XLI - Constantin, Licinius, Constant (an de Rome 1062 et suiv.)

Chapitre 40SommaireChapitre 42

Pendant que les événements dont nous venons de parler se passaient en Italie, Maximin, après avoir exercé dans l'Orient le pouvoir suprême pendant l'espace de deux ans (1), fut vaincu par Licinius, et périt près de la ville de Tarse. Ainsi l'empire du monde se trouva partagé entre deux empereurs (2). Quoique ces deux princes fussent alliés, l'un ayant épousé la soeur de l'autre (3), la différence de leur caractère fut cause qu'ils eurent beaucoup de peine à vivre en bonne intelligence pendant trois ans. Dans l'un tout était grand, à peu de chose près ; mais l'autre avait en partage la plus grossière parcimonie : de plus, Constantin protégea même ses ennemis, qui avaient pris le parti de se soumettre, et leur laissa leurs dignités et leurs biens. Il poussa même l'humanité jusqu'à abolir le supplice du gibet (4), qui remontait à la plus haute antiquité, ainsi que la coutume de rompre les jambes aux suppliciés. Ces actes d'humanité le firent regarder comme le fondateur de la ville (5), et même comme un dieu. Au contraire, Licinius signala l'excès de sa cruauté, en livrant aux tourments, destinés aux esclaves, d'illustres philosophes qui n'étaient coupables d'aucun crime (6). Comme il n'était pas aisé à Flavius de se défaire de lui, quoiqu'il l'eût vaincu plusieurs fois, il résolut de s'en rapprocher, et tous deux ils s'associèrent à l'empire en qualité de césars, Crispus, Constantin et Licinianus. Les deux premiers étaient fils de Flavius, et le troisième de Licinius. Une éclipse de soleil, qui arriva la même année, annonça clairement que cette union ne durerait pas, et qu'elle ne serait pas heureuse pour ceux que les deux empereurs s'étaient associés.

Constantin
Buste d'agathe

En effet, six ans venaient à peine de s'écouler depuis cette paix, lorsque Licinius, qui venait de la rompre, éprouva dans la Thrace une défaite, après laquelle il se réfugia à Chalcédoine, où il périt avec Martinien (7), qu'il avait associé à l'empire, pour se soutenir par son secours. Après cet événement, la république se vit soumise au gouvernement d'un seul homme ; ses fils conservèrent leur titre de césar, et notre empereur Constance reçut les marques de l'autorité suprême. L'aîné de ces princes (8) ayant été mis à mort, on ne sait pourquoi, par l'ordre de son père, un nommé Calocérus, maître d'un troupeau de chameaux, poussa la démence jusqu'à s'emparer de l'île de Chypre, comme pour s'en former un royaume. Après l'avoir fait punir du supplice des esclaves ou des brigands , comme il le méritait, Constantin s'occupa de la fondation d'une nouvelle ville (9), et mit tous ses soins, soit à faire respecter la religion (10), soit à rétablir la discipline parmi les troupes (11). Ces occupations ne l'empêchèrent pas néanmoins de dompter les Goths et les Sarmates, et de créer césar Constant, le plus jeune de ses fils. Plusieurs prodiges annoncèrent alors les troubles qui agiteraient la république, à l'occasion de ce dernier prince, et la nuit même qui succéda au jour où il avait été associé à l'empire, le ciel parut longtemps comme embrasé. Deux années s'étaient à peine écoulées, que Constantin éleva aussi au rang de césar, à la grande satisfaction des troupes, le fils de son frère, qui portait, comme son père, le nom de Dalmatius. Quelque temps après, s'étant mis en marche pour attaquer les Perses, qui avaient fait une irruption sur les terres de l'empire, il mourut dans un village, voisin de la ville de Nicomédie, nommé Achyrona. Il était âgé d'un peu plus de soixante-deux ans (12), et en avait régné trente-deux (13), dont treize sur le monde entier. Cet astre, qu'on nomme chevelu, et qui est si funeste aux empires (14), avait été le signe avant-coureur de sa mort. On transporta son corps dans la ville à laquelle il avait donné son nom (15). On peut s'imaginer quelle fut alors l'affliction de la république qui le regardait comme un nouveau fondateur de Rome (16), à cause de ses victoires, de ses lois, et de la douceur de son gouvernement. Ce prince avait construit un pont sur le Danube, bâti des forteresses, et établi des camps dans un grand nombre d'endroits d'une avantageuse situation (17). De plus, il avait supprimé les prestations périodiques d'huile et de froment, dont étaient grevées les villes de Tripoli et de Nicée (18). Ces prestations, qui, dans le principe, n'étaient que des dons gratuits que les anciens Tripolitains offraient à Sévère, parce qu'il avait pris naissance parmi eux, étaient devenues une contribution ruineuse pour leurs descendants, par la mauvaise foi des successeurs de ce prince. Quant aux habitans de Nicée, Marcus Bojonius (19) leur avait imposé cette amende, pour les punir d'avoir ignoré qu'Hipparque, philosophe d'un grand génie (20), était né parmi eux. Constantin réprima encore les vexations fiscales avec la plus grande sévérité (21) : en un mot, par toutes ses actions, il aurait mérité les honneurs divins, s'il n'avait pas élevé aux charges publiques des hommes peu capables de les remplir. Ce tort, qui aurait pu paraître léger, parce qu'il avait été celui de plusieurs empereurs, était remarquable dans un prince dont on admirait le génie, et à une époque où les moeurs publiques étaient bonnes. Comme tous les autres, ce défaut est d'autant plus pernicieux, qu'il prend l'apparence de la vertu dans les personnes d'un rang élevé, qu'on se fait gloire d'imiter. Aussitôt après la mort de Constantin Dalmatius fut mis à mort, sans qu'on ait su d'après quel conseil (22) ; trois ans après périt aussi le jeune Constantin dans une bataille qu'il perdit (23) contre Constant. Enflé de sa victoire, le vainqueur se livra à toutes les imprudences d'une jeunesse fougueuse et d'un caractère emporté. Devenu enfin un objet d'exécration par la perversité de ses ministres, et par l'avarice sordide à laquelle il se livrait de plus en plus, et couvert du mépris de ses troupes, il périt par le crime de Magnence, dix ans après avoir triomphé du jeune Constantin , et réprimé les mouvements des nations étrangères. Les présents dont il comblait les otages de ces nations, enfants d'une rare beauté qu'elles avaient achetés, ont fait croire qu'il brûlait pour eux d'un amour criminel. Plût à Dieu cependant qu'il eût vécu plus longtemps, même avec ses vices ! En effet, les ténèbres dont l'empire fut couvert par le caractère atroce et cruel de Magnence, qui avait pris naissance chez les barbares, et à la suite des événements qui ne tardèrent pas d'arriver (24), furent si profondes, que ce ne fut pas sans raison qu'on regretta son gouvernement. A ces causes nous ajouterons l'usurpation de Vétranion, personnage de l'ignorance la plus grossière, et que sa rusticité rendait encore plus méprisable (25). Général de l'infanterie en Illyrie, quoiqu'il fût né d'une des plus ignobles familles de la Mésie supérieure, il s'était emparé, dans la première de ces provinces, de la dignité impériale.


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(1)  Trois ans, selon madame Dacier.

(2)  Constantin et Licinius.

(3)  Constantia, femme de Licinius.

(4)  Aurelius Victor veut sans doute parler ici du supplice de la croix que Constantin abolit par respect pour Jésus- Christ, dont il reconnut la divinité après avoir vaincu Maxence. Ce supplice était celui des esclaves. On tranchait la tête aux citoyens romains.

(5)  C'était assimiler Constantin à Romulus ; par conséquent lui donner le plus beau titre qu'un empereur pût envier.

(6)  Sans doute ces philosophes étaient du nombre des chrétiens que Licinius persécutait, et que, dans ces premiers siècles, on confondait avec les stoïciens et les platoniciens.

(7)  L'auteur de l'Epitome écrit Martien. Zosime nous apprend que Licinius et Martinien, chassés de Chalcédoine, se retirèrent à Nicomédie, où ils se rendirent à Constantin, qui vint les y assiéger ; que Martinien fut mis à mort ; et que Licinius, ayant été relégué à Thessalonique, y fut étranglé peu de temps après, contre la parole qui lui avait été donnée, sans doute parce qu'il formait de nouveaux projets contre Constantin.

(8)  Ce prince, nommé Crispus, fut mis à mort, selon l'auteur de l'Epitome, par le conseil de l'impératrice Fausta, sa belle-mère, femme de Constantin, qui peu après la fit jeter dans l'eau bouillante. On croit qu'il n'avait pas voulu condescendre aux infâmes propositions de cette princesse.

(9)  Entre la Troade et l'ancienne ville d'Ilion Constantin en jeta les fondements, et en éleva les murailles jusqu'à une certaine hauteur. Mais, ayant changé de dessein, il se retira à Byzance, qu'il agrandit, dont il fit la capitale de l'empire, et à laquelle il donna son nom.

(10)  Ce ne peut être que de la religion païenne que parle ici Aurelius Victor, qui était païen. Si cela est, il se trompe, car Constantin s'appliqua pendant toute sa vie à abolir les cérémonies du paganisme, pour établir sur ses ruines la religion chrétienne. S'il ne se trompe pas entièrement, il a pris pour un zèle religieux les mesures que cet empereur employa pour réprimer les insultes qu'un grand nombre de chrétiens se permettaient à l'égard du culte des faux dieux, insultes qui ne pouvaient qu'exciter des troubles dans l'empire. On a dit que Constantin était un prince plus chrétien par politique que de bonne foi ; il devait donc penser que l'intérêt de l'état exigeait qu'il empêchat les chrétiens de se prévaloir de la protection qu'il leur accordait, pour se porter à des violences contre les nombreux sectateurs de l'ancienne religion de l'empire. C'était une réaction dangereuse à laquelle il devait s'opposer pour éviter la guerre civile, ou des troubles funestes à l'état. Cette conduite n'empêcha pas néanmoins plusieurs chrétiens de se livrer à un zèle outré, et d'abattre dans plusieurs endroits, de leur autorité privée, les statues ut les temples des dieux.

(11)  Zozime dit au contraire que Constantin négligea la discipline militaire. Lequel croire ?

(12)  D'autres disent de soixante-six ans.

(13)  Constantin ne régna en tout que trente ans, neuf mois et vingt-sept jours. Il mourut l'an 1089 de la fondation de Rome, et 337 de Jésus Christ.

(14)  C'était l'opinion des anciens, et c'est encore celle d'un grand nombre de personnes peu instruites, que les comètes sont des signes avant-coureurs des malheurs qui menacent les empires ou les princes qui les gouvernent. Il est reconnu aujourd'hui que ce sont des astres comme les autres, des planètes éclairées par le soleil.

(15)  Constantinople, bâtie sur l'emplacement de l'ancienne Byzance, sur le canal étroit qui sépare l'Europe de l'Asie, et communique de la mer de Marmara ou Propontide à la mer Noire ou Pont-Euxin : c'est la plus belle situation de l'univers.

(16)  Aurelius Victor joue un peu ici le rôle d'adulateur : en effet, si la ville de Rome doit imputer sa décadence à un prince, c'est sans contredit à Constantin qui lui donna une rivale par laquelle elle fut enfin éclipsée.

(17)  Notre historien est ici contredit par Zozime. Si l'on en croit ce dernier historien, Constantin détruisit les villes et les châteaux que Dioclétien avait bâtis en plusieurs endroits sur les frontières de l'empire, et mit des garnisons dans des places qui n'en avaient pas besoin.

(18)  La première de ces deux villes était située en Afrique dans la province de Tripoli, et la seconde en Bithynie. Le premier concile général qui s'est tenu dans celle-ci l'a rendue fameuse. C'est dans ce concile que la divinité de Jésus-Christ fut établie contre l'hérésie d'Arius, prêtre d'Alexandrie.

(19)  L'empereur Marc-Aurèle Antonin.

(20)  Hipparque était un habile astronome. Il a écrit sur les phénomènes d'Aratus, les étoiles fixes, et contre Platon sur le mouvement de la lune. Il fut le premier inventeur des instruments propres à l'astronomie. Il florissait sous Ptolémée Philadelphe, qui l'appela à Alexandrie. La conduite de Marc-Aurèle à l'égard du peuple de Nicée est sévère ; mais elle montre tout le cas que ce grand prince faisait de la science.

(21)  Zozime dit le contraire ; mais Zozime, qui était païen, n'aimait pas Constantin.

(22)  Eusèbe, savant évêque de Nicomédie, mais peu digne de la dignité épiscopale, accusa Dalmatius, et son père, Dalmatius Anabalien, d'avoir hâté la mort de Constantin. Il y avait un autre Eusèbe, évêque de Césarée, qui ne valait pas mieux que celui-ci, mais plus savant.

(23)  Cette défaite eut lieu près de la ville d'Aquilée.

(24)  Aur. Victor veut parler ici de la guerre que se firent entre eux les soldats de Magnence et ceux de Potentien. Eutrope fait un portrait moins odieux de ce Vétranion. Voici ses termes : Verum probum, ac morum veterum, ac jucundaa civilitatis, sed omnium liberalium artium expertem ; adeo ut ne elementa quidem prima litterarum, nisi grandaevus et jam imperator, acceperit.

(25)  C'était un homme de probité, qui, à la sévérité des anciennes moeurs joignait les charmes de la politesse ; du reste, d'une telle ignorance, qu'il n'apprit à lire que dans un âge fort avancé, et lorsqu'il était empereur.