Etude sur Salluste par M. Charpentier (éd. 1865)

On regrette, en lisant Tite-Live, de n'avoir sur ce grand écrivain que très peu de renseignements. On aimerait à connaître plus intimement l'homme dont l'âme sympathique et généreuse, s'identifiant avec les antiques vertus romaines, les a si bien peintes qu'il a dû les porter en lui-même, digne de cette liberté qu'il a célébrée alors même qu'elle n'était plus. On éprouve, à l'égard de Salluste, un sentiment tout contraire : on voudrait ne rien savoir de lui ; il plairait de penser que celui qui, dans ses écrits et parfois hors de propos, s'est montré moraliste si sévère (1), a pratiqué ou du moins n'a pas publiquement outragé cette morale qu'il préconise si éloquemment : il est si doux d'estimer l'écrivain que l'on admire ! malheureusement il n'en est point ainsi. Les détails abondent sur la vie de Salluste ; lui-même a pris soin de ne pas nous les épargner, et le contraste qui existait entre la gravité de ses écrits et la licence de ses moeurs révolta ses contemporains, et lui suscita une foule d'ennemis, de qui nous tenons la plupart des mémoires qui nous restent sur son compte ; satires passionnées sans doute, mais qui contiennent des faits dont la plupart n'ont malheureusement jamais été démentis. Il est donc facile de parler de Salluste, et le président de Brosses l'a fait longuement ; nous serons plus court et n'en dirons que ce qui, dans l'homme, se rapporte à l'historien ; car c'est l'historien surtout que nous nous proposons d'examiner.

C. Sallustius Crispus naquit à Amiterne, ville du pays des Sabins, l'an de Rome 668 (87 avant J. C), sous le septième consulat de Marius. Son père, comme plus tard le père d'Horace, le fit élever à Rome, mais avec moins de précaution sans doute et moins de vigilante sollicitude ; car bientôt il s'y livra à tous les désordres qui, déjà, régnaient dans cette capitale du monde, où dominaient le luxe et la corruption. Aussi prodigue de son bien que peu scrupuleux sur les moyens de se procurer de l'argent, Salluste aurait, dit-on, été contraint de vendre la maison paternelle du vivant même de son père, qui en serait mort de chagrin ; fait qui ne paraîtra guère vraisemblable à qui sait ce qu'était chez les Romains la puissance paternelle. Mais le plaisir ne lui fit point oublier l'étude, et, tandis que son coeur prit toute la mollesse de la cité corrompue où il avait passé ses premières années, son esprit retint toute l'austérité du sauvage et dur climat sous lequel il était né. «Il eut toujours, dit le président de Brosses, des lumières très justes sur le bien et sur le mal». C'est ainsi que, quelque dépravé qu'il pût être, il eut du moins, à vingt-deux ans, le bon esprit de ne pas se jeter, comme tant d'autres jeunes gens dont il partageait les dérèglements, dans la conspiration de Catilina. Entrant dans la route qu'à Rome il fallait nécessairement prendre pour arriver aux honneurs, Salluste embrassa la carrière du barreau, mais sans beaucoup d'ardeur, ce semble ; du moins il ne paraît pas qu'il s'y soit distingué.

La littérature grecque, et dans cette littérature, l'histoire, la politique, furent ses principales études. Dédaignant, il nous l'apprend lui-même (2), la chasse, l'agriculture et les autres exercices du corps, il ne s'occupa qu'à fortifier, par la lecture et la méditation, la trempe naturellement vigoureuse de son esprit. Il avait eu pour guide dans ses premières études et il conserva toujours pour conseil et pour ami (3) Atéius Pretextatus, rhéteur athénien, qui lui-même avait pris le surnom de philologue et qui tenait, à Rome, une école très fréquentée.

Lorsqu'il fut en âge de briguer les charges publiques, Salluste parvint à la questure, à quelle époque, on ne le sait pas précisément. Si ce fut dès sa vingt-septième année, âge fixé par les lois, ce dut être l'an 696, sous le consulat de Lucius Calpurnius Pison et de Caesonius Gabinius, l'année même de l'exil de Cicéron et du tribunat de Clodius. C'était pour la république un temps de troubles et de malheurs. Le triumvirat de Pompée, César et Crassus avaient paralysé la marche régulière du gouvernement et comme suspendu la constitution romaine. Aux scènes tumultueuses qui avaient amené l'exil du père de la patrie succédèrent les rixes non moins déplorables qui provoquèrent son rappel. Clodius et Milon, démagogues également violents dans des causes différentes, présidaient à ces luttes sanglantes. Ce fut dans ces circonstances que Salluste arriva au tribunat, l'an de Rome 701, plus heureux en ceci que Caton, qui, dans le même temps, sollicita, sans les obtenir, plusieurs dignités, contraste que Salluste ne manque pas de relever à son avantage : «Que l'on considère, dit-il, en quel temps j'ai été élevé aux premières places et quels hommes n'ont pu y parvenir». Salluste épousa les haines et les affections de Clodius, son ami intime ; il trempa dans toutes ses intrigues, dans tous ses désordres publics. Outre son amitié pour Clodius, Salluste avait une raison particulière de haïr Milon, auquel il avait fait, comme époux, un de ces outrages et dont il avait reçu un de ces châtiments qu'il est également difficile d'oublier. Surpris en conversation criminelle avec la belle Fausta, épouse de Milon et fille du dictateur Sylla, il avait été rudement fustigé et mis à contribution pour une forte somme. Tribun du peuple, Salluste se montra, presque en toute occasion, l'ennemi de Pompée et le soutien des mauvais citoyens ; conduite coupable qu'il expia à la fin par un juste châtiment. L'an 704, les censeurs Appius Pulcher et L. Calpurnius Pison l'exclurent du sénat, à cause de ses débauches.

Une révolution l'avait rejeté hors de la vie politique, une révolution l'y ramena. César, après la conquête des Gaules, allait s'armer contre le sénat ; son camp était l'asile de tous les séditieux, de tous les mécontents : Salluste devait naturellement s'y rendre ; le parti de César, c'était son ancien parti, le parti populaire vers lequel il avait toujours incliné ; déjà même, étant tribun, il s'était montré dévoué à César ; il en fut donc bien accueilli. Bientôt il fut nommé questeur et rentra dans le sénat, deux ans après en avoir été banni. Pendant que César allait combattre Pompée en Grèce, Salluste resta en Italie, occupé des fonctions de sa charge, «dans l'exercice de laquelle, si l'on en croit un témoignage suspect, il ne s'abstint de vendre que ce qui ne trouva point d'acheteur (4)». De retour à Rome, l'an 708, César éleva Salluste à la préture. Salluste avait alors quarante ans. L'année suivante, il se maria avec Térentia, épouse divorcée de Cicéron. Longtemps Térentia avait exercé sur son premier mari une autorité despotique ; mais, las enfin de son caractère altier, de sa dureté envers sa propre fille et de ses prodigalités, Cicéron avait pris le parti de la répudier : «Au sortir d'une maison où elle aurait dû puiser la sagesse dans sa source la plus pure, elle n'eut pas honte d'aller se jeter dans les bras de Salluste, ennemi de son premier époux». Cette réflexion est de saint Jérôme. Successivement épouse de Cicéron, de Salluste, elle se remaria ensuite au célèbre orateur Messala Corvinus, ayant eu cette singulière fortune d'être la femme des trois plus beaux génies de son siècle. Elle n'en resta pas là cependant ; ayant survécu à ce troisième mari, elle épousa en quatrièmes noces Vibius Rufus, et ne mourut, selon Eusèbe, qu'à l'âge de cent dix-sept ans.

Lorsque César se disposait à aller combattre en Afrique les restes du parti de Pompée, Salluste reçut l'ordre de conduire au lieu du débarquement la dixième légion et quelques autres troupes destinées pour cette expédition. Mais, arrivés sur le bord de la mer, les soldats refusèrent d'aller plus loin, demandant leur congé et les récompenses que César leur avait promises. Salluste fit, pour les ramener à leur devoir, de vains efforts et pensa être victime de leur fureur ; il fallut pour apaiser cette révolte tout l'ascendant de César. Salluste suivit César en Afrique en qualité de propréteur, et fut par lui chargé de s'emparer, avec une partie de la flotte, des magasins de l'ennemi dans l'île de Tercine, mission dans laquelle il réussit pleinement, il amena bientôt à son général, dont l'armée manquait de toute espèce de provisions, une grande quantité de blé. Après la victoire de Tapsus, Salluste obtint, avec le titre de proconsul, le gouvernement de la Numidie. Il commit dans sa province les plus violentes exactions ; c'est ce qui fait dire à Dion Cassius : «César préposa Salluste, de nom au gouvernement, mais de fait à la ruine de ce pays». En effet, parti de Rome entièrement ruiné, Salluste y revint en 710 avec d'immenses richesses. Toutefois les Africains ne le laissèrent pas d'abord jouir tranquillement du fruit de ses déprédations ; ils vinrent à Rome l'accuser ; mais il fut absous par César, auquel il abandonna des sommes considérables.

La mort de César termina la carrière politique de Salluste. Possesseur d'une grande fortune, il ne songea plus désormais qu'à passer, au sein des richesses, une vie voluptueuse et tranquille. Du fruit de ses rapines, il fit construire sur le mont Quirinal une magnifique habitation et planter des jardins vantés par les anciens comme la plus délicieuse promenade de Rome : la place qu'ils occupaient est aujourd'hui encore appelée les Jardins de Salluste. L'on a, dans les différentes fouilles qui y ont été faites, trouvé une grande partie de ces belles antiques qui attestent la perfection de l'art chez les anciens. Là, Auguste donnait ces fêtes des douze Dieux que Suétone a décrites ; là Vespasien, Nerva, Aurélien fixèrent leur résidence habituelle. Salluste avait en outre acheté de vastes domaines et la belle maison de César, à Tibur. Ainsi Salluste passa les neuf dernières années de sa vie entre l'étude, les plaisirs et la société de gens de lettres illustres ; chez lui se rassemblaient Messala Corvinus, Cornélius Nepos, Nigidius Figulus, et Horace, qui commençait à se faire connaître.

Salluste mourut l'an 718, sous le consulat de Cornificius et du jeune Pompée, dans la cinquante et unième année de sa vie. Il ne laissa pas d'enfants, mais seulement un fils adoptif, petit-fils de sa soeur. Il y eut à la cour d'Auguste un homme qui aurait pu partager avec Mécène ou lui disputer la faveur du prince. Semblable en plus d'un point à Mécène, comme lui il dissimulait, sous des apparences efféminées, la vigueur de son âme et l'activité d'un esprit supérieur aux plus grandes affaires. Modeste, fuyant l'éclat des honneurs, ainsi que Mécène encore, il ne voulut pas s'élever au-dessus de l'ordre des chevaliers et refusa la dignité de sénateur. Mais il surpassa bientôt par son crédit la plupart de ceux que décoraient les consulats et les triomphes. Tant que vécut Mécène, ce courtisan habile et discret eut la seconde place, puis bientôt la première dans les secrets des empereurs ; tout-puissant auprès de Livie, qui l'avait porté à la faveur, il reconnaissait ce service en défendant ses intérêts dans les conseils du prince. Ressemblant en ceci encore à Mécène, que, à la fin de sa vie, il conserva plutôt les apparences de l'amitié du prince qu'un véritable pouvoir (5). Ce confident d'Auguste, ce second Mécène, ce fut Caius Sallustius Crispus, le neveu de l'historien, l'héritier de sa fortune et de ses magnifiques jardins. Ainsi, comme César, Salluste ne se survécut que dans son neveu !

Nous avons retracé la vie de Salluste, il nous faut maintenant examiner ses ouvrages ; et, après l'homme, considérer l'historien.

Nous avons vu que la carrière politique de Salluste avait été interrompue par plusieurs disgrâces ; ces disgrâces servirent son talent : son génie a profité des châtiments mêmes que méritaient ses vices. En 704, il est exclu du sénat ; dans sa retraite forcée, il écrit la Conjuration de Catilina ; envoyé en Numidie, il se fait l'historien du pays dont il avait été le fléau. La Guerre de Jugurtha est de 709 ; les Lettres à César sur le gouvernement de la république avaient été écrites, la première avant le passage de César en Grèce, en 705 ; la seconde, l'année suivante.

Ce sont ces ouvrages que nous allons examiner ; mais auparavant il ne sera pas inutile de jeter un coup d'oeil sur ce qu'avait été l'histoire romaine jusqu'au moment où Salluste la prit pour la porter à une hauteur qui n'a point été dépassée.

Rome eut de bonne heure l'instinct de sa grandeur et le sentiment de son éternité. Aussi, dès les premiers temps, s'occupa-t-elle de fixer, par quelques monuments grossiers mais solides, livres auguraux, livres des auspices, livres lintéens, livres des magistrats, livres pontificaux (6), le souvenir des événements qui la devaient conduire à la conquête du monde : elle gravait son histoire naissante sur la pierre des tombeaux et sur l'airain des temples. Quand les lettres commencèrent à pénétrer dans l'Italie, le génie romain s'éveilla tout d'abord à l'histoire. Une première génération d'historiens parut. Mais alors il se produisit un fait assez singulier et qui pourrait nous surprendre, si nous n'avions dans notre littérature un fait analogue. Les premiers historiens de Rome, Fabius Pictor, Lucius Cincius et plusieurs autres écrivirent en grec (7) ; c'est ainsi que chez nous longtemps l'histoire s'écrivit en latin, et cela non seulement au moyen âge, mais au seizième siècle même, quand nous avions eu les Villehardoin, les Joinville, les Froissart. Il ne faut pas s'en étonner : une langue, alors même qu'elle paraît formée, n'est pas propre encore à porter le poids de l'histoire ; sa jeunesse peut convenir aux chroniques, aux mémoires ; il faut pour l'histoire sa maturité. Caton l'Ancien inaugura pour la littérature romaine cette ère de l'histoire nationale, écrite en latin avec quelque éclat, comme il avait inauguré celle de l'éloquence. Sur les traces de Caton parurent L. Calpurnius Piso, C. Fannius, L. Caelius Antipater, faibles et maigres annalistes plutôt qu'historiens, et que Cicéron estimait médiocrement (8). Au temps de Sylla, il se fit dans l'histoire, comme dans le reste de la littérature, un mouvement remarquable, une espèce d'émancipation. Ecrite jusque-là par des patriciens ou du moins par des hommes libres, elle le fut pour la première fois par un affranchi, L. Otacilius Pilitus : autre ressemblance avec nos vieilles chroniques, qui, rédigées d'abord par des ecclésiastiques et dans les monastères comme les fastes romains l'étaient dans les temples, ne le furent que plus tard par des laïques. Une nouvelle génération d'écrivains s'éleva ; mais, c'est Cicéron encore qui nous le dit, elle ne fit que reproduire l'ignorance et la faiblesse de ses devanciers. Sisenna seul faisait pressentir Salluste.

Pourquoi l'histoire, à Rome, a-t-elle ainsi été en retard sur l'éloquence ? Il faut sans doute attribuer cette infériorité de l'histoire à la langue elle-même, qui n'avait pas encore acquis la régularité, la force, la gravité, la souplesse nécessaires à l'histoire. On conçoit que, maniée chaque jour à la tribune et par les esprits les plus puissants, la langue oratoire ait de bonne heure reçu de ces luttes de la parole et du génie un éclat, une vigueur, une abondance que ne lui pouvait donner le lent exercice de la composition, qui convient à l'histoire. L'insuffisance de la langue, c'est donc là une première cause de l'infériorité de l'histoire relativement à l'éloquence ; ce n'en est pas la seule. Théocratique et patricienne à sa naissance, Rome conserva soigneusement ses traditions religieuses et politiques. Ecrire l'histoire fut un privilège et presque un sacerdoce dont les pontifes et les patriciens voulurent, aussi longtemps qu'ils le purent, rester en possession, comme ils l'étaient de la religion et du droit. Le jour où, sous Sylla, une main d'affranchi tint ce burin de l'histoire que jusque-là des mains nobles avaient seules tenu, ce jour-là ne fut pas regardé comme moins fatal que celui où, par l'indiscrétion d'un Flavius, d'un scribe, avait été révélé le secret des formules. Il y eut enfin à ce retard de l'histoire une dernière cause et non moins profonde.

L'histoire ne se fait pas aussi simplement qu'on pourrait le croire. Le nombre, la grandeur, la variété des événements, y sont sans doute indispensables ; ils en sont l'élément principal, la matière : ils n'en sont pas la condition même et la vie. Les événements qui souvent semblent, isolés et détachés les uns des autres, se succéder sans se suivre, ont une relation étroite, un enchaînement rigoureux, un ensemble et une unité qui en sont le secret et la lumière. Les contemporains voient bien les faits, mais ils ne les comprennent pas toujours et ne peuvent pas les comprendre ; il leur faut, à ces faits, pour éclater dans toute leur vérité, un certain jour, un certain lointain et comme la profondeur même des siècles : avant Salluste cette perspective manquait aux historiens, et Salluste même ne l'a pas tout entière. Il l'a bien senti ; aussi n'a-t-il pas cherché à faire ce qu'il n'aurait pu bien faire ; il n'a pas entrepris d'écrire la suite de l'histoire romaine, mais des fragments de cette histoire, carptim : c'était montrer un grand sens. Cette histoire romaine, comment aurait-on pu l'écrire autrement que par morceaux détachés ? elle n'était pas achevée encore : à ce grand drame, qui commence aux rois, se continue par les tribuns, se poursuit entre les Gracques et le sénat, entre Marius et Sylla, un dernier acte manquait ; Salluste l'avait entrevu dans César, mais il ne devrait être complet que dans Auguste. Pour écrire en connaissance de cause l'histoire de la république, il fallait avoir assisté à sa chute : ce fut la fortune et la tristesse de Tite-Live ; de même, Tacite n'a-t-il pu écrire l'histoire de l'empire que quand, les Césars épuisés, la vérité si longtemps outragée, pluribus modis infracta, reprit enfin ses droits sous la dynastie Flavienne, nunc demum redit animus. Pousserai-je ces considérations plus loin, et dirai-je que de nos jours non plus l'histoire de nos deux derniers siècles ne se peut écrire ? nous connaissons l'exposition, le noeud ; le dénoûment, nous ne l'avons pas encore.

Revenons à la Conjuration de Catilina, à laquelle ceci était un préambule nécessaire.

L'Histoire de la conjuration de Catilina fut, nous le savons, le coup d'essai de Salluste ; aussi la critique a-t-elle pu justement y relever quelques défauts, soit pour la composition, soit même pour le style. Je ne parle pas de la préface, sur laquelle nous reviendrons, mais du lieu commun fort long qui suit la préface et forme comme un second avant-propos. Sans doute il n'était pas hors de raison que Salluste, ayant à nous raconter la tentative audacieuse de Catilina, remontât aux causes qui avaient pu la rendre possible ; mais il le devait faire avec beaucoup plus de rapidité. Tacite, lui aussi, se proposant d'écrire l'histoire des empereurs, veut d'abord expliquer comment la république avait pu être remplacée par l'empire ; mais avec quelle précision et quelle exactitude tout ensemble il le fait ! Une page lui suffit à retracer toutes les phases politiques de Rome, depuis son origine jusqu'à Auguste : c'est là le modèle, trop souvent oublié, qu'il faut suivre. Ce préambule est donc un défaut dans la composition de Catilina. On a fait à Salluste de plus graves reproches : on l'a accusé d'injustice envers Cicéron ; d'une espèce de connivence à l'égard de César ; et, qui le croirait ? d'un excès de sévérité à l'égard de Catilina.

L'antiquité nous a légué un monument de cette haine de Cicéron et de Salluste, dans deux déclamations que chacun d'eux est censé adresser au sénat contre son adversaire. S'il est prouvé que ces deux pièces furent composées dans le temps même où vécurent ces deux personnages, il n'est pas moins certain qu'ils n'en sont pas les auteurs. Ouvrage d'un rhéteur, on les attribue communément, à Vibius Crispus, et, avec plus de vraisemblance, à Marcus Porcius Latro, qui fut l'un des maîtres d'Ovide. Mais, tout apocryphes qu'elles sont, elles n'en attestent pas moins l'inimitié réciproque de ces deux personnages.

Salluste n'aimait donc pas Cicéron ; cette haine a-t-elle altéré en lui l'impartialité de l'historien ? Je ne le pense. L'éloge qu'il fait de Cicéron est sobre assurément ; cette épithète d'excellent consul ne caractérise guère les grands services rendus à la république par Cicéron, et j'avoue que les Catilinaires sont un utile contrôle et un indispensable complément du Catilina. Mais cette justice, toute brève qu'elle est, suffit, à la rigueur ; on y peut entrevoir une réticence peu bienveillante, mais non un manque de fidélité historique. Il ne faut pas, d'ailleurs, oublier que Salluste n'écrit pas l'histoire du consulat de Cicéron, mais la conjuration de Catilina ; et, dans son dessein, Cicéron n'est que sur le second plan. Toutefois, même avec cette réserve, il faut reconnaître qu'à l'égard de Cicéron Salluste aurait pu être plus explicite, et qu'en même temps qu'il taisait, autant qu'il était en lui, la gloire du consul, il jetait un voile complaisant sur la part que César avait prise à la conspiration ; d'une part, retranchant de la harangue de Caton les éloges que celui-ci avait donnés à Cicéron (Velleius nous l'apprend), et de l'autre, supprimant les reproches que (Plutarque nous le dit) il adressait à César, qui, par une affectation de popularité et de clémence, compromettait la république et intimidait le sénat.

Avare de louanges pour Cicéron, Salluste a-t-il été trop sévère pour Catilina ? Nul, dans l'antiquité, n'avait songé à lui adresser ce reproche ; mais nous sommes dans un temps de réhabilitations, et Catilina a eu la sienne, qui lui est venue de haut et de loin. On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène : «Aujourd'hui, 22 mars 1822, l'empereur lisait dans l'Histoire romaine la conjuration de Catilina ; il ne pouvait la comprendre telle qu'elle est tracée. Quelque scélérat que fût Catilina, observait-il, il devait avoir un objet ; ce ne pouvait être celui de gouverner Rome, puisqu'on lui reprochait d'avoir voulu y mettre le feu aux quatre coins. L'empereur pensait que c'était plutôt quelque nouvelle faction à la façon de Marius et de Sylla, qui, ayant échoué, avait accumulé sur son chef toutes les accusations banales dont on les accable en pareil cas». Cet éclaircissement que Napoléon désirait sur Catilina, deux historiens ont essayé de le donner (9).

Mais, nous le dirons : leurs raisons ou plutôt leurs hypothèses ne nous ont point convaincu. Catilina a eu, avec ses vices et ses crimes, quelque générosité et quelque grandeur d'âme : soit ; Salluste a recueilli sur lui et sur ses complices quelques bruits populaires et qui ne soutiennent pas la critique, et que d'ailleurs il ne donne que pour des bruits : je le veux ; Cicéron s'est laissé entraîner à quelques exagérations oratoires ; l'on a ajouté aux projets réels de Catilina tous ceux dont on charge les vaincus ; on lui a prêté des crimes gratuits ; eh bien, quand nous accorderions tout cela, et, avec l'histoire, nous ne l'accordons pas, la base même de la conjuration ne serait pas ébranlée ; il n'en resterait pas moins prouvé que Catilina avait résolu le bouleversement de la république sans autre but que le pillage, sans autres moyens que le meurtre et l'assassinat. Cela surprend, et cela est la vérité cependant : Catilina avait formé le projet de mettre Rome à feu et à sang, et il l'avait formé sans un de ces desseins qui certes ne justifient pas, mais qui expliquent les grands attentats, sans un but déterminé, uniquement pour se sauver ou périr dans le naufrage de Rome : conspirateur vulgaire et n'ayant guère de l'ambition que l'audace sans le génie. Non, Catilina n'a pas été calomnié ; s'il l'eût été, comment se fait-il que Salluste, l'ennemi de l'aristocratie et l'ennemi personnel de Cicéron, ait parlé de lui et des siens dans les mêmes termes qu'en a parlé Cicéron ? Mais, dit on, s'il eût réussi, il aurait été loué comme César l'a été : cette supposition n'est malheureusement que trop probable, mais elle ne change pas la question. Vainqueur de la liberté publique et glorifié, Catilina n'en serait pas moins coupable : le succès n'absout pas.

Relevant Catilina, il fallait bien un peu rabaisser Cicéron. Cicéron est un peureux et un glorieux qui s'est exagéré et a grossi le péril, pour se donner plus de mérite à l'avoir conjuré : en réalité, son héroïsme lui a peu coûté ; la conjuration avait plus de surface que de profondeur (10). Pauvre Cicéron ! inquiet et malheureux vieillard, dirai-je avec Pétrarque, je te reconnais ! entre Catilina et César, tu as été sacrifié : tel est le sort de la modération. Ainsi ne pensait pas de toi Rome, quand elle te salua du nom mérité de père de la patrie ; ainsi n'en pensait pas celui-là même qui, infidèle à la reconnaissance, t'abandonna au ressentiment d'Antoine ; ainsi n'en penseront pas tous ceux qui aiment encore l'éloquence, la vertu, la liberté.

Outre ces reproches particuliers de prévention à l'égard de Catilina, de réticence envers Cicéron, on a critiqué dans son ensemble même l'ouvrage de Salluste. La Conjuration de Catilina manquerait de réalité et de vie ; elle n'aurait rien qui caractérisât particulièrement la situation de Rome au moment où elle a éclaté : abstraite, en quelque sorte, des temps et des lieux, elle serait un drame plus qu'une histoire. Que Salluste ait omis certains détails qu'aime et recherche l'exactitude moderne ; qu'il n'ait pas suffisamment fait connaître toutes les causes qui ont préparé cette conjuration, je n'en disconviens pas ; mais assurément ni la vie ni la réalité ne manquent à son ouvrage, qui est un début, il est vrai, mais le début d'un maître.

La Guerre de Jugurtha, moins connue que la Conjuration de Catilina, qui longtemps lui a été préférée, est remise aujourd'hui à la place qui lui appartient, au-dessus du Catilina.

Ce n'est pas qu'on n'en ait aussi blâmé la préface, et même plus généralement ; mais, ce reproche écarté (nous l'examinerons en même temps que celui qui a été fait à la préface du Catilina), on s'accorde à louer également et la composition et le style de cet ouvrage. Ici évidemment Salluste est plus à l'aise. Il a, outre son expérience d'écrivain, la liberté même de son sujet, qui n'est plus l'histoire contemporaine. Aussi, dès le début, quelle franche allure et quel éclat ! quelle vive et rapide narration ! Combien les portraits déjà si vigoureusement tracés dans le Catilina sont ici d'une touche plus ferme encore et plus hardie ! combien les contrastes sont mieux ménagés ! Dans le Catilina, rien n'adoucit la sombre figure du conspirateur et n'égaye la tristesse du sujet. Ici, au contraire, quelle opposition habile entre Jugurtha, dont l'a-bition ardente ne recule devant aucun forfait, et cet Adherbal si doux, si accommodant, si craintif ! Avec quel art Salluste ne fait-il pas ressortir le caractère des divers personnages qu'il met en scène ! ici, le prince du sénat Scaurus, chez qui la hauteur patricienne cache une cupidité trop savante pour se monter facile ; là, le tribun Memmius, qui aime le peuple, mais qui hait encore plus la noblesse ; plus loin, le prêteur L. Cassius, le seul Romain que Jugurtha ne puisse mépriser. Et, dans ces portraits et ces contrastes, que de nuances délicates, de gradations heureuses ! Quand Metellus paraît sur la scène, l'historien le met tout d'abord sur le premier plan ; sur le second, Marius, lieutenant soumis et dévoué ; mais du moment où, dans Utique, Marius a été, devant les autels des dieux, chercher des présages favorables à son élévation prochaine, il devient le principal personnage : le voilà enfin consul malgré Metellus. Mais, questeur de Marius, Sylla arrive à l'armée ; c'est à lui que Bocchus livrera Jugurtha : Marius dès lors est effacé, et Metellus vengé. Salluste ne pénètre pas moins profondément les ressorts secrets qui font agir les personnages. Avec quelle vérité il nous peint toutes les incertitudes, toute la mobilité, toutes les variations, toute la perfidie du roi Bocchus ! «incertain s'il doit livrer son gendre à Sylla ou Sylla à son gendre, partagé entre les plus inquiétantes perplexités, il promet à Sylla, il promet à Jugurtha ; décidé seulement à trahir, il ne retrouve le calme que lorsque le moment décisif arrivé le force à choisir entre ces deux perfidies (11)

Cependant tout habiles, tout frappants que sont ces contrastes, ce n'est pas ce qui, dans le Jugurtha, m'intéresse le plus. Au fond de cette histoire de Jugurtha, derrière ce drame qui se joue en Afrique, il y a une autre action dont, à y bien regarder, la guerre contre Jugurtha n'est qu'un acte et comme un épisode. Le véritable noeud et l'inévitable dénoûment de cette tragédie africaine, n'est pas à Cyrta, mais à Rome. En fait, ce n'est pas Metellus ou Marius qui sont aux prises avec Jugurtha, c'est le peuple et l'aristocratie. Aussi, en même temps qu'il nous décrit avec une rare exactitude, avec une rapidité entraînante, les événements militaires qui, sur le sol d'Afrique, semblent rendre la fortune indécise entre Jugurtha et les généraux romains, Salluste sait-il, par un art admirable, retenir ou ramener continuellement nos regards sur Rome ; il en représente les luttes intérieures, ces discordes du peuple et de la noblesse, cette soif des richesses, cette vénalité de tous les ordres, qui, mieux que ses ruses et son indomptable courage, soutiennent et enhardissent Jugurtha.

Si, pour la composition, la Jugurthine est bien supérieure à la Catilinaire, elle ne l'est pas moins pour le style. Dans la Catilinaire, la plume résiste quelquefois ; elle manque de souplesse et de naturel : le style a de l'apprêt ; mais, dans la Jugurthine, le grand écrivain se montre tout entier. «Les masses du style y sont en général moins détachées, moins en relief ; tout est lié, nuancé, fondu avec un art d'autant plus louable, qu'il est moins apparent. Les portraits y sont encadrés et développés avec moins de faste et d'affectation (12)».

Maintenant que nous avons examiné les deux chefs-d'oeuvre de Salluste, la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha, que faut-il penser des deux préfaces qui leur servent d'introduction ? Je le sais : l'opinion générale les condamne, et elle les peut condamner à deux titres : au nom de l'art, au nom de la morale ; au nom de l'art, comme un préambule déplacé, qui ne conduit pas à l'ouvrage et n'y tient pas ; au nom de la morale, comme hypocrisie de l'homme vicieux qui se couvre du langage et du masque de la vertu. Examinons-les donc à ce double point de vue. On passe plus volontiers condamnation sur la préface du Catilina ; et, en effet, si elle ne se rattache pas étroitement à l'ouvrage, elle n'a pas la prétention d'y servir d'introduction ; c'est tout simplement un avant-propos, une confidence que l'auteur fait au lecteur sur les motifs qui l'ont déterminé à écrire, sur les dispositions qu'il y veut apporter ; une digression aussi, si l'on veut, sur l'étude, une espèce de profession de foi littéraire enfin, qui, considérée à part de l'ouvrage, comme elle le doit être, non seulement n'a rien qui choque le goût, mais qui au contraire charme et plaît par un certain abandon et des détails que l'on regrette de ne pas trouver plus souvent dans les auteurs anciens. Combien ne serait-on pas heureux que Tacite nous eût ainsi mis dans le secret de son âme et de ses pensées ! Il est moins facile, je l'avoue, de justifier le préambule du Jugurtha. C'est évidemment, dit-on, un morceau déplacé, une pièce à effet où, sans nécessité aucune, Salluste se met en scène, et où, en se faisant à contre-temps moraliste, il ne blesse pas seulement le goût, il ment encore à la vérité, et veut se donner le masque de vertus qu'il n'a pas ; comme Sénèque, qui écrivait sur la pauvreté avec un stylet d'or, il prêche la morale au milieu des richesses, fruit de ses déprédations. Sans doute mieux vaut quand l'exemple vient à l'appui du précepte ; mais de ce qu'un homme qui n'est pas précisément vertueux préconise la vertu, de ce qu'un concussionnaire loue la pauvreté, faut-il conclure nécessairement que ses éloges sont une hypocrisie ? ne serait-il pas aussi juste d'y voir un hommage rendu à la vertu, au désintéressement, une expiation morale en quelque sorte, au lieu d'un mensonge, l'aveu que si l'on n'a pas fait le bien, on en sent le prix et la beauté ? Hélas ! les hommes sont moins méchants qu'ils ne sont faibles, moins fourbes qu'ils ne sont inconséquents ; le :

Video meliora proboque. Détériora sequor,

c'est à tous, plus ou moins, notre devise ; c'était celle de Salluste : «Il louait dans les autres ce qu'on ne pouvait louer en lui. En s'éloignant de la pratique de la vertu, il en conservait le souvenir et l'estime, et il n'était pas du moins arrivé à l'excès de dérèglement où tombent ceux qui, non seulement suivent le vice, mais l'approuvent et le louent (13)».

D'ailleurs, qu'on y fasse attention : de quoi est-il question dans le préambule de Jugurtha ? est-ce bien précisément un lieu commun de morale qu'y développe Salluste ? Non ; c'est encore un retour sur lui-même ; il y expose simplement cette thèse : que l'intelligence est supérieure au corps, que les dons de l'esprit et de l'âme valent mieux, sont plus durables que les jouissances matérielles. Eh ! mon Dieu ! après tout Salluste ne dit guère là que ce qu'il éprouvait, ce qu'il pensait ! Ce fut en effet le caractère de Salluste de conserver au milieu de l'amour des plaisirs le goût de l'étude, et les vives clartés de l'intelligence dans la corruption du coeur. Salluste ne se ment point à lui-même et ne cherche pas à mentir à la postérité. C'est dans le silence de l'étude, dans le calme de la retraite, dans la satiété des plaisirs et le vide qu'ils laissent dans l'âme, que, seul avec lui-même, dans un de ces dégoûts qu'amènent l'âge et la réflexion, Salluste, dans un monologue mélancolique auquel il admet le lecteur, fait, involontairement plutôt que par artifice, cet aveu qu'au-dessus des richesses, au-dessus des jouissances du corps, il y a quelque chose de supérieur et d'immortel, l'intelligence et la vertu. Pourrions-nous lui en savoir mauvais gré ? Pourquoi ne croirions nous pas à sa sincérité, sinon à la sincérité de l'homme, du moins à celle de l'artiste, qui dans sa facilité d'émotion pense ce qu'il écrit, au moment du moins où il l'écrit ? Séparez ce morceau de l'ouvrage ; regardez-le comme une page détachée des mémoires de Salluste, et non comme la première de Jugurtha, ce sera peut-être encore une faute, mais une faute heureuse.

Après les deux préfaces du Catilina et du Jugurtha, ce que la critique, et la critique ancienne surtout a blâmé dans Salluste, ce sont les harangues. Selon Sénèque le rhéteur, si on les lit, c'est uniquement en faveur de ses histoires (14). Avant lui, un grammairien, Cassius Severus, avait avancé qu'il en était des harangues de Salluste comme des vers de Cicéron ou de la prose de Virgile (15) ; enfin Quintilien semble se ranger à cet avis, en conseillant aux orateurs de ne pas imiter la brièveté de Salluste (16). J'avoue que les habitudes de pensée et de style de Sallustene sont pas précisément celles qui conviennent le mieux à l'éloquence ; Quintilien observe justement que le style rapide et coupé qui domine dans ses compositions oratoires n'est pas celui qu'il faut au barreau, et il fait aux orateurs un précepte de ne le pas suivre. J'accepte donc, dans une certaine mesure, le reproche adressé à ces harangues : oui, elles n'ont pas l'abondance, l'éclat, le mouvement des discours de Tite-Live ; mais, dénuées de naturel dans la forme, elles sont vraies dans le fond. Assurément Marius n'eût pas donné à ses phrases la précision savante que leur donne Salluste, mais des pensées que lui prête l'historien, des sentiments qu'il lui fait exprimer, il n'eût rien désavoué. Aux paroles de Catilina, on reconnaît le tribun, ami de Clodius. Un reproche plus sérieux a été fait à Salluste, ainsi qu'à Tite-Live, sur l'excessive longueur de leurs harangues ; et ce reproche, ce sont deux historiens, Trogue Pompée et Vopiscus, qui le leur ont adressé (17). Il vaut d'être examiné.

Les harangues sont-elles un hors-d'oeuvre dans les grands historiens de l'antiquité ? Telle est, en d'autres termes, la question qui se cache sous l'observation de Trogue Pompée, reproduite par Vopiscus.

Il y a, il faut le reconnaître, dans l'usage que les historiens font des harangues directes comme un luxe d'éloquence scolastique que n'accepte guère notre goût moderne, un de ces mensonges de l'art que, jusqu'à un certain point, la raison peut blâmer. Mais, ceci une fois accordé, la vérité, une vérité profonde, est au fond de ces harangues. On s'est de nos jours beaucoup attaché à mettre dans l'histoire ce que l'on en appelle la philosophie. Je le sais, mais il me semble que ce n'est pas là une découverte absolument nouvelle, et que ce que nous cherchons, ce que nous croyons avoir créé, les anciens l'avaient bien un peu rencontré et connu ; le mot, si je ne me trompe, est plus nouveau que la chose. Que sont, en effet, les harangues dans les historiens de Rome et d'Athènes ? Est-ce simplement une occasion et un exercice d'éloquence, de vaines et oiseuses pièces de rhétorique qui se puissent sans inconvénient retrancher ou ajouter, des morceaux de rapport nullement nécessaires à l'harmonie et au jeu de l'ensemble, au développement des caractères, à l'exposition des événements, à la gradation de l'intérêt historique ? Si c'étaient là, en effet, la nature et la condition des harangues, elles ne seraient pas seulement un hors-d'oeuvre frivole, un accessoire déplacé, elles seraient un embarras et un grave défaut. Heureusement il n'en va pas ainsi. Les harangues dans les historiens sont, pour ainsi parler, la maîtresse pièce de leurs ouvrages ; elles préparent, développent et résument tour à tour le sens des événements et le caractère des personnages ; elles montrent les mobiles divers qui les font agir et tous les secrets ressorts des révolutions politiques. Toutes ces harangues que se sont permises les historiens anciens ne peuvent-elles pas être considérées, à la forme près, comme de véritables digressions raisonnées, comme des développements d'observations qu'ils n'ont pas craint de répandre dans leurs histoires, qu'ils en ont même regardées comme des parties essentielles et qui en forment à la fois les points les plus lumineux et les plus beaux ornements (18) ? Les réflexions que l'historien n'a point mises dans le cours de la narration, qu'elles eussent interrompue, ou qu'il n'y a que discrètement répandues, pour n'en point ralentir ou suspendre la marche, il les presse ici, les condense, les rapproche pour en faire jaillir la lumière sur les faits qui, sans elles, resteraient obscurs.

Ainsi présentées, ces réflexions ont un grand avantage : elles parlent elles-mêmes, si je puis ainsi dire, au lieu d'être énoncées par la bouche de l'historien. Comme sur la scène, les personnages dans leurs discours se livrent sans y penser au spectateur ; ils sont vivants et animés ; ils se meuvent et agissent, et nous donnent ainsi des événements une explication naturelle et dramatique, un sens simple et vrai, bien au-dessus des sentences que l'historien pourrait développer pour son propre compte : il y a donc là une réelle et profonde philosophie de l'histoire.

Tel est l'intérêt, telle est la légitimité des harangues dans les historiens anciens. Veut-on juger mieux encore de leur utilité et de leur importance et s'assurer avec quel art les historiens ont su les rattacher aux événements qu'ils racontent et en faire la préparation, le lien tout ensemble et le résumé de leurs récits ? Qu'on les enlève, ces harangues, de la place qu'elles occupent, et à l'instant tous les faits perdront leur intérêt, leur sens avec leur unité ; ils se détacheront les uns des autres, se succéderont sans se suivre, anneaux brisés d'une chaîne que rien ne retient plus. Ce n'est pas tout ; faites sur les harangues la même épreuve, et vous aurez un résultat tout contraire. Séparées des récits qui y mènent, elles formeront encore une oeuvre complète où tout se tient et s'enchaîne, où les événements se déroulent avec ordre, avec clarté, avec intérêt. Je ne sais rien de la conjuration de Catilina, de la guerre de Jugurtha, et je lis les harangues que Salluste prête à Catilina et à Marius ; et, après les avoir lues, si je puis regretter quelques détails, quelques faits secondaires de ces deux grands événements, pour les causes mêmes qui les ont amenés, pour les passions et les intérêts divers des personnages, il ne me manquera rien. Ainsi donc, dans les harangues se trouvent réunis la beauté de la forme, l'unité historique, l'art avec la vérité.

J'ai excusé les préfaces de Salluste et cherché à imputer à bonne intention l'éloge qu'il y fait des vertus antiques ; je ne m'en dédis pas, mais si quelque chose pouvait me faire changer d'opinion, ce seraient les deux Lettres sur le gouvernement adressées à César. Salluste n'est plus ici cet historien austère que nous avons vu ; c'est un flatteur habile, un partisan de la tyrannie. Il y a toutefois entre ces deux lettres, composées, nous l'avons dit, à un certain intervalle l'une de l'autre, une différence qu'il est bon de remarquer. Quand la première fut écrite, la lutte entre César et la république était encore indécise ; aussi Salluste y conseille-t-il la modération. Dans la seconde, il tient un tout autre langage ; il y appelle la rigueur des lois au secours de la réforme des moeurs du peuple romain ; il veut faire de César l'oppresseur du parti vaincu ; on y sent l'emportement de la victoire. De ces deux lettres, la première semble avoir pour but d'assurer la domination de César ; la seconde, de l'organiser : l'une est politique, l'autre est morale ; toutes deux contiennent d'ailleurs de belles idées, un sens profond, une connaissance parfaite des causes qui ont amené la chute de la république, et même quelques conseils auxquels le dictateur ne dédaigna pas de conformer sa conduite. Ces lettres sont donc comme la première assise de cet édifice dont César jetait les fondements : l'empire commençait. La république était-elle condamnée à périr ; et, en admettant qu'elle fût incapable de vivre, un citoyen, si grand qu'il fût, avait-il le droit de la renverser ! Cette révolution a-t-elle été un bienfait, une satisfaction et un soulagement pour l'univers sur lequel pesait une aristocratie insolente, puissante pour le mal, impuissante pour le bien ; faut-il saluer dans l'avènement de l'empire la naissance d'un pouvoir dont l'action unique et supérieure assurait aux peuples le repos avec l'égalité, et qui, étendant à toutes les nations ce droit de cité auparavant si restreint, a préparé, dans la paix romaine, la formation d'un nouveau monde ? On pourrait pencher à ce sentiment. Mais, d'un autre côté, en voyant, sous les empereurs, l'esprit se retirer du monde, la raison s'affaiblir, Ia dignité humaine se dégrader, l'empire lui-même s'abîmer sous les hontes, les folies, les cruautés du despotisme, et la civilisation aboutir par la servitude à la barbarie, on se prend à regretter cette liberté qui donnait aux âmes de l'énergie, de la grandeur aux caractères, de l'activité aux intelligences, à la parole une tribune, et qui, pendant tant de siècles, fit, avec la prospérité de Rome, sa gloire au dedans, sa force au dehors.

Mais ces Lettres sur le gouvernement sont-elles véritablement de Salluste ? question par où j'aurais dû commencer. La majorité des commentateurs s'est prononcée pour lui ; deux seuls ont protesté, et, le dirai-je ? j'inclinerais à leur opinion. Quoi qu'il en soit, peut-être ne faudrait-il pas, comme on l'a fait quelquefois, donner à ces lettres une trop grande importance historique. Démagogue furieux, tribun turbulent, devenu le flatteur de César, quelle créance pourrait d'ailleurs mériter Salluste ?

Dans l'intervalle qui s'écoula depuis l'an 710 jusqu'à sa mort, Salluste composa deux derniers ouvrages, l'Histoire de Rome depuis la mort de Sylla et la Description du Pont-Euxin. De ce dernier ouvrage il ne nous reste rien ; nous avons de la grande histoire des fragments précieux, recueillis, classés avec autant de soin que de discernement par le président de Brosses, mais d'après lesquels nous ne pouvons apprécier le travail de Salluste : matière de regrets, plutôt que texte de jugement.

Cette revue des ouvrages de Salluste achevée, nous devons, pour la couronner, recueillir, peser les jugements qui ont été portés sur lui par les anciens et par les modernes : les critiques d'abord, puis les éloges.

Ce qu'on lui a d'abord reproché, c'est son obscurité, son affectation à employer, à rajeunir de vieux termes, et ce reproche, ce n'étaient pas des hommes médiocres qui le lui adressaient ; c'était Auguste, juge habile des écrivains de son temps, Asinius Pollion, d'un goût si fin et si délicat ; c'était le maître même de Salluste, ce Pretextatus que nous connaissons ; c'est enfin Quintilien (19) qui nous a conservé cette épigramme sur l'auteur du Jugurtha :

Et verba antiqui multum furate Catonis,
Crispe, jugurthinae conditor historiae.

Tous juges compétents, auxquels on peut joindre l'empereur Adrien, rhéteur couronné, espèce de Frédéric II, dont le goût bizarre n'admirait dans Salluste que l'affectation du vieux langage, et à qui même il préférait pour cette raison l'historien Célius.

A ces critiques adressées à Salluste, il en est une que l'on voudrait n'y pas ajouter : c'est celle de Tite-Live. Tite-Live reproche à Salluste les emprunts que, dans sa grande histoire surtout, il avait faits à Thucydide, et, selon lui, Salluste avait gâté tout ce qu'il avait pillé. Qu'est-ce qui a pu inspirer à Tite-Live cette remarque peu obligeante ? Y faut-il voir une injustice de l'esprit de parti, Salluste ayant été pour César, Tite-Live pour Pompée ? ou bien le sentiment peu honorable d'une rivalité jalouse ? Je ne sais ; peut-être tout simplement un goût littéraire différent : Tite-Live et Salluste se ressemblent si peu ! Il ne faut pas toujours prendre pour envie les oppositions des grands esprits entre eux et le jugement qu'ils portent les uns des autres. Corneille a pu dire à Racine avec une entière bonne foi «qu'il avait un grand talent pour la poésie, mais qu'il n'en avait point pour la tragédie» ; c'était en lui erreur, mais non malveillance ; et, à son tour, tout en admirant Corneille, Voltaire a pu relever ses défauts et ses incorrections ; non toutefois peut-être sans un peu de cette humeur dont Tite-Live n'a pas non plus été exempt à l'égard de Salluste. Quoi qu'il en soit, en résumant ces jugements divers sur Salluste, ils se réduisent à ceci : archaïsme et imitation.

Le reproche d'archaïsme fait à Salluste porte en quelque sorte sur deux points : on le condamne au nom du goût ; on le condamne aussi au nom de la sincérité, si je puis ainsi parler ; on veut qu'en affectant d'employer les expressions et les tours de l'ancienne langue latine, Salluste ait eu l'intention de se donner par là un vernis d'antique rigidité, une apparence de moralité qu'il n'avait pas. Je ne crois guère à cette hypocrisie de Salluste sous forme littéraire. Cette recherche des tours et des expressions d'un autre âge était tout simplement en lui une affaire de goût particulier, semblable à ce retour qui, sous Marc-Aurèle, se fit dans les esprits vers l'ancienne littérature, et dont nous avons, dans les lettres de Fronton, de curieux témoignages ; c'était aussi l'influence du pays où il était né. La Sabine était une rude contrée et qui communiquait aux esprits quelque chose de l'âpreté de ses montagnes : Varron a, comme Salluste, quelque chose d'inculte, et qui tient plus de la langue de Caton que de celle de Cicéron.

Cependant, il est vrai, Salluste a imité Caton ; cette imitation s'explique assez naturellement. Caton est le seul, nous l'avons vu, qui, avant Salluste, eût dans ses Origines, imprimé à l'histoire un cachet profond d'originalité (20). C'est lui qui, le premier, précurseur de Plutarque, a raconté l'histoire nationale en vue de l'histoire grecque, en vue de l'histoire romaine, opposant la gloire du peuple romain à celle de ses rivaux. Le seul fragment un peu étendu qui nous soit parvenu de son ouvrage retrace le dévouement d'un tribun romain et de ses braves compagnons d'armes, que l'auteur compare à Léonidas et à ses trois cents Spartiates (21) ; dans un autre passage, cité par Cicéron (22), Caton avait mis en parallèle les plus célèbres constitutions de la Grèce et celle de Rome. On conçoit donc que Salluste ait dû profondément étudier Caton et que, dans ce commerce assidu avec lui, il se soit teint de ses couleurs ; qu'il en ait emprunté certains tours et certaines expressions, la rudesse et la forme sentencieuse ; mais, en ce faisant, Salluste n'a rien fait que de légitime et de nécessaire.

Il ne le faut pas oublier : la langue latine, la langue de l'histoire surtout, s'est formée lentement et difficilement; elle s'est formée, comme tout à Rome s'est formé, par un travail opiniâtre, par des conquêtes successives ; elle n'est pas née spontanément comme en Grèce ; elle n'a pas eu cet heureux épanouissement et cette vigoureuse beauté d'une langue primitive. Longtemps les expressions savantes, les nuances fines et légères, ont manqué aux écrivains latins, parce qu'ils n'avaient pas et la délicatesse des sentiments et ce tact exquis qui saisit et exprime les mouvements intérieurs de l'âme : la langue morale, la plus déliée, la plus profonde de toutes les expressions du coeur humain, est aussi la dernière à naître et à grandir. C'est à la créer, à la développer chez les Romains que Salluste s'est surtout attaché. Mais pour cela Caton lui était d'un faible secours, il s'est donc adressé ailleurs, il s'est adressé à Thucydide.

Jusqu'à quel point cette imitation de Thucydide aurait-elle été un plagiat ? Pour répondre à cette question, la pièce principale du procès nous manque, car nous n'avons que de rares fragments de la grande histoire de Salluste, où se trouvaient, dit-on, ces emprunts maladroits qui étaient presque des larcins. Mais, si nous ne la possédons plus, cette histoire, nous avons Thucydide ; or, franchement, à part quelques pensées, quelques tours qu'il en a tirés, en quoi Salluste est-il la copie de Thucydide ? Tous deux, il est vrai, se ressemblent par la concision, par la profondeur un peu obscure de la pensée ; tous deux aiment le relief de l'expression et la recherche du tour ; mais c'est là une conformité naturelle de leurs esprits : ils se sont rapprochés parce qu'ils se ressemblaient ; Thucydide a pu avertir Salluste de son génie ; ce génie, égal au sien, il ne l'a pas fait ; singulier imitateur que quelques-uns, à tort, selon moi, préfèrent à l'original ! «Bien que le principal mérite de Thucydide, dit Sénèque le Rhéteur, consiste dans la brièveté, Salluste le surpasse encore sur ce point et l'a vaincu en quelque sorte sur son propre terrain. Quelque précise que soit la phrase de l'auteur grec, on peut, sans en altérer le sens, en ôter quelque chose, mais, dans Salluste, supprimez un mot, et le sens est détruit». Salluste, tout en imitant, a donc été original ; il a poli et enrichi la langue latine et mérité cet éloge que lui donne un grammairien, d'avoir été un créateur : Verborum novator.

Voilà pour les critiques ; quant aux éloges, ils abondent. Velleius Paterculus (23) met Salluste au niveau de Thucydide et au-dessus de Tite-Live ; Tacite se fait gloire de l'imiter, et le déclare le plus brillant auteur des annales romaines (24) ; Quintilien le place sur la même ligne que Thucydide ; il l'appelle historien d'un ordre plus élevé ; c'est, dit-il, avoir profité que de pouvoir le comprendre (25) ; Martial met Salluste au-dessus de toute comparaison :

Hic erit, ut perhibent doctorum corda virorum, Primus romana Crispus in historia.

Tels sont, en mal et en bien, les jugements des anciens sur Salluste. Les modernes s'y sont en général tenus, penchant du reste du côté de l'éloge plutôt que vers celui du blâme. Le blâme cependant s'est rencontré. Un savant, Gruter, a contesté à Salluste cette brièveté que tous les anciens ont louée en lui (26). Selon Gruter, on pourrait, qui le croirait ! retrancher au moins cinquante mots dans chacune des pages de Salluste, sans que le sens fût altéré ; et, par un éloge qui revient presque à la critique de Gruter, Jules Scaliger, de paradoxale mémoire, a donnée Salluste la qualification du plus nombreux des historiens. Une critique attentive a vu aussi «quelquefois percer l'affectation dans ces incises si rapides et si vigoureuses, dans ces traits si tranchants et si heurtés que poursuit sans cesse le génie ardent de Salluste» ; mais Lamothe-Levayer, Saint-Evremont, s'accordent à reconnaître dans Salluste un écrivain de génie, et semblent, comme les anciens, le préférer à Tite-Live et à Tacite, ainsi qu'on l'a fait plus récemment. «Salluste, dit M. Dussault, est l'écrivain le plus précis, le plus concis qu'ait produit la littérature latine, sans en excepter Tacite lui-même. Son goût est plus pur que celui de l'historien des empereurs, son expression plus franche, sa pensée plus dégagée de toute subtilité». Si cette préférence donnée à Salluste était simplement une affaire de goût, nous n'aurions rien à dire ; on peut en effet, selon le tour de son esprit, préférer Salluste à Tite-Live ou à Tacite, mais nous craignons que la supériorité attribuée à Salluste sur ses rivaux par le critique que nous venons de nommer ne soit pas purement une impression littéraire.

Nous lisons dans la préface d'un traducteur de Tacite, à même d'être bien informé (il était neveu de M. Suard) : «Peu après la victoire d'Austerlitz, le 30 janvier 1806, l'Institut vint, ainsi que tous les corps de l'Etat, présenter à Napoléon un tribut d'hommages pour les victoires qui le rendaient maître de presque toute l'Europe ; Arnault, président de l'Académie française, lui dit, entre autres paroles : «Vos victoires ont chassé les barbares de l'Europe civilisée. Les lettres, sire, ne sont point ingrates envers vous. L'institut, en anticipant sur les éloges que l'histoire vous réserve, est, comme elle, l'organe de la vérité». Ce discours réveilla la susceptibilité de Napoléon ; il parla des historiens avec sa sagacité ordinaire, et en vint bientôt à Tacite ; puis, s'adressant à M. Suard, secrétaire perpétuel, il lui dit «qu'il devrait faire un commentaire sur Tacite, et rectifier les erreurs et les faux jugements de l'historien». M. Suard répondit : «que la renommée de Tacite était trop haute pour que l'on pût jamais penser à la rabaisser». Napoléon fut blessé aussi profondément que d'un trait de Tacite lui-même il chercha des commentateurs plus complaisants pour satisfaire son dépit contre le prince des historiens ; il choisit dans un journal célèbre une plume savante et dévouée ; l'article parut dans ce journal le 11 février de l'année 1806. Voici les paroles du journaliste.

«Nos écrivains philosophes, qui généralement méprisent assez les anciens, eurent pour Tacite une tendresse particulière. Sénèque et Tacite furent les objets de toute leur affection ; Tacite surtout fixa leur enthousiasme ; il devint pour eux le premier des écrivains ; ils le regardèrent comme le plus beau modèle que l'antiquité eût transmis à l'imitation des temps modernes. Pourquoi cette espèce d'engouement exclusif pour Tacite ? Pourquoi cette emphase avec laquelle on prononçait son nom ? Pourquoi ce culte voué à un seul écrivain de l'antiquité ? Il y a donc quelque chose de mystérieux dans le culte que nos écrivains philosophes avaient exclusivement voué à Tacite ? On se demande comment il se fait que ces grands contempteurs de l'antiquité aient choisi pour leur idole un auteur ancien, qu'ils aient pu se résoudre à appeler sur lui tous les respects, toute la vénération de leur siècle. L'idée qu'on se forme ordinairement de Tacite ajoute encore au mystère de cette espèce de religion : on se représente un écrivain excessivement grave et sévère, dont l'obscurité a quelque chose de sacré, dont l'intelligence est interdite aux profanes, dont tous les mots sont des sentences, et dont toutes les sentences sont des oracles. Cette physionomie de l'historien des empereurs, ce caractère qui le distingue, est une des raisons du choix que nos philosophes en ont fait pour le présenter à l'adoration publique ; un écrivain de génie, dont le style eût été simple, clair et naturel, n'aurait pas aussi bien servi leur enthousiasme ; il n'y a pas beaucoup de mérite à admirer ce que tout le monde entend ; il est même piquant de diffamer ce que tout le monde admire. L'engouement des adorateurs d'un écrivain tel que Tacite n'avait presque pas de juges : il eût fallu entendre cet auteur pour apprécier la mesure d'admiration qu'il mérite. La haine des tyrans qui semble avoir guidé la plume et enflammé le génie de Tacite, les peintures énergiques et sublimes de la cour des empereurs romains qui se trouvent dans ses admirables ouvrages, étaient de plus une recommandation bien forte pour lui, auprès d'un parti qui haïssait essentiellement l'autorité, et qui ne pouvait souffrir le frein du gouvernement ; ces pauvres philosophes étaient tourmentés d'un esprit de faction et de révolte qui puisait sans cesse dans les écrits de Tacite de nouveaux aliments (27)».

Dix jours après, le 21 février, l'auteur de l'article que nous venons de rapporter en partie s'attaquait encore à Tacite. Tacite était la préoccupation continuelle de Napoléon.

On lit dans l'Histoire du Consulat et de l'Empire : «Napoléon, devisant un jour sciences, littérature, histoire, dans les bosquets de la Malmaison, dit : «Tacite nous explique fort bien comment les Césars s'étaient rendus odieux par leurs débauches et par leurs cruautés. Mais d'où vient que ces empereurs étaient en même temps les idoles du peuple ? c'est ce que Tacite ne dit pas, et ce qu'il faudrait nous expliquer». Napoléon se trompait ; Tacite a fort bien dit et plus d'une fois ce qui faisait des empereurs les idoles du peuple. Dans le discours que Galba tient à Pison, il s'exprime ainsi : «Néron sera toujours regretté des mauvais citoyens, c'est à toi à faire en sorte qu'il ne le soit pas par les gens de bien». Paroles admirablement commentées par Montesquieu : «Le peuple de Rome, ce qu'on appelait plebs, ne haïssait pas les plus mauvais empereurs. Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause même de leur folie ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l'empire ; et quand elles étaient épuisées, le peuple voyait sans peine dépouiller toutes les grandes familles ; il jouissait des fruits de la tyrannie ; et il en jouissait purement, car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de bien ; ils savaient qu'ils n'en étaient pas approuvés. Indignés de la contradiction ou du silence d'un citoyen austère, enivrés des applaudissements de la populace, ils parvenaient à s'imaginer que leur gouvernement faisait la félicité publique, et qu'il n'y avait que des gens malintentionnés qui pussent le censurer (28)». A Sainte-Hélène même, Napoléon songeait encore à ce qu'il regardait comme une prévention de l'histoire à l'égard des empereurs romains : «En immolant César, Brutus ne voulut pas voir que son autorité était légitime, parce qu'elle était l'effet de l'opinion et de la volonté du peuple (29)». Napoléon avait tort de se faire ainsi l'apologiste des empereurs, et d'y chercher comme une origine et une justification ; par le génie, par la gloire, par le malheur noblement supporté, il est autant au-dessus d'eux qu'à d'autres égards il en diffère profondément quoi qu'il en soit, d'après ce que nous venons de rapporter, on peut croire que la supériorité donnée à Salluste sur Tacite par le critique officiel n'était peut-être pas entièrement désintéressée, et qu'un sentiment autre que celui du goût, s'il ne dictait son jugement, pouvait cependant l'altérer».

De nos jours, Tacite n'est guère plus heureux ; il vient de rencontrer un nouveau et éminent contradicteur, qui est en même temps un partisan de Salluste.

«La littérature latine ne possède aucun ouvrage qui renferme, sur l'état politique des Romains, les lumières qu'Aristote nous a données sur la république de Sparte, et Xénophon sur la république d'Athènes. Tacite est de tous les auteurs celui sur lequel on pourrait le plus compter, à cause de la trempe de son esprit sévèrement critique. L'entrée en matière de ses Annales fait espérer d'utiles révélations ; en quelques mots profonds et rapides, il montre le monde fatigué des guerres civiles, un besoin général de repos et de sécurité ; Auguste, maître de l'armée par ses largesses, du peuple par ses distributions, des nobles par ses faveurs, de tous par la douce tranquillité de son gouvernement ; enfin, la république s'effaçant peu à peu du souvenir d'une société qui, sous un sceptre protecteur, goûtait un repos dont elle avait été si longtemps privée. Ce tableau est d'une touche admirable. Il fait espérer que l'auteur, s'élevant à d'autres perspectives, éclairera de quelques traits lumineux les causes de cette décadence. Mais, il faut le dire, Tacite trompe ici notre attente. En général, Tacite, qui pénètre si avant dans le coeur humain, n'a pas la même portée pour sonder (quoiqu'il en ait la prétention) les plus hautes causes des événements. Son style ne cesse jamais d'être savant, pittoresque et viril ; mais son génie demeure trop étranger au progrès de la société romaine. Il saisit en philosophe le caractère des individus, il ne sait pas s'inspirer de la philosophie d'une époque. Prenons, par exemple, un passage célèbre de ses Annales, celui où il expose les vicissitudes de la législation romaine. Ce tableau est semé de traits brillants et profonds, et la verve de l'auteur lance avec vigueur des sarcasmes accablants. Mais tout cet art, il faut bien l'avouer, prête une enveloppe éloquente à de graves erreurs et à d'inconcevables préjugés. Tacite affirme, en effet, que la perfection de la législation romaine s'est arrêtée à la loi des Douze tables : Duodecim tabula finis sequi juris. Depuis, la décadence a tout envahi. N'espérons donc pas trouver dans Tacite le fil conducteur que nous cherchons. Un auteur qui croit que tout est mal à partir des Douze tables ne prouve rien autre chose, sinon qu'avec des dispositions misanthropiques, un homme de génie, grand peintre et moraliste intègre, peut manquer du tact si nécessaire à l'histoire (30)». Nous ne rechercherons pas si l'auteur du passage que nous citons a bien donné à la phrase de Tacite son vrai sens ce qui peut être contesté, et si l'historien des empereurs mente le reproche qui lui est fait, de n'avoir pas vu ces progrès du droit romain qui ne furent sensibles qu'assez longtemps après lui, et furent l'oeuvre du christianisme et non de l'empire ; nous n'avons voulu constater qu'une chose, à savoir, qu'aujourd'hui, comme au commencement du siècle, comme au temps des articles officieux ou officiels, le vent est aussi favorable à Salluste qu'il est contraire à Tacite. Nous concevons très bien, sans y acquiescer pour notre part, que l'on préfère Salluste à Tacite, et, nous le répétons, si cette préférence était uniquement littéraire, nous n'aurions rien à y voir : mais, ici encore, comme plus haut, en est-il bien ainsi ?

Laissons donc de côté ces considérations un peu étrangères à la littérature, et, abstraction faite des préoccupations contemporaines, cherchons quel est, parmi les historiens latins, le rang de Salluste ; mais, pour le comparer, il le faut définir.

Quand Salluste entreprit d'écrire l'histoire, la langue de l'histoire, nous le savons, n'était pas faite à Rome ; ce lui fut donc une nécessité de la créer. Cette nécessité s'accordait parfaitement avec la nature de son esprit. Salluste est avant tout un artiste en style ; il en a la passion en même temps que le sentiment ; il choisit, il façonne, il cisèle les mots : c'est le la Rochefoucauld de la langue latine. Mais ce soin minutieux a ses dangers. Continuellement occupé de donner du relief à l'expression, du trait à la pensée, de la concision à la phrase, Salluste n'évite pas toujours l'obscurité, la recherche, les chutes brusques et imprévues ; c'est le reproche que lui adressait Sénèque, qui se le fût justement appliqué. Ces scrupules dans Salluste ne s'arrêtent pas au style ; il les a également dans le choix et pour la forme de ses ouvrages. Ne pas tenter d'embrasser toute l'histoire romaine, dont il ne pouvait, au temps où il écrivait, avoir le dernier mot, c'était, nous l'avons dit, une preuve de grand sens dans Salluste ; mais il faut ajouter que c'était aussi un instinct éclairé du genre de son talent, plutôt profond qu'étendu, plus sobre que riche, plus fini que naturel. Dans ces tableaux détachés de l'histoire romaine, il peut plus facilement, jaloux qu'il est avant tout de l'effet de l'ensemble, plus que de l'exactitude des détails, composer les faits, placer les personnages, ménager les nuances, préparer les contrastes, en un mot, mettre en lumière ou laisser dans l'ombre ce qui peut faire briller ou couvrir ce talent de peindre qu'il possède au suprême degré : c'est le défaut de quelques-uns de ces portraits qu'il aime à tracer, morceaux d'apparat quelquefois plus que vivantes et fidèles images : historien, en qui l'écrivain ne disparaît pas toujours assez.

Sa narration, si rapide, si vive, si pittoresque, n'est pourtant pas à l'abri de toute critique. Salluste a le tour vif, l'expression rapide, l'allure fort dégagée en apparence ; mais, regardez-y de près, il n'avance pas autant qu'il se hâte ; ce qu'il ne dit pas sans beaucoup de peine en une suite de petites phrases brusques, saccadées, monotones et fatigantes par l'emploi excessif de l'infinitif de narration, Tite-Live vous le dira avec plus de charme et même plus de précision, dans une de ces magnifiques périodes où, sans rien précipiter, sans rien laisser en arrière, la pensée entraîne avec elle dans son cours limpide et majestueux toutes les incises qui la complètent.

Malgré ces défauts, Salluste est un écrivain incomparable. Son style a une suprême beauté de vigueur et d'éclat, de hardiesse et d'aisance, de sève abondante quoique contenue ; il a de ces mots qui illuminent toute une pensée, de ces traits qui éclairent toute une figure. Quoique colorées, ses expressions sont limpides et transparentes : sous les mots, on aperçoit les idées. C'est le propre, en effet, de cette intelligence fine, de cette raison élevée, de tout saisir d'une vue nette et de tout montrer sous une vive lumière ; tant cette même clarté qui resplendit dans son esprit, qui a conservé en lui, au milieu de ses vices, le sens du beau et de la vertu, lui révèle, avec une prompte et infaillible pénétration, les humeurs diverses des personnages, leurs intérêts, leurs passions ! Entre les différents mobiles qui peuvent décider le coeur humain, et qui souvent s'y combattent, il ne cherche pas, il n'interprète pas comme Tacite. Dans les ressorts si compliqués de l'âme, il saisit sur-le-champ, il montre celui qui la met en jeu, au moment où il la peint. La sûreté de son coup d'oeil ne nous trompe et ne le trompe jamais : c'est un moraliste, comme Tacite, mais sans amertume ; il ne peint les hommes ni pires ni meilleurs, mais tels qu'ils sont ; ayant retiré de son expérience des affaires ce fruit qui est ordinairement le résultat de la vertu, la tolérance. En un mot, historien dramatique, politique profond, grand écrivain malgré quelques taches, tel est Salluste.

Salluste est-il supérieur ou inférieur à Tite-Live ? est-il au-dessus ou au-dessous de Tacite ? Si nous ne suivions que notre goût particulier ; si nous ne considérions que la pureté du style, la beauté de l'éloquence, le cours limpide et abondant de la narration, peut-être donnerions-nous la préférence à Tite-Live, à Tacite, si nous ne faisions attention qu'à la profondeur de la pensée, au pittoresque de l'expression, à l'âme sympathique de l'historien : sans oublier toutefois que Salluste est souvent aussi énergique et aussi concis que Tacite, sans être aussi tourmenté ; aussi éclatant, aussi riche, quoique plus tempéré que Tite-Live et plus sobre. Mais, adoptant sur les trois historiens latins ce qu'un rhéteur a dit seulement de Tite-Live et de Tacite, nous aimons mieux reconnaître qu'ils sont «plutôt égaux que semblables (31), et, comme on l'a heureusement exprimé, les admirer tous ensemble que leur chercher des rangs».

Maintenant comparerons-nous les historiens latins aux historiens grecs et déclarerons-nous les uns supérieurs aux autres ? Assurément, nul plus que moi n'aime Tite-Live ; nul n'est plus charmé de cette limpidité brillante, de cette abondance si choisie, de cette imagination si pittoresque : si j'avais un faible, je serais, avec la Harpe, pour l'historien de la république romaine. Mais qu'il m'en coûterait de lui sacrifier Hérodote ! ces pages si imprégnées de fraîcheur, ces légendes si merveilleuses, cette prose si voisine de la poésie, ces histoires soeurs de l'épopée et comme elles inspirées par les muses ! Et comment choisir entre Thucydide et Salluste, si concis tous deux, si énergiques, si profonds ! et Xénophon ? lui pourrait-on sacrifier César, presque aussi attique que lui dans son urbanité romaine? Quant à Tacite, il est à part dans sa grandeur comme dans ses défauts.

Mais pourquoi vouloir comparer ce qui est différent ? Il y a, en effet, entre les historiens grecs et les historiens latins, avec quelques analogies, des dissemblances profondes. Les premiers écrivent pour ainsi dire dans la fraîcheur et dans la jeunesse du monde, sans modèles et aussi sans entraves, espérant beaucoup de la liberté et de l'avenir. Voyez Hérodote : ne se promène-t-il pas avec une curiosité, avec un plaisir d'enfant, à travers les pays et les siècles dont il a pu se procurer la connaissance ? puis, à mesure qu'il avance dans son récit et qu'il approche de son siècle, il s'anime et s'élève jusqu'à ce qu'enfin, racontant les hauts faits qui avaient retenti autour de son berceau, il fasse entendre un chant de triomphe et de joie, au souvenir de Marathon et de Salamine, et salue dans la défaite des barbares la victoire de la civilisation. De même, dans Xénophon, l'histoire est pleine de naïveté et d'espérance ; il admire les vertus plus qu'il ne critique les vices ; il a vu de près la faiblesse de l'empire des Perses (32), et il se réjouit de l'avenir prochain qui fera triompher ses compatriotes de l'ennemi héréditaire de leur civilisation. Thucydide, je le sais, a moins de sérénité ; il n'a pu ne pas reconnaître la décadence des moeurs de ses contemporains, mais elle est à ses yeux l'effet de la guerre : c'est un mal qui passera (33) ; il croit au malade assez d'énergie pour recouvrer sa santé première.

Il n'en est pas ainsi des historiens latins : Salluste, Tite-Live même, Tacite, écrivent sous une impression pénible et avec une préoccupation douloureuse. Comme Thucycide, Salluste voit la corruption de ses concitoyens, mais il la voit irrémédiable : «Deux vices opposés, dit-il, l'avarice et la débauche, éteignent en nous tout ce qu'il y avait dans nos aïeux de bon et d'énergique, et nous ne nous arrêterons plus sur cette pente rapide». Tite-Live lui-même, qui, en écrivant l'histoire des premiers temps de Rome, s'en faisait contemporain par le coeur et par l'imagination : mihi vetustas res scribenti, nescio quo pacto antiquus fit animus (34), Tite-Live finit pourtant par être atteint de découragement ; et il laissera, lui le Pompéien, échapper ces mots, qui sont presque l'excuse de César : «Nous sommes arrivés au point où nous ne pouvons plus ni souffrir nos maux ni en supporter le remède». Et Tacite ? ah ! celui-là, c'est la douleur même ; cette république que Tite-Live avait du moins entrevue, elle est pour Tacite l'objet d'un inconsolable regret. Aussi quelle amertume dans ses plaintes : «Un long esclavage a tellement étouffé en nous tous les nobles sentiments, que nous ne savons plus faire usage de la liberté qu'on nous offre ; nous avons fini par aimer l'inaction à laquelle d'abord nous ne nous résignions qu'en frémissant !» Aussi, quelque ardent que soit son culte pour les anciennes vertus, quelque puissante que soit son imagination pour les ressusciter et les peindre, ne peut-il échapper aux impressions de la réalité ; le contraste des temps qu'il regrette et de ceux qu'il est obligé de raconter frappe cruellement son esprit, et des réflexions tristes ou chagrines, des soupirs douloureux, viennent parfois interrompre le récit impassible de l'historien. Ainsi l'histoire romaine n'a rien du calme, de la sérénité, j'ai presque dit, des illusions de l'histoire grecque : ici, il y a tranquillité, harmonie, élévation ; là, combat, discussion, douleur. Cette différence s'explique facilement. Venus les premiers, les historiens grecs étaient, pour ainsi dire, dans une heureuse ignorance des destinées des peuples ; ils avaient l'expérience de la vie des individus ; ils n'avaient pas celle de la vie des nations. Il n'en est pas ainsi des historiens latins : ils ont, outre leur propre expérience, l'expérience des nations qui les ont précédés ; ils portent en quelque sorte le poids des siècles et ils ont le désenchantement de la vieillesse. En lisant les historiens grecs, les historiens romains y reconnaissaient la loi fatale de l'accroissement, de la grandeur, de la décadence ; ils y retrouvaient le passé de leur propre histoire : ils y pressentaient son avenir. Mais, s'ils ont moins de naïveté, de grâce, que les historiens grecs, s'ils éveillent moins en nous, avec le sentiment du beau, les sympathies généreuses qui sont la vie et l'honneur de l'humanité, ils nous attachent par d'autres qualités. Leur pensée a plus de profondeur et une mélancolie qui n'est pas sans intérêt et sans grandeur ; ils pénètrent plus avant dans la nature humaine, et, si le jour dont ils l'éclairent est quelquefois sombre, leur tristesse même a son charme et son instruction.

Au point de vue moral, les historiens latins se soutiennent donc à la hauteur des historiens grecs ; mais, au point de vue de l'art, ceux-ci leur sont supérieurs ; ils ont, en effet, ce mérite suprême en toute oeuvre de l'esprit de s'effacer complètement derrière leurs ouvrages, de n'y mettre pas leurs préoccupations personnelles : c'est le caractère d'Hérodote, c'est surtout celui de Thucydide. Uniquement épris de la vérité pure, il ne cherche pas à expliquer ies événements, à les colorer ; il les présente nus ; à peine un voile, transparent comme la lumière du ciel grec, les couvre sans les embellir. Il n'est point orateur comme Tite-Live, poète comme Tacite ; il ne plaide ni ne peint : sa passion, s'il en a une, c'est la recherche du vrai.

Les historiens latins n'ont pas, à beaucoup près, cette discrétion. Ce qui, au premier abord, frappe en eux, c'est leur physionomie nationale : Salluste, Tite-Live, Tacite, sont pleins de cette foi que l'univers appartient à Rome. Cette foi, elle est l'âme de leurs récits, l'originalité puissante de leurs oeuvres ; souvent même elle va jusqu'à l'égoïsme, jusqu'au mépris de l'humanité, et à justifier les actes les moins justifiables de l'ambition romaine. Oui, Rome, personnifiée dans ses historiens, ne voit, n'admire, ne souffre qu'elle-même ; pour elle seule elle s'émeut, indifférente aux malheurs, aux larmes, à la destruction des peuples qui doutent, en lui résistant, de cette éternité que les destins lui ont promise. Que les historiens grecs sont différents ! Généreux, sympathiques à l'humanité, s'ils triomphent des victoires obtenues sur le grand roi, c'est que dans ces victoires ils voient pour les autres peuples, aussi bien que pour eux-mêmes, la défaite de l'esclavage et de la barbarie par la liberté et la civilisation, le triomphe de la Grèce sur l'Orient. J'aime donc mieux les Grecs, mais je dois respecter, sinon admirer dans les historiens latins cet égoïsme patriotique. Le génie romain se peint tout entier dans son histoire ; il s'y peint avec toute sa personnalité et sa dureté ; et, pourtant, malgré cette préoccupation continuelle d'égoïsme, à cause de cette préoccupation peut-être, l'histoire romaine a un singulier intérêt ; toute façonnée qu'elle est à l'image du peuple roi, elle attache fortement ; c'est qu'à Rome entre les plébéiens et les patriciens, il se joue sur le Forum un drame où le monde tout entier est engagé : c'est la lutte du droit contre la force. L'histoire qui, en Grèce, n'a qu'un acteur, les hommes libres, ici en a deux, le peuple et la noblesse ; l'intérêt est donc double. De la lutte des plébéiens et des patriciens date en effet le premier affranchissement de l'humanité ; dans la Grèce dominent encore le despotisme de l'Orient et la jalousie de la liberté, qui se montre dans l'abaissement de l'Ilote : le combat des deux ordres, le sénat et le peuple, est, à Rome, le premier pas vers cette égalité que l'empire a bien pu préparer, mais que le christianisme seul a donnée au monde.

C'est ce sentiment de patriotisme qui nous attache si fortement dans Tite-Live et dans Tacite, et qui, dans Salluste, quand il regrette l'antique simplicité des moeurs, prend un accent qui est presque celui de la vertu. C'est lui, du moins, c'est ce sentiment qui lui révèle, avec un tact si prompt et si sûr, les causes de ces vices secrets qui minent la constitution romaine, qui, déjà atteinte dans les luttes de Marius et de Sylla, ouvertement menacée par l'audace de Catilina, doit succomber sous le génie non moins hardi, mais plus habile de César. Salluste, et c'est là son trait distinctif, se distingue entre tous les historiens par un sens profond, par une connaissance pratique des hommes et des affaires. «Sa politique, dit Saint-Evremont, est juste, noble, généreuse». Mably lui rend le même témoignage : «Voyez Salluste, c'était sans doute un fort malhonnête homme ; mais, s'élevant par les lumières de son génie au-dessus de lui-même, il ne prend point le faste, les richesses, les voluptés et la vaste étendue des provinces de la république pour des signes et des preuves de sa prospérité. Il voit Rome qui chancelle sous le poids des richesses et qui est prête à se vendre si elle trouve un acheteur. J'aime une histoire qui m'instruit, étend ma raison, et qui m'apprend à juger de ce qui se passe sous mes yeux et à prévoir la fortune des peuples où je vis par celle des étrangers (35)». Juge aussi éclairé des hommes et des faits qu'il est écrivain ferme et précis, Salluste gère et n'affaiblit rien : «Chez lui, dit saint Augustin, le vrai s'embellit sans jamais s'altérer (36)». Si Tacite est le livre des penseurs, Salluste doit être celui des hommes d'Etat. Sans doute, on désirerait que chez lui l'autorité de l'homme vînt confirmer les leçons du moraliste ; mais, si l'on ne sent pas dans ses écrits l'accent ému du patriotisme comme dans Tite-Live, comme dans Tacite l'indignation de la vertu, il en a du moins le respect et comme un regret intellectuel, sinon moral ; il plaît moins peut-être, il ne touche pas autant : il instruit davantage.

J.-P. CHARPENTIER.


(1)  Sallustius, gravissimus alienae luxuriae objurgator et censor. Macrobe, Saturn. (III, 9).

(2)  Bell. Catil., IV.

(3)  Coluit postea familiarissime Caium Sallustium. (Sueton, de Illustr. gramm., X.)

(4)  Quem honorem ita gessit, ut nihit in eo non venale habuerit, cujus aliquis emptor fuerit. (Declam. in Sallust., VI.)

(5)  Tacite, Annales (III, 30).

(6)  M. Vict. le Clerc, Des journaux chez les Romains.

(7)  Justin, Préface.

(8)  De Legibus (I, 2)

(9)  M. Michelet, Histoire romaine, t. II, p. 227 ; M de Lamartine, César. 1856.

(10)  Le Civilisateur, Cicéron.

(11)  Dussault, Annales littéraires, t.III, p.19 et 20.

(12)  Dussault, Annales littéraires, t.III, p.18.

(13)  Saint-Evremont, Observations sur Salluste et sur Tacite.

(14)  Orationes Sallustii in honorem historiarum leguntur. (Seneca rhetor, Declam., lib. III.)

(15)  Cassius Severus, Apud fabric. Bib. lat., II, 16.

(16)  IV, 5 ; X, 1.

(17)  Pompeius Trogus in Livio et Sallustio reprehendit, quod conciones directas... operi suo interserendo historiae modum excesserint. Justin, XXXVIII, 3 ; Vopiscus, Vie d'Aurélien.

(18)  Dussault, Annales littéraires, n° 5, p.504.

(19)  Quintilien, VIII, 3.

(20)  Cato, romani generis disertissimus. Salluste, Fragments.

(21)  Aul. Gell., III, 7.

(22)  De Repub. II, 1.

(23)  Aemulumque Thucydidis Sallustium, lib. II.

(24)  Rerum romanarum florentissimus auctor, Ann. lib. III, 30.

(25)  II, 5.

(26)  Subtilissimus brevitatis artifex, Aul. Gell. III, 1.

(27)  C.-L.-F. Panckoucke, traduction de Tacite, préface, p. 66.

(28)  Grandeur et décadence, ch. XV.

(29)  Précis sur les guerres civiles de Jules César, par Napoléon.

(30)  Revue contemporaine, 31 août 1855.

(31)  Nam mihi egregie dixisse videtur Servilius Nonianus, pares eos magis quam similes. Quintil., X, 1.

(32)  Hellen. VI, 1, 4

(33)  III, 82.

(34)  XLIII, 13.

(35)  De la manière d'écrire l'histoire.

(36)  Sallustius nobilitatae veritatis historicus, De civitate dei, I, 5.