L'autorité de Cicéron, qui, dans son Traité des Orateurs illustres, chap. XIV, et dans sa première Philippique, chap. VI, soutient l'opinion que Plutarque a suivie ; cette autorité serait décisive, si on ne savait qu'il honorait Brutus presque à l'égal d'un dieu ; et pour le flatter, il l'aura fait descendre de ce Brutus dont la mémoire était si chère aux Romains. Dion assure aussi que ce Brutus n'avait que les deux fils qu'il fit mourir ; et que ceux qui engagèrent Brutus à tuer César ne publièrent qu'il descendait du libérateur de la patrie, que pour l'exciter à faire une action semblable. Voyez Dion, liv. XLIV, chap. XIV, et Denys d'Halicarnasse, liv. V, chap.III. Il y eut un intervalle de près de cinq cents ans entre l'expulsion des rois, arrivée l'an de Rome deux cent quarante-quatre, et la mort de César, qui fut tué l'an sept cent neuf.

(5)  On distingue trois âges de la secte académique. La première Académie, qu'on appelle l'ancienne, eut pour vrai fondateur Socrate, dont Platon fut le successeur : Speusippe, son neveu, devint après lui le chef de cette école ; Xénocrate et Polémon le furent ensuite. La seconde Académie, nommée aussi la moyenne, eut pour auteur Arcésilas, auquel succédèrent Lacydes, Evandre, Hégésinus et Carnéade. Ce dernier fut le chef de la troisième Académie, ou la nouvelle, et eut pour successeurs Clitomachus, Philon, Antiochus l'Ascalonile, et Charmidas. Ces trois Académies vont depuis Socrate jusqu'au temps d'Auguste, et renferment un espace d'environ trois cents ans.

(6)  Ascalon était dans la Palestine. Voyez sur Antiochus la vie de Cicéron, chap. IV.

(7)  Ce frère d'Antiochus, nommé Aritus par Cicéron, Acad. lib.I, cap.III, avait eu, à Athènes, Brutus pour disciple. Cicéron dit de lui, in Bruto, cap. XCVII, qu'il était l'héritier de l'ancienne Académie, et son ami particulier. Empylus n'est point connu d'ailleurs.

(8)  Patare, ville de Lycie, était sur la côte méridionale de l'Asie, à l'embouchure du Xanthe, du côté de l'orient. La ville de Xanthe, dont il est question tout de suite, était dans la Lycie, au-dessus de l'embouchure du Xanthe, à l'occident. Ce fleuve n'est pas, comme on voit, le même que le Xanthe de la Troade, si fameux dans la Fable.

(9)  Voyez la vie de Caton d'Utique, chap. XXXIX.

(10)  Plutarque, dans la vie de Caton, le nomme toujours Canidius.