XX - Septime Sévère (an de Rome 956)

Chapitre 19SommaireChapitre 21

Septime, pénétré de douleur et enflammé de colère à cause de la mort de Pertinax et des excès auxquels s'étaient portées les cohortes prétoriennes, se hâta de casser ces troupes du service militaire. Ensuite, après avoir taillé en pièces les partis qui s'étaient élevés contre lui (1), il engagea le sénat à déclarer par un sénatus-consulte qu'Helvius était au nombre des dieux, et ordonna que le nom, les écrits et les actions de Salvius fussent abolis de la mémoire des hommes ; mais cet ordre n'a pu être exécuté, parce que la science est d'un si grand prix que les mauvaises moeurs des bons écrivains ne portent aucun préjudice à leur mémoire, et que l'espèce de mort à laquelle on la condamne, leur fait autant d'honneur qu'elle attire de haine à leurs ennemis (2). Les contemporains, et surtout la postérité, pensent que les efforts qu'on a faits pour anéantir la mémoire des grands génies, peuvent être comparés à un brigandage public et ne sont que des actes de démence. Voilà ce qui inspire de la confiance à tous les gens de bien, à moi surtout, qui, né à la campagne d'un père pauvre et ignorant, me suis procuré jusqu'à ce temps-ci (3) une existence honorable (4), par les importantes études auxquelles je me suis livré. C'est, je pense, une gloire propre à notre nation que de se plaire à tirer de la foule et à élever aux dignités les gens de bien, qu'une sorte de destin lui fait produire en grand nombre. Sévère lui-même, dont personne dans la république ne surpassa la vertu, est un exemple de cette estime qu'elle porte au mérite. En effet, quoiqu'il fût mort dans un âge avancé, le sénat ordonna par un décret qu'en signe de la douleur publique, l'administration de la justice fût suspendue et un éloge funèbre prononcé en son honneur ; il déclara en même temps qu'un homme si juste, ou n'aurait jamais dû naître, ou n'aurait jamais dû mourir. Les Romains l'accusèrent d'abord d'un excès de sévérité dans les moyens dont il se servit pour réformer les moeurs publiques ; mais lorsqu'ils furent revenus aux vertus de leurs ancêtres, semblables à un malade qui a recouvré la santé, ils ne pensèrent plus qu'à louer sa clémence (5). Ainsi, la pratique de la vertu, pénible dans les commencements, n'est plus qu'un plaisir, une volupté même, lorsqu'elle est devenue une habitude.

Septime-Sévère
Collection Torlonia

Septime-Sévère après avoir vaincu Pescennius Niger près de Cyzique (6), et Clodius Albinus près de Lyon (7), les força de mourir. Le premier, qui était gouverneur de l'Egypte, avait pris les armes dans l'espérance de s'élever au rang suprême ; l'autre, frappé de crainte, comme principal auteur de la mort de Pertinax, avait usurpé l'empire dans la Gaule, en la traversant pour se rendre dans la Grande-Bretagne dont Commode lui avait donné le gouvernement. Par leur mort et le massacre de leurs partisans, il se fit passer pour un prince cruel et donner le surnom de Pertinax. Quoique plusieurs personnes pensent que sa parcimonie, toute semblable à celle de cet empereur, fût la principale raison pour laquelle ou le lui donna, nous sommes néanmoins portés à croire que ce fut plutôt à cause de sa grande sévérité, dont voici un trait remarquable : Un de ses ennemis, forcé par la circonstance de l'endroit qu'il habitait, avait embrassé le parti d'Albinus, comme il arrive souvent pendant les guerres civiles. Après avoir exposé cette raison à Septime, pour se justifier, «qu'auriez-vous fait à ma place ? lui demanda-t-il en achevant son discours. - J'aurais mérité le même châtiment que toi», lui répondit l'empereur. Certes, rien n'est plus atroce qu'une telle parole et que l'action qui s'ensuivit (8), au jugement des gens de bien, qui rejettent sur la fortune tous les événements des guerres civiles, quoiqu'elles aient été entreprises à dessein, et qui souffrent que la justice soit violée en sauvant les citoyens plutôt qu'en les perdant : mais Septime, empressé de détruire toutes les factions, afin de pouvoir se comporter à l'avenir avec plus de douceur, voulut punir tous les complices d'une conjuration, de peur que l'espérance du pardon n'engageât peu à peu d'autres citoyens à conjurer contre leur patrie, crime auquel il n'ignorait pas que les esprits étaient enclins (9) par la corruption du siècle où il vivait, et qui avait fait de si grands progrès, qu'à mon avis, il ne pouvait être prévenu que par les mesures les plus rigoureuses. Septime fut si heureux et si sage, surtout à la guerre, qu'il ne livra aucune bataille sans la gagner, et qu'il étendit les limites de l'empire par la défaite d'Abgare, roi des Perses (10). A peine eut-il attaqué les Arabes, qu'il les soumit, et réduisit leur pays en province romaine. Il aurait même imposé un tribut aux Adiabéniens (11), s'il n'en avait été détourné par la stérilité de leur territoire. Pour tous ces exploits, le sénat lui accorda les surnoms d'Arabique, d'Adiabénique et de Parthique. Devenu plus entreprenant, il chassa de la Grande-Bretagne les ennemis de l'empire ; et, convaincu de l'utilité de cette province, il la fortifia d'une muraille transversale (13), qu'il éleva de l'une à l'autre mer. Nous ajouterons qu'il força des nations belliqueuses de se retirer loin de la province de Tripoli, dans laquelle était située la ville de Leptis, lieu de sa naissance. Il exécutait des choses si difficiles avec d'autant plus de facilité qu'il maintenait la discipline militaire avec plus de rigueur, et encourageait d'une manière plus honorable ceux de ses soldats qui se distinguaient par leur courage. Il ne laissait aucun vol impuni, et châtiait les soldats romains plus sévèrement que les autres, parce que l'expérience lui avait appris que, lorsqu'ils se conduisaient mal, c'était, ou par la faute de leurs chefs, ou par esprit de faction (14). Aux talents militaires il joignait beaucoup de philosophie, d'éloquence et de goût pour tous les arts libéraux ; il composa même une histoire de sa vie avec autant de bonne foi que d'élégance. On lui doit aussi plusieurs lois où brille une grande équité. Une partie de la gloire d'un si grand homme fut obscurcie au dedans et au dehors de l'empire par les désordres de sa femme, pour laquelle il avait un si honteux attachement, qu'il ne voulut point s'en séparer, quoi qu'il fût bien informé de ses débauches et de la part qu'elle avait eue dans une conjuration : faiblesse déshonorante dans le citoyen le plus obscur, à plus forte raison dans un souverain, et plus encore dans celui auquel se sont soumis, non seulement les simples particuliers, tous les citoyens les uns après les autres, mais de plus, les puissances, les armées, et les vices même. Septime montra bien la grandeur de son autorité dans la circonstance que voici : Pendant qu'il était occupé à une guerre, il lui survint au pied un mal qui le força de s'arrêter. Les soldats, impatientés de ce délai, créèrent auguste (15) son fils Bassien qui l'accompagnait en qualité de césar. A cette nouvelle, il se fit porter sur son tribunal, et ordonna au nouvel empereur, aux tribuns, aux centurions et aux cohortes, qui avaient participé à cette nomination, de se présenter devant lui en posture de coupables. Frappée de crainte, son armée victorieuse se prosterne, et lui demande grâce pour tant d'hommes d'un rang si élevé. Alors se frappant la tête de la main : «Ignorez-vous, dit-il, que c'est la tête qui commande et non les pieds ?» Peu après, il mourut de maladie dans une ville municipale de la Grande-Bretagne, nommée Eboracum (16). Il avait régné dix-huit ans.

Ce prince était d'une naissance médiocre (17). Il s'adonna d'abord à la culture des lettres, ensuite aux études du barreau. Comme celles-ci lui procuraient peu d'avantages, ainsi qu'il arrive dans toutes les professions bornées, il voulut ou essayer ou chercher d'autres genres de vie plus avantageux à sa fortune. Ce fut pendant qu'il se livrait à cette recherche qu'il s'éleva à l'empire (18). Après y avoir enduré ce que le pouvoir suprême offre de plus pénible, le travail, les craintes, les soucis, les inquiétudes, «j'ai été tout, dit-il, comme ayant vu de près les misères humaines, et tout ce que j'ai été, ne me sert de rien». Géta et Bassien, ses fils, ordonnèrent que son corps fût transporté à Rome, où, après lui avoir avait fait de magnifiques funérailles, ils le placèrent dans le tombeau de Marc-Aurèle, pour qui il avait eu une si grande vénération, qu'il avait conseillé au sénat de mettre au nombre des dieux, par égard pour la mémoire de cet empereur, Commode qu'il appelait son frère. Il avait aussi ajouté le nom d'Antonin à celui de son fils Bassien, parce qu'après beaucoup de contrariétés et d'agitations, il en avait reçu le présage des honneurs auxquels il parvint, dans la charge de préfet du fisc qu'il lui avait donnée ; tant les hommes, qui ont éprouvé de grandes difficultés pour s'avancer conservent la mémoire des commencements de leur prospérité, et le souvenir de ceux auxquels ils en sont redevables (19) !

Aussitôt après la mort de Septime, la discorde se mit entre ses deux fils, comme s'il leur eût légué la guerre. Géta, qui portait le nom de son aïeul paternel, périt bientôt par les embûches de son frère (20) pour qui sa modération le rendait un objet d'inquiétude. La criminelle entreprise de Bassien contre la vie de Géta acquit un nouveau degré d'atrocité par la mort de Papinien. Les hommes curieux d'anecdotes historiques rapportent que ce Papinien, qui était secrétaire de Bassien, en avait reçu l'ordre d'envoyer au plus tôt à Rome des raisons qui pussent justifier cet attentat (21). Pénétré de douleur pour la mort de Géta, «il n'est pas aussi aisé, répondit-il, de justifier un parricide que de le commettre». Ces paroles furent cause de sa mort. Ce récit est aussi absurde que méchant ; car il est constant que Papinien était préfet du prétoire ; et de plus, il n'est pas vraisemblable que Sassien l'ait chargé de justifier le meurtre d'un prince qu'il aimait, et dont il avait été le gouverneur (22).


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(1)  Ceux de Niger en Syrie, et d'Albinus dans les Gaules.

(2)  Cette réflexion d'Aurelius Victor et la suivante sont fort belles et d'une grande vérité. Rien ne peut détruire la gloire attachée au nom de l'auteur d'un bon ouvrage, pas même la corruption de ses moeurs, pas même les excès auxqnels il a pu se porter envers ses semblables. L'utilité qui résulte de ses travaux subsiste longtemps après lui, et lui procure même une sorte d'immortalité. On ne s'occupe plus de la conduite politique de Milton, mais on ne cessera jamais d'admirer son Paradis Perdu. Les grands princes et les grands écrivains sont placés sur la même ligne par la postérité. La gloire du génie l'emporterait-elle donc sur celle de la vertu ?

(3)  Ce temps dont parle Aurelius Victor est celui de Constance et de Julien.

(4)  Notre historien gouverna la seconde Pannonie en qualité de consulaire, et fut ensuite préfet de Rome.

(5)  Spartien donne pour raison de ce qu'il n'aurait jamais dû naître, ou de ce qu'il n'aurait jamais dû mourir, si cruauté et les services qu'il rendit à la république : Quod et nimis crudelis et nimis utilis reipublicae videretur. Pensée plus brillante que vraie.

(6)  Ville d'Asie, située sur la Propontide. Hérodien dit que la défaite de Niger arriva près de la ville d'Issique voisine du mont Taurus, et la même qu'Issus, près de laquelle Alexandre vainquit Darius.

(7)  Dans les environs de la ville de Trévoux, à quatre lieues de Lyon.

(8)  Après ces paroles Septime le fit mettre à mort. Les mots du texte factoque font croire que Victor a oublié ceux-ci, et statim eum interfici jussit. Peut-être cette omission doit-elle être imputée aux copistes.

(9)  Dans plusieurs éditions on lit, animos proclives intelligebat, et dans celle d'Arntzen seulement, Animos intelligebat. Il est évident que cette dernière leçon est mutilée.

(10)  Spanheim, dans son livre de Usu numismatum, prétend qu'il n'y a eu aucun roi des Perses de ce nom ; et que Victor, ainsi que Spartien, devaient dire Edessenorum ou Oesrhoenorum. Arntzen répond que le mot Persarum est employé ici dans le sens le plus étendu, et qu'il signifie des peuples d'Asie, voisins des Parthes : mais c'est vouloir donner à ce mot une interprétation que rejette la coutume d'Aurelius Victor, d'appeler Perses les peuples qu'on ne connaissait alors que sous le nom de Parthes.

(11)  L'Adiabène était une contrée de l'Assyrie.

(12)  Au lieu des mots, quae ad ea utilis erat, que porte notre texte, madame Dacier vent qu'on lise quod ea utilis erat, leçon qui contraste avec les mots, terrarum macies, qu'on lit plus haut dans la phrase où il est question de 1'Adiabène.

(13)  Cette muraille n'était autre chose qu'un retranchement, défendu par un mur gasonné, de trente-deux milles de longueur.

(14)  Plusieurs éditions portent, aut etiam praefectorum. Comme ces mots sont inutiles après le membre de phrase vitio ducum, Arntzen pense, d'après Schott, qu'il vaut mieux lire, per factionem.

(15)  Victor se trompe ici, comme Spartien qu'il a copié presque mot à mot. La vérité est que Septime Sévère s'était associé à l'empire son fils Bassien, après la guerre contre les Parthes. Le trait suivant serait intéressant, s'il n'était pas regardé comme une fable par plusieurs critiques.

(16)  Aujourd'hui la ville d'Yorck.

(17)  Le mot mediae placé entre ortus et humilis embarrasse les critiques, parce qu'il se trouve dans tous les manuscrits. Un d'eux propose de lire medie humilis, un autre medio humili. J'ai préféré la première de ces deux leçons, parce qu'il est très possible que les copistes aient changé par inadvertance l'e simple en ae.

(18)  L'expression d'Aurelius Victor est hardie et brillante, mais je la crois inexacte, à moins que cet historien n'ait voulu dire que Sévère parvint au trône impérial par tous les grades de la milice.

(19)  Cette réflexion fait honneur à Aurelius Victor. Malheureusement il n'est que trop vrai qu'elle est souvent démentie par l'expérience.

(20)  Bassien le poignarda entre les mains de sa mère Julie, environ onze mois après la mort de Septime.

(21)  La phrase latine que j'ai rendue ainsi, offre une grande obscurité qui se trouve dans ces mots : Monitumque, uti mos est, destinando Romam quam celerrime componeret, etc. Schott pense qu'Aurelius Victor a peut-être écrit : Dictando orationem, etc. D'autres croient qu'il faut lire destinanda. C'est le sentiment de Gruter et de Casaubon mais celui-ci se trompe en plaçant la mort de Géta avent le retour des deux frères de la Grande-Bretagne, à Rome, dans le palais impérial. Selon madame Dacier, par destinanda Romam il faut entendre un discours que Papinien reçut ordre d'adresser au sénat et au peuple romain, pour justifier le meurtre de Géta. Arntzen voudrait qu'on lût, s'il était possible, Monitumque uti motum excitatum Romae, quam celerrime componeret ; mais, outre que cette leçon ne peut point se tirer de la phrase d'Aurelius Victor, et qu'il est impossible de substituer le mot excitatum à destinando, elle ne se rapporte nullement à la phrase suivante.

(22)  Le texte porte magisterio. Arntzen propose ministerio ; mais il remarque ensuite que Septime avait peut-être recommandé en mourant ses deux fils à la sagesse et aux conseils de Papinien. Peut-être celui-ci, outre la charge de préfet du prétoire, en avait-il une autre qui le plaçait dans l'intime confidence de Géta.