[La première bataille de Philippes]

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XLIII. Brutus avait déjà soumis la plupart des peuples voisins et les villes ou les princes qui pouvaient rester encore à réduire, il acheva avec Cassius de les subjuguer ; ils se rendirent maîtres de tout le pays jusqu'à la mer de Thasos (44). Narbanus y était campé dans un lieu appelé les Détroits, près du mont Symbolum (45). Brutus et Cassius l'ayant environné, le forcèrent d'abandonner ce poste ; peu s'en fallut même qu'ils ne lui enlevassent toute son armée, parce que César n'avait pu le suivre, retenu par une maladie : mais Antoine vint à son secours, après avoir fait une marche si rapide, que Brutus ne pouvait la croire. César, qui arriva dix jours après, campa vis-à-vis de Brutus, et Antoine en face de Cassius. L'espace qui séparait les deux camps est appelé par les Romains la plaine de Philippes ; c'étaient les armées romaines les plus nombreuses qui se fussent trouvées en présence l'une de l'autre. Celle de Brutus l'était bien moins que celle de César ; mais elle l'emportait par l'éclat et la magnificence des armes, dont la plupart étaient d'or ou d'argent. Brutus, qui, dans tout le reste, avait accoutumé ses officiers à la modestie et à la simplicité, leur avait prodigué ces métaux, persuadé que la richesse des armes dont les soldats sont couverts ou qu'ils portent dans leurs mains relève le courage de ceux qui aiment la gloire, et qu'elle rend les avares plus acharnés au combat, parce qu'ils veulent conserver une armure qui vaut pour eux un fonds de terre (46). César fit distribuer à ses soldats une petite mesure de blé et cinq drachmes par tête, pour un sacrifice expiatoire qu'il faisait dans son camp. Brutus, pour insulter à cette disette ou à cette épargne sordide, purifia son armée en pleine campagne, comme c'est l'usage chez les Romains ; il distribua un grand nombre de victimes, et cinquante drachmes pour chaque soldat. Cette largesse redoubla l'affection et l'ardeur de ses troupes.

XLIV. Pendant ce sacrifice d'expiation, Cassius eut un signe qu'il jugea d'un présage funeste. Le licteur qui portait devant lui les faisceaux lui présenta la couronne à l'envers. On ajoute qu'un peu auparavant, dans une cérémonie publique, où l'on portait en pompe une Victoire d'or de Cassius, celui qui en était chargé fit un faux pas, et laissa tomber la Victoire (47). Une multitude d'oiseaux carnassiers paraissaient tous les jours dans son camp ; et plusieurs essaims d'abeilles se rassemblèrent dans un endroit des retranchements que les devins firent enfermer et mettre hors de l'enceinte pour faire cesser par leur expiation la crainte superstitieuse qui déjà commençait à ébranler dans l'esprit de Cassius les principes d'Epicure, et qui avait entièrement captivé celui des troupes. Aussi Cassius n'avait-il plus la même ardeur pour livrer la bataille ; il préférait de traîner la guerre en longueur, parce qu'avec plus d'argent que l'ennemi, ils avaient moins d'armes et de soldats. Brutus, au contraire, avait toujours pensé qu'il fallait en venir promptement à une action décisive, afin de rendre au plus tôt la liberté à sa patrie, ou du moins pour délivrer de tant de maux tous ces peuples qui étaient écrasés par les dépenses de la guerre, et par tous les malheurs qu'elle entraîne après elle.

XLV. Il voyait d'ailleurs que dans toutes les escarmouches, dans toutes les rencontres qui avaient lieu, sa cavalerie avait toujours l'avantage ; et ces premiers succès lui inspiraient une grande confiance. Il passait tous les jours dans le camp de César un grand nombre de déserteurs, et l'on en dénonçait encore beaucoup d'autres, comme soupçonnés de vouloir suivre leur exemple. Ces considérations firent passer dans le conseil plusieurs des amis de Cassius au sentiment de son collègue. Un seul des amis de ce dernier, nommé Atellius, fut d'un avis contraire, et proposa de différer jusqu'à l'hiver. «Eh ! que gagnerez-vous, lui dit Brutus, à d'attendre encore une année ? - Le moins que je puisse en espérer, répondit Atellius, c'est de vivre un an de plus». Cette réponse déplut à Cassius, et indigna tous les autres officiers ; la bataille fut résolue pour le lendemain. Brutus, rempli des meilleures espérances, s'entretint, pendant le souper, de matières philosophiques, et alla ensuite se reposer. Cassius, au rapport de Messala, soupa dans sa tente avec un petit nombre d'amis ; et, contre son caractère, il fut, pendant tout le repas, pensif et taciturne. Après le souper il prit la main de Messala, et la lui serrant avec amitié, comme il avait coutume de faire : «Messala, lui dit-il en grec, je vous prends à témoin que, comme le grand Pompée, je suis forcé, contre mon sentiment, de mettre au hasard d'une seule bataille le sort de ma patrie. Nous avons pourtant beaucoup de courage et une grande confiance dans la fortune, dont nous serions injustes de nous défier, quand même nous prendrions un mauvais parti». Cassius, en finissant ces mots, embrassa Messala, et lui dit adieu. Messala le pria à souper pour le lendemain, jour de sa naissance (48).

XLVI. Dès que le jour parut, on éleva dans le camp de Brutus et dans celui de Cassius la cotte d'armes de pourpre, qui était le signal de la bataille ; et les généraux s'abouchèrent au milieu de l'espace qui séparait les deux camps. Cassius, prenant le premier la parole : «Brutus, dit-il, fassent les dieux que nous remportions la victoire, et que nous vivions heureux ensemble le reste de nos jours ! Mais comme les événements qui intéressent le plus les hommes sont aussi les plus incertains, et que si l'issue de la bataille trompe notre attente, il ne nous sera pas facile de nous revoir, dites-moi ce que vous choisirez de la fuite ou de la mort. - Cassius, lui répondit Brutus, lorsque j'étais encore jeune et sans expérience, je composai, sans trop savoir pourquoi, un long discours philosophique, dans lequel je blâmais Caton de s'être donné la mort ; je disais qu'il n'était ni religieux, ni digne d'un homme de coeur, de se soustraire à l'ordre des dieux, et au lieu de recevoir avec courage tous les événements de la vie, de s'y dérober par la fuite. Notre situation présente me fait penser autrement. Si Dieu ne nous accorde pas un heureux succès, je ne veux plus me livrer à de nouvelles espérances, ni faire de nouveaux préparatifs de guerre. Je me délivrerai de toutes mes peines en me louant de la fortune, de ce qu'ayant aux ides de mars donné mes jours à ma patrie, j'ai mené depuis, par une suite de sacrifices, une vie aussi libre que glorieuse». A ces mots, Cassius embrassant Brutus en souriant : «Puisque que nous pensons tous deux de même, lui dit-il, allons à l'ennemi : ou nous remporterons la victoire, ou nous ne craindrons pas les vainqueurs». Ils parlèrent ensuite, en présence de leurs amis, de l'ordonannce qu'ils donneraient à leur bataille. Brutus demanda que Cassius lui laissât le commandement de l'aile droite, qui paraissait dû plutôt à l'âge et à l'expérience de Cassius. Celui-ci néanmoins le lui accorda ; il voulut même que Messala, qui commandait la légion la plus aguerrie, combattît à cette aile. Aussitôt Brutus fit sortir des retranchements sa cavalerie superbement parée, et mit son infanterie en bataille.

XLVII. Les troupes d'Antoine étaient occupées à tirer des fossés depuis les marais près desquels elles campaient, jusque dans la plaine, pour couper à Cassius la retraite vers la mer. César, ou du moins son armée, était tranquille dans le camp ; car une maladie avait obligé le général d'en sortir. Ses soldats ne s'attendaient pas à une bataille ; ils croyaient seulement que les ennemis viendraient charger les travailleurs, et tâcher à coups de traits de les mettre en désordre : ne songeant pas aux troupes qu'ils avaient devant eux, ils s'étonnaient du bruit qu'ils entendaient autour des tranchées, et qui venait jusqu'à leur camp. Cependant Brutus, après avoir fait passer à ses capitaines des billets qui contenaient le mot du guet, parcourait à cheval tous les rangs, et animait ses troupes à bien faire. Le mot du guet ne fut entendu que d'un petit nombre de soldats ; la plupart, sans même l'attendre, allèrent impétueusement à la charge en poussant de grands cris. Le désordre avec lequel ils chargèrent mit beaucoup d'inégalité et de distance entre les légions. Celle de Messala d'abord, ensuite les autres, outrepassèrent l'aile gauche de César, dont elles ne firent qu'effleurer les derniers rangs, où elles massacrèrent quelques soldats : en poussant toujours en avant, elles arrivèrent au camp de César, qui, peu d'instants auparavant, comme il le dit lui-même dans ses Commentaires, venait de se faire transporter ailleurs, d'après un songe qu'avait eu un de ses amis, nommé Marcus Artorius, et dans lequel il lui avait été ordonné de dire à César qu'il s'éloignât au plus tôt des retranchements. Cette retraite fit répandre le bruit de sa mort, parce que sa litière, qui était vide, fut criblée de coups de traits et de piques. On passa au fil de l'épée tous ceux qui furent pris dans le camp, et entre autres deux mille Lacédémoniens (49) qui étaient venus tout récemment comme auxiliaires de César. Les troupes de Brutus, qui ne se portèrent pas sur ces derrières de l'aile gauche de César, et qui l'attaquèrent de front, la renversèrent facilement, dans le trouble où l'avait déjà mise la perte de son camp ; elles taillèrent en pièces trois légions, et se jetèrent dans la camp pêle-mêle avec les fuyards. Brutus était à cette partie de son aile droite.

XLVIII. Mais ce que les vainqueurs ne virent pas, l'occasion (50) le fit apercevoir aux vaincus ; ils virent l'aile gauche des ennemis nue et séparée de l'aile droite, qui s'était laissé emporter à la poursuite des fuyards. Il fondirent sur ces troupes, dont le flanc était dégarni : mais ils ne purent enfoncer le centre de la bataille, où ils furent reçus avec la plus grande vigueur ; ils renversèrent seulement l'aile gauche, où le désordre s'était mis, et qui d'ailleurs ignorait le succès de l'aile droite. Ils la poursuivirent si vivement, qu'ils entrèrent dans le camp avec les fuyards, sans avoir à leur tête aucun des généraux : car Antoine, dit-on, voulant éviter l'impétuosité du premier choc, s'était, dès le commencement de l'action, retiré dans un marais voisin ; et César, qui s'était fait transporter hors des retranchements, ne paraissait nulle part. Quelques soldats même dirent à Brutus qu'ils l'avaient tué, et lui présentèrent leurs épées sanglantes, en lui peignant sa figure et son âge.

XLIX. Déjà le corps de bataille de Brutus ayant enfoncé ceux qui lui étaient opposés, en avait fait un grand carnage, et la victoire de Brutus paraissait décidée comme la défaite de Cassius. La seule chose qui les perdit, c'est que Brutus n'alla pas au secours de Cassius, qu'il croyait vainqueur ; et que celui-ci n'attendit pas le retour de son collègue, dont il croyait la perte certaine. Messala donna pour preuve de leur victoire qu'ils avaient pris trois aigles et plusieurs enseignes aux ennemis, qui, de leur côté, n'en prirent pas une seule. Brutus, en s'en retournant après le pillage du camp de César, fut très surpris de ne pas voir le pavillon de Cassius dressé comme de coutume ; car il était fort élevé, et s'apercevait de loin. Il ne voyait pas non plus les autres tentes, dont la plupart avaient été abattues et mises en pièces quand les ennemis étaient entrés dans le camp. Ceux qui croyaient avoir la vue plus perçante assuraient à Brutus qu'ils voyaient étinceler une grande quantité d'armes et de boucliers d'argent qui allaient de tous côtés dans le camp de Cassius ; mais ils n'y reconnaissaient ni le nombre ni l'armure des troupes qu'on y avait laissées pour le garder ; ils ajoutaient qu'on ne voyait pas au delà autant de morts qu'il devrait naturellement y en avoir, si tant de légions eussent été défaites.

L. Toutes ces circonstances firent soupçonner à Brutus le désastre de l'aile gauche : il laissa donc un corps suffisant de troupes pour garder le camp des ennemis, rappela ceux qui poursuivaient les fuyards, et les rallia pour aller au secours de Cassius. Ce général avait vu avec peine les troupes de Brutus fondre impétueusement sur les ennemis, sans attendre ni le mot ni l'ordre de l'attaque ; et il ne fut pas moins mécontent de voir qu'après s'être emparées du camp de César, elles n'avaient songé qu'à le piller, au lieu d'aller envelopper les ennemis ; et par le temps qu'il perdit à considérer leurs fautes, plutôt que par l'activité et la capacité des généraux, il donna à l'aile droite de César la facilité de l'envelopper lui-même. Aussitôt sa cavalerie se débanda, et s'enfuit vers la mer. Cassius, voyant l'infanterie se préparer à la suivre, s'efforça de la retenir et de la rallier ; il prit l'enseigne d'un des officiers qui fuyaient, et la planta à terre à ses pieds, sans pouvoir empêcher la fuite de ses propres gardes. Forcé donc de s'éloigner, il se retira, suivi de très peu de monde, sur une éminence d'où l'on découvrait toute la plaine. Mais il ne pouvait rien voir lui-même de ce qui se passait ; il avait la vue si faible, qu'il apercevait à peine le pillage de son camp. Ceux qu'il avait avec lui virent s'avancer un gros de cavalerie : c'était celle que Brutus lui envoyait ; et Cassius la prit pour celle des ennemis qui venait à sa poursuite. Il dépêcha cependant un de ses officiers, nommé Titinnius, pour s'en assurer. Les cavaliers de Brutus l'ayant reconnu pour un des plus fidèles amis de Cassius, jettent des cris de joie ; ses amis, mettant pied à terre, le reçoivent au milieu d'eux et le comblent de caresses ; les autres l'entourent à cheval avec des cris de victoire, et font retentir toute la plaine du bruit de leurs armes.

LI. Ces démonstrations de joie devinrent très funestes : Cassius ne douta pas que Titinnius ne fût enveloppé par les ennemis. «Trop d'attachement pour la vie, dit-il à ceux qui l'environnaient, m'a fait attendre de voir un homme que j'aime enlevé par les troupes ennemies». En disant ces mots, il se retire dans une tente abandonnée, où il entraîne un de ses affranchis, nommé Pindarus, que, depuis la défaite de Crassus chez les Parthes, il avait eu toujours à sa suite pour une semblable nécessité. Il avait échappé à la défaite de Crassus : mais alors, se couvrant la tête de sa robe, il tendit la gorge à son affranchi, et lui commanda de lui trancher la tête ; car on la trouva séparée de son corps. Pindarus ne reparut plus depuis la mort de Cassius ; ce qui fit soupçonner à quelques personnes qu'il l'avait tué sans en avoir reçu l'ordre. Peu de temps après on vit arriver cette cavalerie, précédée par Titinnius, qui, la tête couronnée, avait pris les devants pour rejoindre plus tôt Cassius ; mais lorsque les cris, les gémissements et le désespoir de ses amis lui eurent fait connaître la mort de son général et la cause de son erreur, il tira son épée, et, après s'être fait à lui-même les plus vifs reproches de sa lenteur, il se tua.


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(44)  Ile de la mer Egée, au-dessous de la Thrace.

(45)  Il se réunit au mont Pangée, dans un lieu qui porte le même nom de Symbolum, entre Philippes et Néapolis. Dion. liv. XLVII, chap. XXXV.

(46)  C'était aussi le sentiment de César, au rapport de Suétone, dans sa vie, chap. LXVII. Nous avons vu aussi dans la vie de Sertorius, chap. XVI, qu'il gagna la confiance et l'amitié des Espagnols, en leur donnant avec profusion de l'or et de l'argent pour dorer leurs casques et enrichir leurs boucliers. Mais Mithridate pensait tout autrement; et Plutarque a dit de ce prince, dans la vie de Lucullus, chap. XI, qu'instruit par ses malheurs, il réduisit l'appareil fastueux de son armée à des forces réelles : il retrancha ces armes enrichies d'or et de pierreries, qui sont le prix du vainqueur, et non 1a force de ceux qui les portent. Ce n'était pas non plus le sentiment de ces Romains dont Tite-Live parle, liv. IX, chap. XL. Au reste, c'est aux hommes de guerre à décider la question.

(47)  Dion, qui rapporte ces prodiges, liv. XLVII, chap. XL, dit seulement qu'un soldat qui portait une Victoire tomba en marchant ; il ne dit pas qu'elle fût d'or, ni que ce fût la Vicfoire de Cassius.

(48)  Le texte est équivoque ; on ne voit pas clairement si le lendemain est le jour de la naissance de Cassius ou de Messala : le dernier sens parait le plus vraisemblable. Cassius, sombre comme il était, ne songeait guère à donner un souper le lendemain ; et c'est plutôt Messala qui, selon l'usage des Romains, invitait ses amis à venir célébrer l'anniversaire de sa naissance. Si c'était Cassius qui eût prié Messala, alors il serait mort le jour anniversaire de sa naissance, comme Pompée et Attalus : mais il serait étonnant que Plutarque, qui, dans la vie de Camille, a cité les exemples de personnes célèbres mortes à pareil jour que celui de leur naissance, n'eût pas rapporté celui de Cassius.

(49)  Au lieu de Lacédémoniens, M. Dacier traduit Macédoniens, sans avertir sur quoi il fonde ce changement de texte. Sa correction cependant paraît assez vraisemblable : la Macédoine était très voisine du champ de bataille, et avait d'ailleurs plus de rapports avec les Romains que Lacédémone.

(50)  Il y a dans le texte, César : mais Xylandre avait fait le changement, que j'ai suivi avec tous les autres interprètes.