[Les Ides de Mars]

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XVI. Le jour ayant été fixé pour une assemblée du sénat, à laquelle il paraissait certain que César se rendrait, les conjurés le prirent pour l'exécution de leur dessein. Ils devaient s'y trouver tous réunis, sans qu'on pût avoir le moindre soupçon ; autour d'eux devaient être les personnages les plus distingués de Rome, qui, voyant une si grande entreprise exécutée, se déclareraient à l'instant les défenseurs de la liberté. Le lieu même semblait leur être indiqué par la Providence, comme le plus favorable à leur dessein : c'était un des portiques qui environnent le théâtre, et dans lequel est une salle garnie de sièges, où la ville avait placé une statue de Pompée, lorsqu'il avait embelli ce quartier en y faisant construire ce théâtre et ces portiques. Ce fut là qu'on convoqua le sénat pour le quinze de mars, jour que les Romains appellent les ides ; et il semblait qu'une divinité amenât César en ce lieu, pour venger par sa mort celle de Pompée. Lorsque le jour fut venu, Brutus, sans avoir d'autre confident de son dessein que sa femme, sort de chez lui avec un poignard sous sa robe, et se rend au sénat. Les autres conjurés s'étaient assemblés chez Cassius, d'où ils accompagnèrent à la place publique son fils, qui, ce jour-là, prenait la robe virile. Ils entrèrent de là dans le portique de Pompée, et attendirent César, qui devait bientôt arriver. C'est là que quelqu'un qui aurait su le projet qu'on allait exécuter n'eût pu s'empêcher d'admirer la constance, je dirais presque l'impassibilité des conjurés à l'approche d'un si grand danger. Plusieurs d'entre eux, obligés, comme préteurs, de rendre la justice, non seulement écoutaient avec la plus grande tranquillité les différends des parties, comme s'ils eussent eu l'esprit très libre ; mais encore, par l'application extrême qu'ils y apportaient, ils rendaient les sentences les plus exactes et les mieux motivées. Un accusé qui venait d'être condamné, et qui refusait de payer l'amende, en ayant appelé à César en faisant beaucoup de cris et de protestations ; Brutus, jetant les yeux sur l'assemblée : «César, dit-il, ne m'empêche pas et ne m'empêchera jamais de juger selon les lois».

XVII. Cependant il survint plusieurs accidents bien faits pour les troubler : le premier et le plus inquiétant, ce fut le retardement de César, qui arriva lorsque le jour était déjà fort avancé. Comme il n'avait pu obtenir des sacrifices favorables, sa femme l'avait retenu, et les devins lui avaient défendu de sortir. Un second sujet d'inquiétude, c'est qu'un homme s'étant approché de Casca, l'un des conjurés, et l'ayant pris par la main : «Casca, lui dit-il, vous m'avez fait mystère de votre secret ; mais Brutus m'a tout dit». Casca fut fort étonné ; mais cet homme reprenant la parole en riant : «Et comment, lui dit-il, seriez-vous devenu en si peu de temps assez riche pour briguer l'édilité ?» Sans ces dernières paroles, Casca, trompé par l'équivoque de son discours, allait tout lui révéler. Un sénateur, nommé Popilius Lénas, ayant salué Brutus et Cassius d'un air plus empressé qu'il ne faisait ordinairement, leur dit à l'oreille : «Je prie les dieux qu'ils donnent un heureux succès au dessein que vous méditez ; mais je vous conseille de ne pas perdre un moment, car l'affaire n'est plus secrète». Il les quitta aussitôt, leur laissant dans l'esprit de grands soupçons que la conjuration était découverte.

XVIII. Dans ce moment, un esclave de Brutus vient, en courant, lui annoncer que sa femme se meurt : Porcia, pleine d'inquiétude sur l'événement, et ne pouvant supporter le poids de son chagrin, avait bien de la peine à se tenir dans sa maison : au moindre cri, au plus léger bruit qu'elle entendait, tressaillant de tout son corps, comme les femmes qui sont saisies de la fureur des Bacchantes, elle allait demander à tous ceux qui revenaient de la place ce que faisait Brutus ; et à tout moment elle envoyait pour en savoir des nouvelles. Enfin, l'affaire traînant en longueur, les forces lui manquèrent. L'agitation violente que lui causait son inquiétude la jeta dans un tel accablement, qu'elle n'eut pas le temps de rentrer dans sa chambre ; pendant qu'elle était assise dans sa cour, elle tomba dans une défaillance qui la priva de tout sentiment ; son visage en fut défiguré, et elle perdit l'usage de la voix. Quand ses femmes la virent dans cet état, elles poussèrent des cris affreux qui attirèrent les voisins, et le bruit de sa mort se répandit promptement dans la ville ; mais revenue bientôt de son évanouissement, et ayant repris ses sens, les soins que ses femmes lui donnèrent la remirent dans son état naturel. La nouvelle de sa mort jeta Brutus dans le plus grand trouble ; cependant son malheur personnel ne lui fit pas abandonner l'intérêt public, et il ne sortit pas du sénat pour aller chez lui.

XIX. Déjà l'on annonçait l'arrivée de César en litière ; alarmé des signes défavorables des victimes, il avait résolu de ne terminer ce jour-là aucune affaire importante, et de proroger l'assemblée du sénat, sous prétexte d'une indisposition. Il était à peine descendu de litière, que Popilius Lénas, celui qui un peu auparavant avait souhaité à Brutus et à Cassius l'heureux succès de leur entreprise, s'étant emparé de César, eut avec lui un long entretien, auquel César paraissait donner la plus grande attention. Les conjurés (car je puis leur donner ce nom) (18), ne pouvant pas entendre ce qu'il disait, conjecturèrent, d'après le soupçon qu'ils avaient de Lénas, qu'un entretien si long ne pouvait être qu'une dénonciation détaillée de la conjuration. Accablés de cette pensée, ils se regardent les uns les autres, et s'avertissent, par l'air de leur visage, de ne pas attendre qu'on vienne les saisir, et de prévenir cet affront par une mort volontaire. Déjà Cassius et quelques autres mettaient la main sous leurs robes, pour en tirer les poignards, lorsque Brutus reconnut aux gestes de Lénas qu'il s'agissait entre César et lui d'une prière très vive, plutôt que d'une accusation. Il ne dit rien aux conjurés, parce qu'il y avait au milieu d'eux beaucoup de sénateurs qui n'étaient pas du secret : mais par la gaieté qu'il montra sur son visage, il rassura Cassius ; et bientôt après Lénas, ayant baisé la main de César, se retira, ce qui fit voir que sa conversation n'avait eu pour objet que ses affaires personnelles.

XX. Quand le sénat fut entré dans la salle, les conjurés environnèrent le siège de César, feignant d'avoir à lui parler de quelque affaire ; et Cassius portant, dit-on, ses regards sur la statue de Pompée, l'invoqua, comme si elle eût été capable de l'entendre. Trébonius tira Antoine vers la porte ; et en lui parlant, il le retint hors de la salle (19). Quand César entra, tous les sénateurs se levèrent pour lui faire honneur ; et dès qu'il fut assis, les conjurés, se pressant autour de lui, firent avancer Tullius Cimber, pour lui demander le rappel de son frère. Ils joignirent leurs prières aux siennes ; et, prenant les mains de César, ils lui baisaient la poitrine et la tête. Il rejeta d'abord des prières si pressantes ; et comme ils insistaient, il se leva pour les repousser de force. Alors Tullius, lui prenant la robe des deux mains, lui découvre les épaules ; et Casca, qui était derrière le dictateur, tire son poignard, et lui porte le premier, le long de l'épaule, un coup dont la blessure ne fut pas profonde. César, saisissant la poignée de l'arme dont il venait d'être frappé, s'écrie dans sa langue : «Scélérat de Casca, que fais-tu ?» Casca appelle son frère à son secours en langue grecque. César, atteint de plusieurs coups à la fois, porte ses regards autour de lui pour repousser les meurtriers : mais dès qu'il voit Brutus lever le poignard sur lui, il quitte la main de Casca qu'il tenait encore, et se couvrant la tête de sa robe, il livre son corps au fer des conjurés. Comme ils le frappaient tous à la fois sans aucune précaution, et qu'ils étaient serrés autour de lui, ils se blessèrent les uns les autres. Brutus, qui voulut avoir part au meurtre, reçut une blessure à la main, et tous les autres furent couverts de sang.

XXI. Quand César eut expiré, Brutus, s'avançant au milieu de la salle, voulut parler pour rassurer et retenir le sénat ; mais les sénateurs, saisis d'effroi, prirent la fuite en désordre. Ils se précipitaient tous vers la porte, quoiqu'ils ne fussent ni poursuivis ni pressés par personne ; car les conjurés avaient pris la ferme résolution de ne tuer que César et d'appeler tous les citoyens à la liberté. Lorsqu'ils formèrent le projet de la conjuration, ils voulaient tous qu'avec César, on tuât aussi Antoine homme fier et insolent, partisan déclaré de la monarchie, à qui sa familiarité habituelle avec les soldats donnait un grand crédit sur les troupes. Un motif plus fort encore, c'est que son audace et son ambition naturelles étaient encore fortifiées pas la dignité du consulat, qu'il partageait avec César. Brutus combattit cet avis, d'abord parce qu'il était contraire à toute justice ; en second lieu, par l'espoir qu'il leur donna du changement d'Antoine. Il ne désespérait pas qu'un homme d'un caractère élevé, ambitieux et avide de gloire, quand il verrait César mort, ne s'enflammât, à leur exemple, d'une noble émulation pour la vertu, et ne voulût contribuer à la liberté de sa patrie. Ces réflexions sauvèrent Antoine, qui, le jour du meurtre de César, profitant de la frayeur publique, prit la fuite, déguisé en homme du peuple. Brutus et les autres conjurés se retirèrent au Capitole, les mains teintes de sang ; et montrant aux Romains leurs poignards nus, ils les appelaient à la liberté. Au premier bruit de cet événement, ce ne fut dans toutes les rues que courses et cris confus de gens qui augmentaient ainsi le trouble et l'effroi ; mais quand ils virent qu'il ne se commettait point d'autre meurtre, et qu'on ne pillait rien de ce qui était exposé en public, alors les sénateurs et un grand nombre d'autres citoyens, reprenant courage, se rendirent au Capitole auprès des conjurés. Le peuple s'étant assemblé, Brutus lui fit un discours analogue aux circonstances, et propre à gagner ses bonnes grâces : aussi fut-il approuvé et loué par le peuple même, qui cria aux conjurés de descendre du Capitole. Encouragés par cette invitation, ils se rendirent sur la place, où ils furent suivis par la multitude. Les plus illustres d'entre les citoyens avaient Brutus au milieu d'eux ; et lui formant ainsi l'escorte la plus honorable, ils le conduisirent du Capitole à la tribune. Ils en imposèrent à la populace, quoiqu'elle fût composée de gens ramassés au hasard, et tout prêts à exciter une sédition : leur respect pour Brutus les tint en silence, et ils observèrent le plus grand ordre.

XXII. Quand il s'avança pour leur parler, ils l'écoutèrent paisiblement ; mais ils firent voir combien ce meurtre leur déplaisait, lorsque Cinna, dans le discours qu'il leur fit, ayant commencé par accuser César, ils entrèrent en fureur, et vomirent contre lui tant d'injures, que les conjurés se retirèrent une seconde fois dans le Capitole. Brutus, qui craignit de s'y voir assiégé, renvoya les principaux d'entre ceux qui l'y avaient suivi, ne trouvant pas juste de faire partager le péril à ceux qui n'avaient pas eu de part à l'action. Cependant le lendemain le sénat s'assembla dans le temple de la Terre, où Antoine, Plancus et Cicéron ayant proposé une amnistie et invité tout le monde à la concorde, le sénat arrêta que non seulement on donnerait une sûreté entière au conjurés, mais encore que les consuls feraient un rapport sur les honneurs qu'il fallait leur décerner : le décret fut porté, et le sénat se sépara. Antoine envoya son fils au Capitole pour servir d'otage aux conjurés, qui en descendirent aussitôt. Quand tout le monde fut réuni, on s'embrassa avec beaucoup de cordialité. Cassius soupa chez Antoine, et Brutus chez Lépidus ; les autres conjurés furent emmenés par leurs amis ou par les personnes de leur connaissance. Le lendemain, dès le point du jour, le sénat s'assembla de nouveau, et remercia Antoine, dans les termes les plus honorables, d'avoir étouffé les premiers germes d'une guerre civile. On combla Brutus d'éloges, et l'on distribua les provinces : l'île de Crète fut décernée à Brutus, et l'Afrique à Cassius ; Trébonius eut l'Asie, Cimber la Bithynie, et l'on donna à l'autre Brutus la Gaule qui s'étend aux environs du Pô.

XXIII. Ces dispositions faites, on parla du testament de César et de ses funérailles : Antoine demanda qu'on fit une lecture publique du testament, et qu'on l'enterrât à la vue de tout le peuple, parce que des obsèques faites secrètement et sans aucune distinction pourraient l'irriter. Cassius combattit avec force cette proposition ; Brutus céda, et consentit à la demande d'Antoine. Ce fut de sa part une seconde faute : il en avait fait une première en épargnant Antoine, et fortifiant contre les auteurs de la conjuration un ennemi aussi dangereux que puissant ; celle de laisser à Antoine la faculté de faire, comme il le voudrait, les funérailles de César ne fut pas moins funeste que la première. D'abord le legs de soixante-quinze drachmes par tête que César laissait aux Romains, et le don qu'il faisait au peuple des jardins qu'il avait au delà du Tibre, à l'endroit où est maintenant le temple de la Fortune, excitèrent dans tous les citoyens une affection singulière pour lui, et de vifs regrets de sa mort. Son corps ayant été porté sur la place, Antoine fit, suivant l'usage, son oraison funèbre ; et voyant le peuple ému par ses discours, pour exciter davantage sa compassion, il prit la robe de César toute sanglante, et la déployant à ses yeux, il lui montra les coups dont elle était percée, et le grand nombre de blessures qu'il avait reçues. Dès ce moment il n'y eut plus aucun ordre parmi toute cette populace : les uns criaient qu'il fallait exterminer les meurtriers ; les autres, renouvelant ce qu'on avait fait aux funérailles de Clodius, cet orateur séditieux (20), arrachant des boutiques les bancs et les tables, et les mettant en un tas, dressent un grand bûcher, sur lequel ils placent le corps de César, et le font brûler au milieu des temples et d'autres lieux d'asile regardés comme inviolables. Quand le bûcher fut embrasé, ces factieux s'en approchant chacun de son côté, prennent des tisons ardents, et courent aux maisons des conjurés pour y mettre le feu ; mais comme ils s'étaient fortifiés d'avance, ils repoussèrent ce danger (21).

XXIV. Un poète (22) nommé Cinna, qui n'avait pris aucune part à la conjuration, qui même avait été l'ami de César, eut un songe dans lequel il crut voir César qui l'invitait à souper : il avait refusé d'abord son invitation ; mais enfin César le pressant et lui faisant même une sorte de violence, l'avait pris par la main, et l'avait mené dans un lieu vaste et obscur, où Cinna le suivait en frissonnant d'horreur. Cette vision lui fit une impression si forte, qu'il en eut la fièvre toute la nuit. Cependant le matin, quand on emporta le corps de César, il eut honte de ne pas accompagner le convoi, et il se rendit sur la place, où il trouva le peuple déjà fort aigri. Quand on le vit, il fut pris pour cet autre Cinna qui dans la dernière assemblée avait mal parlé de César ; et le peuple s'étant jeté sur lui, le mit en pièces. Brutus et les autres conjurés, craignant le même sort, surtout depuis le changement d'Antoine, sortirent de la ville et se retirèrent à Antium (23), pour y attendre que la fureur du peuple fût passée, et dans l'intention de retourner à Rome quand les esprits seraient plus calmes ; ils l'espéraient bientôt d'une multitude aussi inconstante qu'impétueuse dans ses mouvements. D'ailleurs ils pouvaient compter sur l'affection du sénat, qui, à la vérité, n'avait fait aucune information contre ceux qui avaient mis en pièces Cinna, mais qui avait poursuivi et fait arrêter les séditieux qui, avec des tisons ardents, avaient voulu mettre le feu aux maisons des conjurés.

XXV. Déjà même le peuple, mécontent d'Antoine, qui semblait vouloir succéder à la tyrannie de César, désirait Brutus, et espérait le voir bientôt à Rome, pour y célébrer les jeux qu'il devait donner comme préteur. Mais Brutus ayant su qu'un grand nombre de soldats vétérans, de ceux qui avaient reçu de César, pour récompense de leurs services, des terres et des maisons dans des colonies, lui dressaient des embûches, et se glissaient par pelotons dans la ville, il n'osa pas y retourner. Son absence ne priva pas le peuple du spectacle des jeux ; ils furent célébrés avec une magnificence extraordinaire. Brutus voulut que rien n'y fût épargné : il avait fait acheter un très grand nombre d'animaux féroces ; il défendit qu'on en donnât ou qu'on en réservât un seul, et commanda qu'ils fussent tous employés dans les jeux. Il alla lui-même jusqu'à Naples, pour y louer plusieurs comédiens ; et comme il désirait d'en avoir un nommé Canutius, qui avait le plus grand succès sur les théâtres, il en écrivit à ses amis, et les pria de ne rien négliger pour l'engager à paraître dans ses jeux : car il ne croyait pas convenable de forcer aucun Grec. Il écrivit aussi à Cicéron, pour le prier instamment d'y assister.


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(18)  Le nom des conjurés est odieux ; et comme bien des gens approuvaient l'action de Brutus et de Cassius, Plutarque semble craindre de leur donner ce nom.

(19)  Voyez la note 103 sur la vie de César.

(20)  Voyez la vie de Ciceron.

(21)  Ces faits ne se trouvent point dans les historiens ; mais Cicéron y fait allusion dans le Discours pour Milon, chap. XIII.

(22)  Il se nommait Helvius Cinna, et était tribun du peuple, suivant Dion, liv. XLIV, chap. L, et Appien, liv. II des Guerres civiles, pag. 521. Il fut pris pour le préteur Cornélius Cinna, un des conjurés. On croit que c'est ce poète qui avait composé un poème intitulé Smyrne, dont Catulle a fait l'éloge dans son épigramme quatre-vingt seizième.

(23)  Ville du Latium, près de la mer, aujourd'hui Auzorovinato, dans la campagne de Rome.