XXXIII - Licinius Gallien (an de Rome 1013)

Chapitre 32SommaireChapitre 34

A peu près dans le même temps, Licinius Gallien, après avoir repoussé les Germains des frontières de la Gaule, se hâta de descendre en Illyrie ; il y vainquit à Mursia (1) Ingebus, gouverneur de la Pannonie, qui, à la nouvelle du malheur de Valérien, avait formé le dessein de se faire empereur. Peu après il remporta une nouvelle victoire contre Régallien, qui avait doublé ses forces avec les troupes échappées à la défaite de Mursia. Ces succès, qui avaient surpassé ses espérances, le firent tomber lui et son fils Saloninus (2) qu'il avait créé césar, dans un tel relâchement, que l'empire se vit bientôt à deux doigts de sa perte : en effet, les Goths envahirent sans résistance la Macédoine, la Thrace, l'Achaïe, et les autres provinces voisines de l'Asie ; les Parthes, la Mésopotamie ; des brigands, une femme même (3), étendirent leur domination en Orient ; une armée d'Allemands se jeta sur l'Italie, et les Francs (4), après avoir ravagé la Gaule, se rendirent maîtres de l'Espagne, où ils saccagèrent et ruinèrent presque entièrement la ville de Tarragone (5). Une partie de ces peuples, s'étant procuré des vaisseaux, passa ensuite en Afrique. Dans ce même temps, les conquêtes de Trajan, au-delà du Danube, devinrent aussi la proie des Barbares. Ainsi le monde entier était bouleversé, comme s'il eût été livré à la fureur des vents. La peste, qui souvent met le comble aux malheurs et au désespoir des peuples, s'était manifestée dans la ville de Rome. Au milieu de tant de fléaux Gallien fréquentait les tavernes et les lieux de débauche, ne se plaisait qu'avec les libertins et les ivrognes, et se livrait à un amour honteux pour Salonine ou Pipa, sa femme et sa maîtresse, fille d'Attalus, roi des Germains (6). Cette conduite de Gallien fut la cause de plusieurs guerres civiles, très sanglantes. Posthumus, qui s'était mis dans la Gaule à la tête des Barbares, en donna le signal, en s'emparant du pouvoir suprême. Après avoir défait une grande multitude de Germains, cet usurpateur ne fut pas moins heureux contre L. Aelianus, qui avait marché contre lui ; mais, après l'avoir défait, il périt dans un soulèvement de ses troupes, irritées de ce qu'il leur avait refusé le pillage de la ville des Moguntiens qui avaient donné des secours à Aelianus. Après sa mort, un certain Marius, qui avait exercé le métier de forgeron, homme assez peu connu par ses exploits, se saisit de la dignité impériale. Ainsi, l'avilissement où était tombé l'empire était tel, que les commandements, que tous les honneurs qui devaient être le prix de la vertu, étaient devenus le partage de cette classe d'hommes. L'élévation de Marius fit dire plaisamment qu'on ne devait pas être surpris qu'il tâchât de ressouder la république romaine, qu'un autre Marius, de la même profession, le chef de sa race, et le premier de son nom, avait fabriquée. Après un règne de deux jours il fut égorgé, et Victorinus prit sa place. C'était un homme non moins habile que Posthumus dans la science militaire, mais excessivement enclin à la débauche. Il parvint à se contenir dans les commencements ; mais, quelque temps après, il se rendit coupable de violence envers la plupart des femmes qui se trouvaient dans son armée. Il possédait l'empire depuis deux ans, lorsque Attilianus, informé qu'il avait forcé sa femme à condescendre à ses désirs, souleva secrètement les soldats contre lui, et le fit tuer à Cologne. La faction des notaires (7), du nombre desquels était Attilianus, était si puissante dans l'armée, que ce meurtre fut exécuté par ceux-mêmes qui ambitionnaient les postes les plus élevés. Ces scribes, surtout ceux de notre temps, sont en général des hommes méchants, vénaux, rusés, turbulents, intéressés, disposés comme par caractère à commettre toute sorte de fraudes, et habiles à les cacher. Comme ils sont proposés aux subsistances des troupes, ils sont le fléau des citoyens utiles et des cultivateurs. Pourtant ils savent être quelquefois généreux à l'égard de ceux par la négligence ou au préjudice desquels ils ont amassé leurs richesses.

Cependant Victoria (8), après la mort de son fils Victorinus, gagna les légions par une grande somme d'argent qu'elle leur fit distribuer, et de leur aveu proclama empereur Tetricus, d'une famille noble et gouverneur de l'Aquitaine. En même temps, ces légions accordèrent à Tetricus, fils du nouvel empereur, les insignes de la dignité de césar. Pendant que ces choses se passaient en Gaule, Gallien, qui ne sortait pas de Rome, faisait malicieusement accroire à ceux qui ignoraient les maux publics, que tout l'empire était en paix ; et même, pour mieux les affermir dans cette fausse persuasion, il faisait célébrer fréquemment des jeux et des fêtes triomphales, selon l'usage de ceux qui n'agissent qu'à dessein de tromper. L'approche du danger l'obligea enfin de sortir de la ville. Auréole, commandant des légions de la Rhétie, encouragé, comme cela devait être, par l'indolence de ce mâche empereur, s'était emparé du rang suprême, et avait pris le chemin de Rome. Gallien marcha contre lui, le battit auprès du pont qui de son nom a été appelé le pont d'Auréole, et le contraignit de se retirer dans la ville de Milan ; mais comme il attaquait cette place avec des machines de tout genre, il fut tué par les soldats. Voici comment la chose arriva : Auréole, désespérant de faire lever le siège, dressa avec adresse de fausses listes de proscription des principaux chefs et des tribuns de son armée, et les fit jeter ensuite en bas des murailles, le plus secrètement qu'il put. Ces listes sont trouvées, par hasard, par ceux dont elles contiennent les noms ; ils sont saisis de crainte ; ils soupçonnent qu'elles sont échappées à la négligence de ceux que Gallien a chargés de les faire mourir (9) ; et, se persuadant que leur mort est résolue, ils répandent, par le conseil d'Aurélien, qui jouissait d'une haute considération dans l'armée, le bruit d'une sortie de l'ennemi (10). Ainsi qu'il arrive toujours dans les moments de surprise et de terreur, Gallien sort de sa tente au milieu de la nuit et sans gardes, et alors il est atteint d'un trait qui lui traverse le corps, sans qu'on puisse découvrir dans les ténèbres la main qui l'a lancé. Ce meurtre resta impuni, soit qu'on ne pût en connaître l'auteur, soit qu'il fût regardé comme avantageux à la république, quoique à cette époque les moeurs fussent parvenues à un tel excès de corruption, que la plupart des citoyens consultaient plutôt leur intérêt personnel que celui de l'état, et s'occupaient bien plus des moyens de satisfaire leur ambition que de ceux d'acquérir de la gloire. Par cette dépravation, les noms perdirent leur signification naturelle, et n'exprimèrent plus les justes idées des choses : ainsi, le plus criminel des hommes, que la victoire avait favorisé, se vantait d'avoir détruit la tyrannie, en faisant mourir ses ennemis au préjudice de la patrie. On vit même plusieurs princes de cette trempe placés au rang des dieux, lorsqu'à peine ils étaient dignes des honneurs de la sépulture. Si l'histoire, qui ne permet pas que la mémoire des gens de bien reste sans honneur, et que les méchants conservent longtemps un nom illustre, ne s'opposait à une telle apothéose, qui voudrait embrasser la vertu dont, par une sorte d'impiété, le prix glorieux serait enlevé aux gens de bien, pour être accordé aux plus pervers d'entre les mortels ? Telle fut la conduite du sénat à l'égard de Gallien, lorsqu'il lui décerna le nom de divin, forcé à cette lâcheté par Claude, que ce prince avait désigné pour son successeur. Dans le moment même que le sang sortait à gros bouillons de sa blessure, cet empereur, qui sentait que sa fin était proche, avait envoyé les ornements impériaux à ce même Claude (11), qui, en qualité de tribun légionnaire, commandait la garnison de Ticinum (12). Il n'est pas douteux que les honneurs divins qui lui furent décernés n'eussent été extorqués, puisque ses crimes resteront gravés dans la mémoire des hommes aussi longtemps qu'il y aura des villes ; et qu'on ne cessera jamais de le mettre en parallèle avec les hommes les plus fameux par leur perversité. Autant que nous pouvons le conjecturer (13), ce n'est point en vertu des titres que l'adulation leur décerne, que les princes et les autres hommes, les plus élevés au-dessus de leurs semblables entrent dans le ciel et sont révérés comme des dieux, mais en vertu de la sainteté de leur vie. Cependant le sénat, informé des circonstances de la fin tragique de Gallien, ordonna que ses ministres et ses proches fussent précipités des échelles des gémonies. Il est encore assez constant qu'on conduisit le préfet du fisc dans cette assemblée, et qu'ensuite on lui arracha les yeux, qui restèrent suspendus le long de son visage (14). Dans le même temps le peuple, qui se précipitait de ce côté, conjurait à grands cris la terre, notre mère commune, et les dieux infernaux, de placer Gallien dans le séjour réservé aux impies. Si Claude, après s'être rendu maître de Milan, n'avait ordonné, comme pour se conformer au voeu de son armée, qu'on épargnât ceux des amis de Gallien qui vivaient encore, les sénateurs et le peuple se seraient sans doute portés à de plus grandes atrocités. Outre le ressentiment des maux communs à tous les citoyens, les premiers avaient encore celui de l'affront qu'ils avaient reçu, lorsque Gallien, par l'effet de la crainte, compagne de son indolence, les avait éloignés du service militaire, et leur avait défendu de se rendre à l'armée, de peur que la dignité impériale ne fût déférée aux principaux d'entre eux ; insulte que ses prédécesseurs ne leur avaient jamais faite. Gallien avait régné neuf ans (15).


Chapitre 32Haut de la pageChapitre 34

(1)  Ville de la Basse-Pannonie. A cette époque parurent trente tyrans en divers endroits de l'empire. On peut lire Trebellius Pollion, si l'on veut connaître le précis de leurs actions. Cet historien fait mention d'un Marius qui ne fut empereur que trois jours, et dont néanmoins il existe des médailles.

(2)  Ce jeune prince avait reçu son surnom d'un nom de sa mère Cornelia Salonina Pipa. D'autres disent qu'il l'avait emprunté de Salones, ville de la Dalmatie, où il avait pris naissance.

(3)  La célèbre Zénobie, épouse d'Odénat, prince de Palmyre, ville dont il reste de magnifiques vestiges.

(4)  Les Francs étaient des peuples de la Germanie ; c'est pourquoi Eutrope attribue cette invasion aux Germains. Germani, dit cet historien, usque ad Hispaniam penetraverunt. Ainsi, presque tous les barbares s'ébranlaient à la fois pour attaquer l'empire romain, qui devait succomber enfin sous sa propre massse. Mole ruit sua.

(5)  Ville de l'Espagne, située près de la Méditerranée, et vis-à-vis les îles Baléares, nommées aujourd'hui Majorque et Minorque.

(6)  Aurelius Victor appelle honteux l'attachement de Gallien pour Pipa, parce que, quoiqu'elle fût sa femme, les Romains, qui désapprouvaient les mariages contractés avec des femmes étrangères, ne la regardaient que comme sa concubine.

(7)  On appelait actuarii ceux qui tenaient note de cc qui se passait ou se disait. Ils écrivaient quelquefois par abréviations, comme nos sténographes, les harangues ou les plaidoyers qui se prononçaient publiquement : d'où il arrivait quelquefois que, par leur inadvertance, ces pièces offraient ou des lacunes ou des passages inintelligibles. Orationem pro Quinto Metello, dit Suétone, non immerito Augustus existimat magis ab actuariis exceptam, male subsequentibus verba dicentis. Sans doute ces scribes n'avaient acquis une si grande autorité dans l'armée que par la crainte qu'ils inspiraient comme espions. On appelait aussi actuarii des officiers qui faisaient dans les armées les mêmes fonctions que nos commissaires ordonnateurs, ou intendants des armées. C'est de ceux-ci qu'il est ici question.

(8)  Pollion écrit Victorina. On appelait cette femme la mère des camps, mater castrorum ; et on lui avait donné le titre d'augusta.

(9)  Zozime et Pollion ne disent rien de tout cela. L'auteur de l'Epitome dit seulement : Aureoli commento a suis interiit.

(10)  Selon Zozime et Tr. Pollion, il faudrait lire : Heracliani consilio. Héraclien était préfet du prétoire.

(11)  Zozime et Trebellius Pollion disent que Claude fut élu par les soldats, et que cette élection fut confirmée par le sénat.

(12)  Aujourd'hui la ville de Pavie, dans la Lombardie.

(13)  Cette expression annonce une sorte d'incertitude dans le jugement que porte ici Aurelius Victor. S'il avait été chrétien, il aurait prononcé sans hésitation que rien de souillé n'entrera dans le ciel.

(14)  Ces mots du texte, patronoque fisci in curiam perduci effossos oculus pependisse satis constat, offrent une difficulté que les critiques se sont efforcés de résoudre. Olivarius et Gruter pensent qu'il faut lire perducto à la place de perduci. Le dernier ne peut supporter le mot pependisse, auquel madame Dacier donne le sens de poenas luisse. Nous pensons, avec Olivarius et Gruter, qu'on doit lire perducto, et contre madame Dacier, que pependisse ne signifie point furent punis, mais restèrent suspendus.

(15)  Suivant l'auteur de l'Epitome, Gallien régna quinze ans, savoir, sept ans avec son père Valérien, et huit après l'événement tragique qui lui arriva en Perse. Eutrope dit qu'il régna neuf ans après son père. Il mourut âgé de cinquante ans.