XLII - Constance et Julien (an de Rome 1089)

Chapitre 41Sommaire 

Il y avait environ dix mois que ce Vétranion jouissait de sa puissance usurpée, lorsque Constance l'obligea, par la force de son éloquence, à s'en démettre pour rentrer dans l'état de simple particulier (1). C'est, depuis l'origine de l'empire, le seul prince qui, par le talent de la parole et par la clémence, ait obtenu un tel succès. Comme les deux armées étaient en présence, il monta sur son tribunal, prononça un discours comme s'il allait rendre un jugement, et par la force de ses raisons, remporta une victoire qu'à peine lui aurait procurée une grande effusion de sang. Cet événement prouve bien que l'art de parler n'est pas moins utile à la guerre que dans le barreau, et que si cette qualité se trouve jointe à la modestie et à l'intégrité dans l'orateur qui la possède, il peut aisément triompher des plus grandes difficultés. C'est une vérité que notre prince a mise dans tout son jour (2). Aussitôt après cette victoire, il se mit en marche vers l'Italie, pour y attaquer d'autres ennemis ; mais la rigueur de l'hiver et les neiges qui fermaient les issues des Alpes s'opposèrent à son activité. Cependant, Potentien (3), proche parent de Flavius du côté de sa mère, gagne le peuple de Rome avec d'autant plus de facilité, que Magnence lui est devenu plus odieux ; met à mort le préfet de la ville, fait prendre les armes à une troupe de gladiateurs, et se fait proclamer empereur.

Constance II
Médaillon en or
Musée de Vienne

Sa férocité le rendit si pernicieux au peuple et au sénat, que bientôt on vit les maisons, les places publiques, les rues, les temples, remplis de sang et de cadavres, entassés les uns sur les autres, comme ceux des gladiateurs qu'on destinait à être brûlés. Ces horreurs ne furent pas seulement commises par lui, mais encore par les soldats de Magnence, qui entrèrent dans la ville et le tuèrent vingt-sept jours après son usurpation. Comme on s'était aperçu auparavant que quelques nations étrangères remuaient, Magnence avait confié le gouvernement de la Gaule au césar Decentius, son frère ; et Constance, l'Orient à Gallus (4), qu'il avait créé césar, et auquel il avait donné son nom. Ensuite, ces deux princes ne cessèrent de se livrer, l'un à l'autre, plusieurs combats sanglants, pendant l'espace de trois années, et jusqu'à ce que Constance, ayant poursuivi son ennemi jusques dans la Gaule, l'eut obligé lui et son frère à se donner la mort de différentes manières. Dans le même temps fut étouffée (5) une révolte des juifs, qui s'étaient donné un fantôme de roi dans la personne d'un certain Patricius. Peu après, l'empereur fit mourir Gallus, à cause de son caractère féroce et de ses cruautés (6). Ainsi , après le long espace de soixante-dix ans environ, le gouvernement de la république resta entre les mains d'un seul chef (7). Délivrée des troubles civils, elle commençait enfin à goûter les douceurs du repos, lorsqu'elle fut agitée de nouveau par l'élévation forcée de Silvanus à l'empire. Né en Gaule de parents barbares, ce Silvanus avait parcouru tous les grades de la milice, et, après avoir abandonné le parti de Magnence pour celui de Constance, avait obtenu, malgré sa grande jeunesse, la charge de général de l'infanterie. Mais à peine s'était-il élevé au rang suprême, que les légions, sur le secours desquelles il avait compté, le massacrèrent le vingt-huitième jour de son règne.

Julien

Ce fut à cette occasion que, pour contenir l'inconstance naturelle des Gaulois (8), et surtout pour repousser les Germains qui ravageaient quelques parties de cette province, Constance donna au césar Julien, qu'il affectionnait comme son parent (9), le gouvernement de la Gaule transalpine. Julien eut bientôt dompté des peuples belliqueux, en faisant prisonniers leurs rois qui s'étaient rendus fameux (10). Ce succès ne fut pas moins l'effet des conseils de l'empereur que de la fortune du vainqueur. Tibère et Galerius, qui se distinguèrent par plusieurs belles actions tant qu'ils furent soumis à un prince, et qui, devenus les maîtres, eurent des succès moins heureux en faisant la guerre sous leurs propres auspices, prouvent par leur exemple combien la sagesse l'emporte sur la fortune (11). Pendant vingt-trois années (12) que Jules Constance a gouverné l'empire avec le titre d'auguste, à peine a-t-il eu le temps de déposer les armes, et a-t-il cessé d'être occupé de guerres ou étrangères ou civiles. On le vit, après qu'il eut abattu les tyrans, repousser les attaques des Perses ; ensuite, assis sur son tribunal et environné d'une grande pompe, au milieu de la nation des Sarmates, obliger ces peuples à recevoir un roi de sa main. C'est une gloire qu'avait eue Cn. Pompée, en rétablissant Tigrane sur son trône, et qui n'a été le partage que d'un petit nombre de nos ancêtres. Ce prince était naturellement paisible et clément, selon que les circonstances l'exigeaient. Il avait une instruction convenable, et même soignée, une élocution agréable et douce, de la patience dans les travaux, et une adresse étonnante à lancer des traits. Comme il était persuadé que la tranquillité des états dépend de la longue vie des bons princes (13), il était sobre dans ses repas, réglé dans ses moeurs, appliqué à vaincre ses passions, plein d'affection pour son père, et d'une vigilance excessive sur lui-même. Malheureusement, ces grandes et nobles qualités furent obscurcies par le peu de soin qu'il mit dans le choix des gouverneurs de provinces et des chefs de ses armées ; par la corruption de la plupart de ses ministres, et par l'oubli dans lequel il laissait les gens de bien (14). Pour dire la vérité en peu de mots, autant cet empereur avait de belles qualités, autant ses ministres en avaient de détestables.


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(1)  Zozime raconte cet événement avec des circonstances un peu différentes. Il dit que Constance, craignant d'avoir deux ennemis à combattre, envoya des ambassadeurs à Vétranion pour lui demander son amitié, et l'engager à réunir ses troupes aux siennes, afin de marcher ensemble contre Magnence. Vétranion, trompé par cette conduite amicale de Constance, se rendit auprès de lui, et s'assit à ses côtés sur un trône préparé à cet effet. Mais Constance adressa un discours à ses soldats, qui aussitôt forcèrent Vétranion à descendre du trône pour rentrer dans la condition d'un simple particulier. Constance le relégua en Bithynie, et lui assigna une pension alimentaire.

(2)  Selon Zozime, il s'en fallait beaucoup que les belles qualités dont Aurelius Victor vient de parler, fussent les vertus favorites de Constance.

(3)  Ce Potentien, que d'autres appellent Népotien, était neveu de Constantin, par Eutropie, soeur de cet empereur.

(4)  Son neveu, et frère de Julien.

(5)  Par le César Gallus.

(6)  Eutrope fait ainsi son portrait : Vir natura ferus et ad tyrannidem pronior, si suo jure imperare licuisset. C'était un homme naturellement féroce, et qui n'eût été qu'un tyran s'il eût pu faire toutes ses volontés.

(7)  Depuis la mort de Carus jusqu'à celle de Magnence, c'est-à-dire pendant un espace de soixante-neuf ans, la puissance impériale fut presque toujours partagée entre deux ou plusieurs empereurs.

(8)  Vopiscus, en parlant de Saturnin et de Carus, et Trebellius Pollion au commencement de son Histoire des Gallien, ont remarqué ce défaut des Gaulois, qui tient à leur grande vivacité, et qui exige beaucoup de fermeté dans le prince qui les gouverne.

(9)  Julien, si fameux sous le surnom d'apostat que les chrétiens lui ont donné, parce qu'il abjura le christianisme, était frère de Gallus et neveu de Constance.

(10)  Ils étaient au nombre de cinq. Ammien Marcellin en nomme deux : l'un, Chonodamare, et l'autre, Vadomare. Leur armée était forte de trente-cinq mille combattants, sans compter la noblesse qui les suivait.

(11)  Tibère, n'étant encore que simple particulier, vainquit, sous les auspices d'Auguste, les Rhétiens, les Vindéliciens, les Pannoniens et les Germains, et le César Galerius, sous les auspices de Dioclétien, vainquit Achilleus, s'empara d'Alexandrie, défit Narsès, prince d'Arménie, et termina la guerre des Perses.

(12)  Après la mort de son père, avec qui il en avait régné douze.

(13)  Rien n'est plus vrai que la tranquillité des empires est liée à l'existence des princes qui les gouvernent, surtout quand ces princes sont vertueux. A leur mort, tout s'agite au dedans et aux dehors. Au dedans, les factions, longtemps comprimées, osent lever la tête au dehors, les puissances étrangères forment des projets, épient les occasions pour reprendre les armes et si le nouveau monarque ne se fait pas un devoir rigoureux de suivre les traces de son prédécesseur, il se trouve bientôt entouré d'ennemis qui espèrent tirer bon parti de ses imprudences ou de sa faiblesse. Heureux les états sagement et fortement constitués, où la puissance suprême passe des mains d'un sage monarque dans celle de son successeur, sans agitation et sans secousse !

(14)  C'est une grande faute qu'Ammien Marcellin ne cesse pas de déplorer, et qui gâte singulièrement l'éloge qu'Aurelius Victor a fait de l'empereur Constance. Quel prince que celui qui met en oubli les gens de bien ! Quelle naïveté de notre historien, ou plutôt quelles preuve de son impartialité !