[La conjuration contre César]

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IX. Brutus disposant de même, sur tout le reste, de la puissance de César, il n'eût tenu qu'à lui d'être le premier de ses amis, et de jouir auprès de lui du crédit le plus absolu ; mais la faction de Cassius s'appliquait à l'en détourner, et l'attirait insensiblement à son parti : non qu'il fût réconcilié avec Cassius depuis la rivalité qui les avait brouillés ; mais les amis de Brutus ne cessaient de lui répéter qu'il ne devait pas se laisser adoucir et amollir par César, dont les faveurs et les caresses tyranniques avaient bien moins pour objet d'honorer sa vertu, que d'affaiblir son courage et de l'enchaîner à sa personne. César même n'était pas sans quelque soupçon sur son compte, et souvent on lui faisait de lui des rapports défavorables ; mais s'il craignait l'élévation de son âme, sa dignité personnelle et le crédit de ses amis, il se fiait à la bonté de son naturel et de ses moeurs. Cependant quelqu'un étant venu lui dire qu'Antoine et Dolabella tramaient quelques nouveautés : «Ce ne sont pas, répondit-il, ces gens si gras et si bien peignés que je crains, mais ces hommes maigres et pâles». Il désignait par là Brutus et Cassius. Quelque temps après, comme on lui dénonça Brutus, en l'avertissant de se tenir en garde contre lui, il porta la main sur son corps : «Eh ! quoi, dit-il, croyez-vous que Brutus n'attendra pas la fin de ce corps si faible ?» Il voulait faire entendre qu'après lui Brutus était le seul à qui pût appartenir une si grande puissance.

X. Il est vraisemblable en effet que si Brutus, consentant à être quelque temps le second, eût laissé la puissance de César diminuer peu à peu, et la gloire de ses grands exploits se flétrir, il serait incontestablement devenu le premier dans Rome. Mais Cassius, homme emporté, qui haïssait particulièrement César, bien plus qu'il n'avait avec le public de haine contre la tyrannie, échauffa le courage de Brutus, et lui fit précipiter ses desseins. Aussi disait-on que Brutus haïssait la tyrannie, et Cassius le tyran. Outre quelques autres sujets de plainte qu'il avait contre César, il ne lui pardonnait pas de lui avoir enlevé des lions qu'il avait fait rassembler et conduire à Mégare pour les jeux de son édilité ; César, qui les trouva dans cette ville quand elle fut prise par Calénus, les avait gardés pour lui. Ces lions devinrent funestes aux Mégariens : lorsqu'ils virent leur ville au pouvoir des ennemis, ils ouvrirent les loges de ces animaux et leur ôtèrent leurs chaînes, pour empêcher les ennemis de se précipiter sur eux ; mais au contraire les lions se jetèrent sur les habitants ; et comme ils fuyaient de tous côtés sans armes, ils furent cruellement déchirés par ces animaux, et excitèrent la pitié des ennemis eux-mêmes. On veut que cet affront ait été la principale cause de la conspiration de Cassius contre César ; mais c'est une erreur : Cassius avait toujours eu une haine naturelle et une aversion invincible contre tous les tyrans ; et dès son enfance même il fit connaître cette disposition. Il allait à la même école que Faustus, fils de Sylla : cet enfant s'étant mis un jour à exalter, à combler d'éloges, au milieu de ses camarades, la puissance absolue de son père, Cassius se leva de sa place, et alla lui donner deux soufflets. Les tuteurs et les parents de Faustus voulaient poursuivre Cassius en justice ; mais Pompée les arrêta ; et ayant fait venir les deux enfants devant lui, il leur demanda comment la chose s'était passée. Alors Cassius prenant la parole : «Allons, Faustus, lui dit-il, répète devant Pompée, si tu l'oses, ce qui m'a si fort irrité contre toi, afin que je t'applique encore un soufflet». Tel était Cassius.

XI. Cependant Brutus était sans cesse excité par les discours de ses amis, par les bruits qui couraient dans la ville, et par des écrits qui l'appelaient, qui le poussaient vivement à exécuter son dessein. Au pied de la statue de Brutus, son premier ancêtre, celui qui avait aboli la royauté, on trouva deux écriteaux, dont l'un portait : «Plût à Dieu, Brutus, que tu fusses encore en vie !» Et l'autre : «Pourquoi, Brutus, n'es-tu pas vivant !» Le tribunal même où Brutus rendait la justice était, tous les matins, semé de billets sur lesquels on avait écrit : «Tu dors, Brutus. Non, tu n'es pas véritablement Brutus». Toutes ces provocations étaient occasionnées par les flatteurs de César, qui, non contents de lui prodiguer des honneurs odieux, mettaient la nuit des diadèmes sur ses statues, dans l'espérance qu'ils engageraient par là le peuple à changer son titre de dictateur en celui de roi ; mais il arriva tout le contraire, comme nous l'avons dit dans sa vie. Lorsque Cassius sonda ses amis sur la conspiration contre César, ils lui promirent tous d'y entrer, pourvu que Brutus en fût le chef. Une pareille entreprise, disaient-ils, demande moins du courage et de l'audace, que la réputation d'un homme tel que lui, qui commence le sacrifice, et dont la présence seule en garantisse la justice. Sans lui, les conjurés seraient moins fermes dans l'exécution de leur projet ; et, après l'avoir terminée, plus suspects aux Romains, qui ne pourraient croire que Brutus eût refusé de prendre part à une action dont le motif aurait été juste et honnête.

XII. Cassius ayant approuvé leurs raisons, alla trouver Brutus : c'était la première fois qu'il le voyait depuis leur querelle. Après leur réconciliation et les premiers témoignages d'amitié, Cassius demande à Brutus s'il compte aller au sénat le jour des ides de mars. «J'ai entendu dire, ajouta-t-il, que ce jour-là les amis de César doivent proposer de le faire roi». Brutus ayant répondu qu'il n'irait pas : «Mais si nous y sommes appelés ? reprit Cassius. - Alors, répliqua Brutus, mon devoir sera de ne pas me taire, mais de m'y opposer, et de mourir avant de voir expirer la liberté». Cassius, enhardi par cette réponse : «Quel est donc le Romain, lui dit-il, qui voudrait consentir à votre mort ? Ignorez-vous, Brutus, qui vous êtes ? Croyez-vous que ce soient de vils artisans (14), et non pas les premiers et les plus puissants de la ville, qui couvrent votre tribunal des écrits que vous y trouvez tous les jours ? Ils attendent des autres préteurs les distributions d'argent, les spectacles, les combats de gladiateurs ; mais ils réclament de vous, comme une dette héréditaire (15), le renversement de la tyrannie. Ils sont prêts à tout souffrir pour vous, si vous voulez vous montrer tel qu'ils pensent que vous devez être». En disant ces mots, il serra étroitement Brutus dans ses bras ; et s'étant séparés, ils allèrent chacun trouver leurs amis.

XIII. Caïus (16) Ligarius, accusé devant César pour avoir suivi le parti de Pompée, dont il était l'ami, avait été absous par le dictateur ; mais moins reconnaissant du bienfait qu'irrité du danger qu'il avait couru, il était toujours l'ennemi de César et l'intime ami de Brutus. Celui-ci étant allé le voir, et l'ayant trouvé malade dans son lit : «Ah ! Ligarius, lui dit-il, dans quel temps vous êtes malade !» Ligarius, se soulevant et s'appuyant sur le coude : «Brutus, dit-il en lui serrant la main, si vous formez quelque entreprise digne de vous, je me porte bien». Dès lors ils sondèrent secrètement leurs amis, et les personnes en qui ils avaient confiance ; ils leur faisaient part de leur projet, et choisissaient les conjurés non seulement entre leurs amis, mais encore parmi ces hommes dont l'audace et le mépris de la mort leur étaient plus connus. C'est pour cela qu'ils cachèrent leur dessein à Cicéron, celui de tous leurs amis sur l'affection et la fidélité duquel ils pouvaient le plus compter : mais naturellement il manquait d'audace ; et l'âge lui ayant donné de plus cette timide circonspection des vieillards (17), il voulait par le seul raisonnement porter tout ce qu'on proposait au dernier degré de sûreté. Ces considérations leur firent craindre que, dans une entreprise qui demandait de la célérité, il n'émoussât leur courage et ne ralentît leur ardeur. Brutus ne s'en ouvrit pas non plus à deux autres de ses amis, Statilius le philosophe épicurien, et Favonius l'émule de Caton, parce qu'un jour, dans un entretien philosophique qu'il avait avec eux, ayant jeté pour les sonder un propos vague qu'il fit venir de loin par un long détour, Favonius avait répondu qu'une guerre civile était bien plus funeste que la plus injuste monarchie ; et Statilius, qu'un homme sage et prudent ne s'exposait pas au danger pour des insensés et des méchants.

XIV. Labéon, présent à cet entretien, réfuta vivement ces deux philosophes ; mais Brutus n'insista pas davantage, comme si cette question lui eût paru difficile à décider. Le lendemain il alla chez Labéon, et lui fit part du projet, dans lequel Labéon entra avec ardeur. On fut d'avis de gagner un autre Brutus, surnommé Albinus : non qu'il fût homme actif et courageux ; mais il entretenait pour les spectacles publics un certain nombre de gladiateurs, ce qui lui donnait un certain pouvoir ; et d'ailleurs César avait confiance en lui. Lorsque Labéon et Cassius lui en parlèrent, il ne répondit rien : mais il alla trouver Brutus en particulier ; et ayant su de lui-même qu'il était le chef de la conspiration, il s'engagea volontiers à le seconder de tout son pouvoir. La réputation de Brutus en attira un grand nombre d'autres des plus considérables d'entre les Romains ; et tous, sans s'être liés par aucun serment, sans s'être donné mutuellement la foi au milieu des sacrifices, ils gardèrent si bien le secret, et l'ensevelirent dans un si profond silence en le renfermant dans les seuls conjurés, que malgré les avertissements que les dieux en donnèrent par des prédictions, des prodiges et des signes des victimes, personne ne crut à ce projet.

XV. Brutus, qui voyait les personnages de Rome les plus illustres par leur naissance, leur courage et leurs vertus, attacher leur fortune à la sienne, et qui considérait toute la grandeur du péril auquel ils s'exposaient, s'efforçait en public d'être maître de lui-même, et de ne rien laisser échapper au dehors qui pût trahir sa pensée : mais rentré dans sa maison, et surtout la nuit, il n'était plus le même ; l'inquiétude dont il était agité le réveillait en sursaut ; il s'enfonçait dans les réflexions qui lui faisaient sentir toutes les difficultés de son entreprise. Sa femme, qui était auprès de lui, s'aperçut bientôt qu'il éprouvait un trouble extraordinaire, et qu'il roulait dans son esprit quelque projet difficile dont il avait peine à trouver l'issue. Porcia, comme nous l'avons dit, était fille de Caton ; Brutus, dont elle était cousine, l'avait épousée jeune encore, quoiqu'elle fût déjà veuve de Bibulus, qui lui avait laissé un fils du même nom que son père, et dont on a encore un petit ouvrage intitulé Mémoires de Brutus. Porcia, qui avait fait son étude de la philosophie, et qui aimait tendrement son mari, joignait à une grande élévation d'esprit beaucoup de prudence et de bon sens : elle ne voulut demander à Brutus le secret dont il était si occupé qu'après avoir fait l'épreuve de son courage. Elle prit un de ces petits couteaux dont les barbiers se servent pour faire les ongles, et, ayant renvoyé toutes ses femmes, elle se fit à la cuisse une incision profonde, d'où il sortit une grande quantité de sang, et qui lui causa bientôt après des douleurs très vives et une fièvre violente accompagnée de frissons. Brutus était dans la plus vive inquiétude sur un état si alarmant, lorsque sa femme, au fort de la douleur, lui tint ce discours : «Brutus, je suis fille de Caton, et je suis entrée dans votre maison, non pour y être comme une de ces concubines qui ne partagent que le lit et la table, mais pour être associée à tous vos biens et à tous vos maux. Vous ne m'avez donné, depuis mon mariage, aucun sujet de plainte : mais moi, quelle preuve puis-je vous donner de ma reconnaissance et de ma tendresse, si vous ne me croyez capable ni de supporter avec vous un accident qui demande du secret, ni de recevoir une confidence qui exige de la fidélité ? Je sais qu'en général on croit les femmes trop faibles pour garder un secret : mais, Brutus, une bonne éducation et le commerce des personnes vertueuses ont de l'influence sur les moeurs ; et j'ai l'avantage d'avoir Caton pour père et Brutus pour mari. Cependant je n'ai pas tellement compté sur ce double appui, que je ne me sois assurée que je serais invincible à la douleur». En même temps elle lui montre sa plaie, et lui raconte l'épreuve qu'elle a faite. Brutus, frappé d'étonnement, lève les mains au ciel, et demande aux dieux de lui accorder un tel succès dans son entreprise, qu'il soit jugé digne d'être l'époux de Porcia ; et aussitôt il lui fait donner tous les secours que son état exigeait.


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(14)  Mot à mot, des tisserands et des cabaretiers.

(15)  Il fait allusion à sa descendance du premier Brutus, celui qui avait chassé les Tarquins.

(16)  Il faut lire Quintus, puisqu'il s'agit de celui pour qui Cicéron plaida devant César; car les frères de Ligarius avaient suivi le parti de César.

(17)  Il avait alors soixante-trois ans.