XVI - Marc-Aurèle Antonin (an de Rome 914)

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C'est Marcus Bojonius qu'Antonin le Pieux choisit pour son gendre et pour son successeur à l'empire. Ce prince, connu sous les noms de Marc-Aurèle Antonin, était de la même ville (1), et d'une famille non moins noble que celle de son beau-père ; mais il l'emportait sur lui par la philosophie et l'éloquence. En temps de paix et en temps de guerre, il ne fit aucune action, ne forma aucun projet qui ne portât l'empreinte d'une sagesse divine ; mais il ternit l'éclat de sa vertu par sa négligence à réprimer les passions de sa femme, dont l'ardeur pour la débauche était telle que, dans le temps qu'elle demeurait dans la Campanie, elle se rendait dans les endroits les plus agréables du rivage de la mer pour considérer les matelots qui le plus souvent travaillaient nus, et choisir ceux qui lui paraissaient les plus capables de satisfaire sa lubricité. Aussitôt que son beau-père fut mort à Lorium, âgé de soixante et quinze ans, Marc-Aurèle Antonin s'associa à l'empire son frère adoptif Lucius Verus. Ce prince fut d'abord battu par les Perses ; mais, à son tour, il défit leur roi Vologèse. Comme il mourut peu de temps après, le bruit se répandit qu'il avait été victime de la perfidie de son parent. Celui-ci, disait-on, jaloux de ses exploits, lui avait tendu un piège dans un repas. Après avoir partagé en deux portions un morceau de vulve (2), qu'il avait fait servir seul à dessein sur la table, avec un couteau dont un côté avait été frotté de poison, il en avait mangé une moitié, et, selon la coutume des personnes qui vivent familièrement entre elles, il lui avait présenté l'autre que le poison avait touché.

Mzrc-Aurèle
Musée du Louvre

Les hommes capables d'un tel forfait, pouvaient seuls en accuser un si grand homme ; en effet, il est assez constant que Lucius mourut de maladie à Altinum, ville de la Vénétie. Personne n'ignore que Marc-Aurèle réunissait beaucoup de sagesse et de douceur, et à une grande pureté de moeurs, des connaissances si étendues, que, lorsqu'il fut sur le point de partir pour la guerre des Marcomans (3), avec son fils Commode (4), qu'il avait créé césar, plusieurs philosophes l'entourèrent, en le conjurant de ne pas entreprendre cette expédition, ou de ne pas livrer bataille, avant de leur avoir expliqué ce qu'il y avait de plus relevé dans les mystères de la philosophie, tant ils redoutaient les chances de cette guerre, autant pour la science que pour sa vie ! C'était sans doute avec beaucoup de raison ; car, sous son règne, les arts libéraux furent si florissants, qu'à mon avis c'est en cela que consiste surtout la gloire de cette époque. Alors furent éclaircies d'une manière admirable les obscurités de la législation ; alors fut supprimée l'obligation de fournir un répondant, imposée à celui qu'on citait en justice, le demandeur étant tenu de lui dénoncer simplement sa demande, et de l'attendre jusqu'au jour désigné (5). Tous les sujets de l'empire, sans distinction, reçurent le titre de citoyens romains (6) ; un grand nombre de villes furent bâties, rétablies, agrandies, embellies, entre autres, celle de Carthage, qui avait été détruite par le feu, d'Ephèse en Asie, et de Nicomédie en Bithynie, qui avaient été renversées par un tremblement de terre, désastre que la dernière a encore éprouvé de notre temps sous le consulat de Cerealis (7). Marc-Aurèle triompha de toutes les nations qui s'étaient liguées avec le roi Marcomare, depuis sa ville de Carnuntum (8), en Pannonie, jusqu'au centre de la Gaule (9). Après s'être acquis tant de gloire, il mourut à Vindobonna (10), la dix-huitième année de son règne (11), à la fleur de son âge, et vivement regretté de tout le genre humain. Le sénat et le peuple, qui ordinairement délibéraient séparés, se réunirent cette seule fois pour lui décerner tous les genres d'honneurs, des temples, des colonnes, des prêtres, etc.


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(1)  Selon Capitolin, Marc-Aurèle était né, à Rome, dans les jardins du mont Caelius, qui appartenaient à son grand-père, et qui étaient voisins de la maison de Lateranus, sur les ruines de laquelle a été bâtie l'église de Saint Jean de Latran.

(2)  Il faut entendre par ce mot, ou la matrice ou l'arrière-faix d'une truie. Ce mets était recherché des Romains, lorsqu'il était coupé au moment où l'animal venait de mettre bas. Voyez là-dessus Juvénal, Horace, Pline et Athénée.

(3)  Peuples de la Germanie, qui s'étaient emparés d'une partie de la Pannonie, avec quelques autres nations barbares.

(4)  Marc-Aurèle ne mena pas avec lui son fils Commode, qui n'était encore qu'un enfant. Il le laissa à Rome, si l'on en croit Galien, que ce prince aimait beaucoup.

(5)  Notre auteur s'est mépris dans cet endroit, en attribuant à Marc-Aurèle un édit que porta Antonin Caracalla, ainsi qu'on le voit dans la collection, rédigée par Ulpien.

(6)  Adrien avait déjà étendu le droit de cité à plusieurs villes de l'empire.

(7)  Cerealis Neratius était consul avec Fabius Tatianus, l'an de Rome 112, après le neuvième consulat de Constance, et deux ans avant l'époque où Victor a terminé cette histoire.

(8)  Cette place était située sur le Danube, et presque vis-à-vis l'embouchure de la Morava. Sa position paraît celle d'Altenbourg, entre Pétronel et Haimbourg.

(9)  Capitolin dit, «jusqu'aux frontières de la Gaule, ab Illyrici limite usque Galliam». Peut-être Aurelius Victor pensait-il aux troubles qui s'étaient élevés dans le pays des Séquaniens, et qui furent bientôt apaisés sans l'intervention des armes.

(10)  Ville de la Pannonie. D'autres disent que Marc-Aurèle mourut à Sirmium, autre ville de la même province.

(11)  Marc-Aurèle régna dix-neuf ans et onze jours. Capitolin et Eutrope sont tombés dans la même erreur qu'Aurelius Victor.