[César seul maître de Rome]

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LXII. Ce fut la dernière guerre de César, et le triomphe qui la suivit affligea plus les Romains que tout ce qu'il avait pu faire précédemment ; c'était, non pour ses victoires sur des généraux étrangers ou sur des rois barbares qu'il triomphait, mais pour avoir détruit et éteint la race du plus grand personnage que Rome eût produit, et qui avait été lu victime des caprices de la fortune. On ne lui pardonnait pas de triompher ainsi des malheurs de sa patrie, et de se glorifier d'un succès que la nécessité seule pouvait excuser, et devant les dieux, et devant les hommes, d'autant que jusqu'alors il n'avait jamais ni envoyé de courriers, ni écrit de lettres au sénat, pour annoncer les victoires qu'il avait remportées dans les guerres civiles ; il avait toujours paru rejeter une gloire dont il était honteux. Cependant les Romains pliaient sous l'ascendant de sa fortune, et se soumettaient au frein sans résistance : persuadés même qu'ils ne pourraient plus se relever de tous les maux qu'avaient causés les guerres civiles que sous l'autorité d'un seul, ils le nommèrent dictateur perpétuel. C'était reconnaître ouvertement la tyrannie, puisque à l'autorité absolue et indépendante de la monarchie on ajoutait l'assurance de la posséder toujours. Les premiers honneurs que Cicéron avait proposés au sénat de lui décerner étaient dans les bornes d'une grandeur humaine ; mais d'autres y en ajoutèrent de si immodérés, en disputant à l'envi qui lui en prodiguerait le plus, que, par ces distinctions excessives et déplacées, ils le rendirent odieux et insupportable aux personnes même du naturel le plus doux. Aussi croit-on que ses ennemis ne contribuèrent pas moins que ses flatteurs à les lui faire décerner, pour se préparer plus de prétextes de l'attaquer un jour, en paraissant en avoir les motifs les plus graves et les plus légitimes ; car il faut avouer que, les guerres civiles une fois terminées, il se montra depuis irréprochable dans sa conduite.

LXIII. Ce fut donc une justice que les Romains lui rendirent, lorsqu'ils ordonnèrent que, pour consacrer sa douceur dans la victoire, on bâtirait en son honneur un temple à la Clémence. En effet, il avait pardonné à la plupart de ceux qui avaient porté les armes contre lui ; il donna même à quelques-uns d'entre eux des dignités et des emplois, en particulier à Brutus et à Cassius, qu'il nomma tous deux préteurs. Il ne vit pas même avec indifférence qu'on eût abattu les statues de Pompée, et il les fit relever. «César, dit à ce sujet Cicéron, en relevant les statues de Pompée, a affermi les siennes». Ses amis lui conseillaient de prendre des gardes pour sa sûreté, et plusieurs même d'entre eux s'offraient à lui en servir. Il le refusa constamment, et leur dit qu'il valait mieux mourir une fois que de craindre continuellement la mort ; mais, persuadé que l'affection du peuple était la garde la plus honorable et la plus sûre dont il pût s'entourer, il s'appliqua de nouveau à gagner les citoyens par des repas publics, par des distributions de blé, et les soldats par l'établissement de nouvelles colonies. Les plus considérables furent Corinthe et Carthage : ainsi ces deux villes, qui avaient été prises et détruites en même temps, furent aussi rétablies et repeuplées ensemble (88). Il s'attira la bienveillance des grands en promettant aux uns des consulats et des prétures, en consolant les autres de leurs pertes par des charges et des honneurs, en donnant enfin à tous les plus belles espérances, et cherchant par là à rendre la soumission volontaire. Le consul Fabius Maximus mourut la veille de l'expiration de son consulat. César nomma Caninus Rébilius consul pour le seul jour qui restait ; et comme on allait en foule, suivant l'usage, chez le nouveau consul, pour le féliciter et l'accompagner au sénat, Cicéron dit plaisamment : «Hâtons-nous d'y aller, de peur qu'il ne sorte de charge avant qu'il ait pu recevoir notre compliment» (89).

LXIV. César se sentait né pour les grandes entreprises ; et loin que ses nombreux exploits lui fissent désirer la jouissance paisible du fruit de ses travaux, ils lui inspirèrent au contraire de plus vastes projets ; et flétrissant, pour ainsi dire, à ses yeux la gloire qu'il avait acquise, ils allumèrent en lui l'amour d'une gloire plus grande encore. Cette passion n'était qu'une sorte de jalousie contre lui-même, telle qu'il aurait pu l'avoir à l'égard d'un étranger ; qu'une rivalité de surpasser ses exploits précédents par ceux qu'il projetait pour l'avenir. Il avait formé le dessein de porter la guerre chez les Parthes, et il en faisait déjà les préparatifs. Il se proposait, après les avoir domptés, de traverser l'Hircanie, le long de la mer Caspienne et du mont Caucase ; de se jeter ensuite dans la Scythie, de soumettre tous les pays voisins de la Germanie, et la Germanie même ; et de revenir enfin en Italie par les Gaules, après avoir arrondi l'empire romain, qui aurait été ainsi de tous côtés borné par l'Océan. Pendant qu'il préparait cette expédition, il songeait à couper l'isthme de Corinthe ; il avait même chargé Aniénus (90) de cette entreprise, et de celle de creuser un canal profond qui commencerait à Rome même, et irait jusqu'à Circéum (91), pour conduire le Tibre dans la mer Terracine, et ouvrir au commerce une route plus commode et plus sûre jusqu'à Rome. Il voulait aussi dessécher les marais Pontins, dans le voisinage de Sétium, et changer les terres qu'ils inondaient en des campagnes fertiles, qui fourniraient du blé à des milliers de cultivateurs. Il avait enfin le projet d'opposer des barrières à la mer la plus voisine de Rome, en élevant sur les bords de fortes digues, et après avoir nettoyé la rade d'Ostie, que des rochers couverts par les eaux rendaient périlleuse pour les navigateurs, d'y construire des ports et des arsenaux, qui pussent contenir le grand nombre de vaisseaux qui s'y rendaient de toutes parts : mais ces grands ouvrages restèrent en projets.

LXV. Il fut plus heureux dans la réforme du calendrier : il imagina une correction ingénieuse de l'inégalité qui jetait dans le calcul des temps beaucoup de confusion ; et cette réforme, heureusement terminée, fut depuis d'un usage aussi commode qu'agréable (92). Les Romains, dans les premiers temps de leur monarchie, n'avaient pas même des périodes fixes et réglées pour accorder leurs mois avec l'année ; et il en résultait que leurs sacrifices et leurs fêtes, en reculant peu à peu, se trouvaient successivement dans des saisons entièrement opposées à celles de leur établissement. Bien plus, au temps de César, où l'année solaire était seule en usage, le commun des citoyens n'en connaissait pas la révolution ; les prêtres, qui seuls avaient la connaissance des temps, ajoutaient tout à coup, sans qu'on s'y attendît, un mois intercalaire, qu'ils appelaient Mercédonius, que le roi Numa avait imaginé (93) ; mais qui n'était qu'un faible remède, dont l'effet avait peu d'influence sur les erreurs qui, comme on l'a dit dans la vie de ce prince, avaient lieu dans le calcul de l'année. César ayant proposé cette question aux plus savants philosophes et aux plus habiles mathématiciens de son temps, publia, d'après les méthodes déjà trouvées, une réforme particulière et exacte, dont les Romains font encore usage, et qui prévient une partie des erreurs auxquelles les autres peuples sont sujets, sur l'inégalité qui a lieu entre les mois et les années. Cependant ses envieux, et ceux qui ne pouvaient souffrir sa domination, en prirent sujet de le railler. Cicéron, si je ne me trompe, ayant entendu dire à quelqu'un que la constellation de la Lyre se lèverait le lendemain : «Oui, dit-il, elle se lèvera par édit» ; comme si ce changement même n'avait été reçu que par contrainte (94).

LXVI. Mais la haine la plus envenimée des Romains contre lui et la véritable cause de sa mort vinrent du désir qu'il eut de se faire déclarer roi. De là naquit l'aversion que le peuple lui porta toujours depuis, et le prétexte le plus spécieux pour ses ennemis secrets d'exécuter leur mauvais dessein. Ceux qui voulaient l'élever à la royauté semaient dans le public que, d'après un oracle des livres sibyllins, les Parthes ne seraient soumis par les armées romaines que lorsqu'elles seraient commandées par un roi ; que, sans cela, elles n'entreraient jamais dans leur pays. Un jour qu'il revenait d'Albe à Rome, ces mêmes personnes osèrent le saluer du nom de roi. César, qui s'aperçut du trouble que ce titre excitait parmi le peuple, fit semblant d'en être offensé et dit qu'il ne s'appelait pas roi, mais César. Ce mot fut suivi d'un silence profond de la part de tous les assistants, et César suivit son chemin d'un air triste et mécontent. Un autre jour que le sénat lui avait décerné des honneurs extraordinaires, les consuls et les préteurs, suivis de tous les sénateurs, se rendirent sur la place, où il était assis dans la tribune, pour lui faire part du décret. Il ne daigna pas se lever à leur arrivée ; et leur donnant audience comme aux plus simples particuliers, il leur dit qu'il fallait diminuer ses honneurs plutôt que de les augmenter. Le sénat ne fut pas plus mortifié de cette hauteur que le peuple lui-même, qui crut voir Rome méprisée dans ce dédain affecté pour les sénateurs ; tous ceux qui n'étaient pas obligés par état de rester s'en retournèrent la tête baissée, et dans un morne silence. César s'en aperçut et rentra sur-le-champ dans sa maison ; là, se découvrant la poitrine, il criait à ses amis qu'il était prêt à la présenter au premier qui voudrait l'égorger. Enfin, il s'excusa sur sa maladie ordinaire, qui, disait-il, ôte à ceux qui en sont attaqués l'usage de leurs sens, quand ils parlent debout devant une assemblée nombreuse ; saisis d'abord d'un tremblement général, ils éprouvent des éblouissements et des vertiges qui les privent de toute connaissance. Mais cette excuse était fausse, car il avait voulu se lever devant le sénat : mais il en fut empêché par un de ses amis, ou plutôt par un de ses flatteurs, Cornélius Palbus, qui lui dit : «Oubliez-vous que vous êtes César ? et voulez-vous rejeter les honneurs qui sont dus à votre dignité ?»

LXVII. Après avoir ainsi mécontenté tous les ordres de la ville, il fit encore aux tribuns du peuple un outrage sanglant. On célébrait la fête des Lupercales, qui, selon plusieurs écrivains, fut anciennement une fête de bergers, et a beaucoup de rapport avec la fête des Lyciens en Arcadie (95). Ce jour-là, les jeunes gens des premières maisons de Rome, et la plupart des magistrats, courent nus par la ville, armés de bandes de cuir qui ont tout leur poil, et dont ils frappent, en s'amusant, toutes les personnes qu'ils rencontrent. Les femmes même les plus distinguées par leur naissance vont au-devant d'eux, et tendent la main à leurs coups, comme les enfants dans les écoles ; elles sont persuadées que c'est un moyen sûr pour les femmes grasses d'accoucher heureusement et, pour celles qui sont stériles, d'avoir des enfants. César assistait à cette fête, assis dans la tribune sur un siège d'or, et vêtu d'une robe de triomphateur. Antoine, en sa qualité de consul, était un de ceux qui figuraient dans cette course sacrée. Quand il arriva sur la place publique, et que la foule se fut ouverte pour lui donner passage, il s'approcha de César et lui présenta un diadème enlacé d'une branche de laurier. Cette tentative n'excita, qu'un battement de mains faible et sourd, qui avait l'air de venir de gens apostés ; César repoussa la main d'Antoine, et à l'instant tout le peuple applaudit, Antoine lui présenta une seconde fois le diadème, et très peu de personnes battirent des mains ; César le repoussa encore, et la place retentit d'applaudissements universels. Convaincu, par cette double épreuve, des dispositions du peuple, il se lève, et donne ordre qu'on porte ce diadème au Capitole. Quelques jours après, on vit ses statues couronnées d'un bandeau royal : deux tribuns du peuple, Flavius et Marcellus, allèrent sur les lieux, et arrachèrent ces diadèmes. Les premiers qu'ils rencontrèrent de ceux qui avaient salué César roi, ils les firent arrêter et conduire en prison. Le peuple suivait ces magistrats en battant des mains et les appelait des Brutus, parce que anciennement Brutus avait mis fin à l'autorité monarchique, et transféré le pouvoir souverain des rois au sénat et au peuple. César, transporté de colère, priva les tribuns de leur charge, et en se plaignant d'eux publiquement il ne craignit pas d'insulter le peuple lui-même en les appelant, à plusieurs reprises, des brutes et des cuméens (96).


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(88)  Diodore de Sicile, de Virtut. et vitiis, p. 591 ; Strabon, liv. VIII, p. 381 ; et Pausanias, liv. II, chap. 1, sont d'accord avec Plutarque par rapport à Corinthe ; mais Carthage ne fut rétablie que par Auguste ; elle avait été détruite par le dernier Scipion l'Africain ; et Corinthe, par Mummius, cent quarante-quatre ans avant JC.

(89)  Cicéron fit plusieurs autres railleries sur le compte de ce consul d'un jour : «Nous avons, dit-il, un consul si vigilant, qu'il n'a pas fermé l'oeil de tout son consulat... Nous avons eu un consul d'une extrême sévérité, et d'une censure si rigide, que personne, sous son consulat, n'a ni dîné, ni soupé, ni dormi».

(90)  La plupart des interprètes ont cru voir dans le texte le nom de l'Anio, aujourd'hui le Tévérone, fleuve d'Italie, mais il se jette dans le Tibre, à trois mille pas environ au-dessus de Rome. Le canal dont parle Plutarque ne pouvait donc pas prendre le Tibre et l'Anio à la ville de Rome. D'ailleurs le nom grec de ce dernier fleuve n'est pas celui que Plutarque emploie ici ; et en supposant qu'il en eût changé la terminaison, les mots suivants du texte ne se prêtent point du tout à l'interprétation qu'on leur donne. M. Dusoul pense donc qu'il faut joindre le nom d'Aniénus, qu'on prend pour la rivière d'Anio, avec la phrase précédente, et l'entendre de la personne que César avait chargée de l'exécution de son projet : j'ai adopté cette correction, qui seule présente un sens raisonnable. Un peu plus bas, il est question de marais voisins de Nomentum et de Sétium. Si on consulte Strabon, liv. V, p. 231, et Suétone, in Caes. cap. XLIV, on reconnaîtra que c'est Pomentium et Sétia qu'il faudrait lire ; mais Plutarque ne parle point de ville ; on trouve bien la ville de Sétia, et non pas celle de Pomentium. Puisqu'il ne s'agit ici que de marais dans ce canton de la campagne de Rome, où est aujourd'hui Terracine, il faut l'entendre des marais Pontins que César se proposait de dessécher ; ouvrage exécuté depuis par Auguste, qui réunit ces eaux stagnantes dans un canal de quinze milles de long ; il commençait au marché d'Appius, et finissait au temple de Féronie.

(91)  Circéum était une ville des Volsques dans le Latium, près de Terracine, et sur les marais Pontins ; elle est détruite aujourd'hui. Ostie, dont il est parlé plus bas, est à l'embouchure du bras gauche du Tibre, divisé en cet endroit par une petite île.

(92)  Voyez, sur cette réforme du calendrier par César, ce qui a été dit dans les notes sur la vie de Numa (note 84). Il sera bon, pour mieux connaître les avantages de cette réforme, de reprendre à la note 81.

(93)  Dans la vie de Numa, ce mois est nommé Mercédinus. Voyez ce que nous en avons dit (note 83).

(94)  C'est ainsi que les meilleures choses exposent souvent au ridicule et au blâme. César commençait à être odieux aux Romains, et ils prenaient en mauvaise part tout ce qu'il faisait. Cette raillerie eût moins étonné de la part d'un vulgaire ignorant ; mais on est surpris de voir Cicéron se la permettre, lui qui, ayant traduit les Phénomènes d'Aratus, devait être mieux instruit qu'un autre du désordre de l'ancien calendrier.

(95)  L'origine de cette fête, les différentes étymologies qu'on en donne, et les usages qu'on y pratiquait, ont été déjà expliqués dans la vie de Romulus (note 75).

(96)  Les habitants de Cumes, en Eolie, passaient pour des gens grossiers et stupides. Voyez Strabon, liv. XIII, p. 622. Lucien fait aussi allusion à cette stupidité des Cuméens in Pseudologista, t.III, p. 164.