Tragédie en cinq actes, représentée par les Comédiens du Roi,
sur le second Théâtre français, le samedi 23 octobre 1819

Acte I Acte III

Acte II

Scène 1
Montfort, Gaston, Fondi, Salviati, d'Aquila, chevaliers français, conjurés

MONTFORT.
Ne blâmez pas, Gaston, de si nobles loisirs ;
Jamais un ciel plus pur n'éclaira nos plaisirs.
Que j'admirais ces bords ! à mon âme attendrie
Combien ils rappelaient une terre chérie !
L'éclat et la beauté de ce climat heureux,
Ces forêts d'orangers, ces monuments pompeux,
Et de ce vaste port la vivante opulence,
Tout retrace à mes yeux les champs de la Provence.
(Aux chevaliers de sa suite.)
Sully , Soissons, Laval, mes amis, mes rivaux,
Demain je vous appelle à des combats nouveaux,
Byzance nous promet de plus sanglantes fêtes :
Bientôt les jeux guerriers feront place aux conquêtes.
Vous, Fondi, d'Aquila, que des plaisirs si doux
Soient le lien heureux qui nous enchaîne tous !
Les splendeurs de la cour et sa bruyante ivresse
Signaient de vos soins l'ingénieuse adresse ;
Vous verrez votre roi demain avec le jour :
Que la pompe des jeux célèbre son retour !
(Montfort fait un signe ; ils sortent tous, excepté Gaston.)

Scène 2
Montfort, Gaston

GASTON.
En vain à mes conseils vous voulez vous soustraire ;
Pour les périls, seigneur, ce mépris téméraire
Vous livre sans défense au fer d'un assassin.
Palerme peut cacher un sinistre dessein ;
Et vous sortez sans gardes ; et jamais vos cohortes
Sur le seuil du palais n'en protégent les portes !
Ce peuple est dangereux, redoutez ses fureurs.

MONTFORT.
Quoi, toujours des soupçons et de vaines terreurs !

GASTON.
Montfort, d'un vieux guerrier pardonnez la franchise ;
L'intérêt de l'état peut-être l'autorise...
Pour marcher sans escorte, on doit se faire aimer.

MONTFORT.
Eh bien, suis-je un tyran ? m'oserait-on blâmer ?
Où tendent ces discours ?

GASTON.
Votre longue indulgence
A de nos chevaliers enhardi la licence.
Sous l'abri d'un grand nom sûr de l'impunité,
A d'horribles excès leur orgueil s'est porté.
C'est trop fermer l'oreille aux plaintes des victimes.
On blâme la faveur dont vous couvrez leurs crimes.

MONTFORT.
Des crimes ! sous quel jour montrez-vous des erreurs ?
Ne pardonnez-vous rien à de jeunes vainqueurs ?
Tant de gloire à mes yeux rend l'orgueil excusable,
Je vois trop de héros pour chercher un coupable !

GASTON.
Des exemples pieux, des leçons de Louis,
Les souvenirs pour vous sont-ils évanouis ?
Ou parmi ses vertus votre âme ardente et fière
Ne sut-elle admirer que la valeur guerrière ?
Ah ! si vous l'avez vu de ses royales mains
Forcer devant Tunis les rangs des Africains ;
Combien plus redoutable à sa jeune noblesse,
De ses sujets contre elle il soutint la faiblesse !
Les plaintes des hameaux s'élevaient jusqu'à lui.
Pour écouter les pleurs du pauvre sans appui,
D'un chêne encor fameux l'ombrage tutélaire
Semblait à sa justice un digne sanctuaire,
Et l'amour de son peuple, heureux de l'entourer,
Le plus sublime encens qu'un roi pût respirer.
Tels étaient ses plaisirs ; cependant la naissance
D'un droit presque divin consacrait sa puissance ;
Et nous, que la fortune a seule couronnés,
Sur un trône conquis, d'écueils environnés,
Nous croyons la justice une vertu vulgaire ;
Il nous semble plus grand, surtout plus téméraire,
Quand un empire entier cherche en nous son recours,
De braver ses douleurs que d'en tarir le cours.

MONTFORT.
Gaston !

GASTON.
Tous ces rivaux dont l'imprudente ivresse,
En partageant vos goûts, les flatte et les caresse,
Aux frivoles amours sans frein abandonnés,
Essayant sur le luth des chants efféminés...

MONTFORT.
Un tel délassement nuit-il à leur courage ?
Je plains l'austérité d'une vertu sauvage,
Sans pitié pour les arts, ornements de la paix,
Et dont l'éclat tranquille ennoblit ses bienfaits.
Ne peut-on aux exploits qui donnent la victoire
Unir le soin plus doux d'en célébrer la gloire ?
Cet espoir les excite et plaît à leur fierté,
Il enflamme la mienne ; oui, la postérité
Dira que les enfants des bords de la Durance
Ont offert les premiers cette heureuse alliance,
Et saura respecter aux mains de ces guerriers
Un luth que leur vaillance a couvert de lauriers.

GASTON.
Pendant ces jeux trompeurs qu'un vain délire anime,
La Sicile murmure et sent trop qu'on l'opprime.
Des pontifes divins le pouvoir respecté
Plie en se débattant sous notre autorité.
Prompte à nous censurer, leur adroite éloquence
Ressaisit par degrés sa première influence.
D'un fanatisme ardent le peuple est possédé.
Par les grands soutenu, par leurs conseils guidé,
Il s'essaie à braver un sceptre qui lui pèse.
Il s'agite sans but, il s'irrite, il s'apaise :
Cet esprit inquiet, ces vagues mouvements
Sont les avant-coureurs de grands événements :
Du nom de Procida souvent il nous menace ;
De ce fier citoyen je redoute l'audace.
Ne peut-il nous tromper par un retour prochain ?
On dit qu'il a juré de venger Conradin,
On dit...

MONTFORT.
Dans tous les temps la rumeur populaire
Excita mes mépris bien plus que ma colère.
Irai-je, recueillant ces discours mensongers,
Quand tout semble tranquille inventer des dangers,
Suivre de mers en mers un sujet qui s'exile,
Pour exhaler sans crainte une haine inutile ?
Lui, qu'il ébranle un joug par le temps affermi !
Vain projet ! Lorédan n'est-il pas mon ami ?
J'aime à me reposer sur sa reconnaissance.
Je le plains, si jamais, trompant ma confiance,
Il tente... A ce penser puis-je encor m'arrêter ?
Un faux bruit répandu doit peu m'inquiéter ;
Et si nous concevons de plus justes alarmes
Nous sommes tous Français et nous avons des armes !

GASTON.
Eh ! que sert la valeur contre la trahison ?
Comment se garantir du poignard, du poison,
Des complots meurtriers tramés dans le silence ?
Plus docile aux avis de mon expérience...

MONTF0RT, apercevant la princesse.
Il suffit, cher Gaston ; de ces grands intérêts,
Par un devoir pressant mes esprits sont distraits.
Sommes-nous descendus à ce point de détresse,
Qu'il faille pour l'état craindre et veiller sans cesse ?
Plus tard libre de soins, demain, dans quelques jours,
Nous pourrons à loisir poursuivre ce discours.

Scène 3
Montfort, Amélie, Elfride

AMELIE.
Retournons sur nos pas... A peine je respire,
Elfride... il n'est plus temps ! ciel ! que vais-je lui dire ?

MONTFORT.
Combien je dois bénir le bonheur qui me suit !
Ah ! madame, vers moi quel dessein vous conduit ?
Mais pourquoi me flatter d'une fausse espérance ?
Sans doute au hasard seul je dois votre présence,
Et c'est trop présumer de croire que vos yeux,
Qui m'évitent partout, me cherchent dans ces lieux.
Que vois-je ? la pâleur couvre votre visage.
Vous pleurez, vous tremblez...

AMELIE.
Soutenez mon courage,
Dieu, soyez mon appui !

MONTFORT.
Vous tremblez près de moi !
Suis-je assez malheureux pour causer votre effroi ?

AMELIE.
Je venais... Lorédan...

MONTFORT.
Il a parlé, madame ?
Aurait-il dévoilé le secret de ma flamme ?
Ah ! que dois-je augurer du trouble où je vous vois ?
Oui, je brûle pour vous et suis fier de mon choix.
Animé d'un espoir peut-être téméraire,
Je veux vous mériter, et j'aspire à vous plaire ;
Remettez-moi le soin de finir vos malheurs,
J'irai dans les combats vaincre sous vos couleurs.
Dans l'Orient troublé plus d'un prince infidèle
Au bruit de nos apprêts s'épouvante et chancèle ;
Leur trône est l'héritage ouvert à nos exploits :
La victoire en courant renouvelle les rois.
Souverain à mon tour, du fruit de ma conquête
Puissé-je de mes mains couronner votre tête,
En m'unissant à vous par un noeud solennel !

AMELIE.
Nous unis... nous ! le sort qui me fut si cruel
Permettrait... Mais, seigneur, la pitié vous égare...
Un invincible obstacle à jamais nous sépare :
L'ombre de Conradin, sanglant, percé de coups,
Terrible, vous repousse et se place entre nous.

MONTFORT.
Ah ! ne m'opposez pas cette injuste barrière ;
Jeune encor, de la croix je suivais la bannière,
Quand Charles par ce meurtre a souillé ses lauriers.

AMELIE.
Vous partagez l'empire avec les meurtriers !

MONTFORT.
Vos pontifes sacrés poussent trop loin l'audace ;
De leurs conseils jaloux je reconnais la trace ;
Des ténèbres du cloître ils dirigent vos pas ;
Qu'ils tremblent !...

AMELIE.
Arrêtez et ne blasphémez pas !
Celui dont vous bravez la majesté céleste,
Refuse ses autels à cet hymen funeste.
Mon père me transmet sa sainte volonté ;
J'entends, j'entends la voix de Conrad irrité ;
Il maudit les bourreaux de sa triste famille,
Et désigne un époux plus digne de sa fille.

MONTFORT.
Un plus digne !... et quel est ce rival odieux ?

AMELIE.
Lorédan doit s'unir au sang de mes aïeux.

MONTFORT.
Lorédan ! se peut-il ?

AMELIE.
D'ou naît votre surprise ?
Avant qu'il vous connût ma main lui fut promise.

MONTFORT.
A Lorédan ? qu'entends-je ?

AMELIE.
Il a reçu ma foi...

MONTFORT.
Vous l'aimez, vous !

AMELIE.
Seigneur...

MONTFORT.
Il l'emporte sur moi.

Vous l'aimez !... il semblait insensible à vos charmes.
Lorédan, mon ami, lui, mon compagnon d'armes,
Mon frère !... pour me perdre il m'avait obéi...
Il était mon rival... l'ingrat... je suis trahi !...

AMELIE.
Seigneur, à quel penser votre esprit s'abandonne ?
Quoi ! vous le soupçonnez !...

MONTFORT.
O Dieu ! je le soupçonne !
Sa trahison éclate à mes yeux indignés ;
Je la vois, j'en gémis... c'est lui que vous plaignez.
Je ne puis soupçonner le traître qui m'outrage !...
Vous l'aimez ! le mépris sera donc mon partage ;
Le mépris... ô fureur ! ô coeur trop confiant !

AMELIE.
Croyez...

MONTFORT.
Vous le perdez en le justifiant,
Madame.

AMELIE.
Je frémis, je crains par ma présence
D'irriter contre lui votre injuste vengeance.
Ciel ! il vient...

MONTFORT.
Mon courroux sera donc satisfait !

AMELIE, à Lorédan.
Qu'avez-vous exigé, cruel ! et qu'ai-je fait ?

Scène 4
Montfort, Lorédan

LOREDAN.
La princesse vous quitte et s'enfuit éperdue ;
Qu'avez-vous ? quel transport vous saisit à ma vue ?

MONTFORT.
Se jouer à ce point de ma crédulité !
(A Lorédan.)
Jamais ressentiment ne fut mieux mérité.
Pouvez-vous feindre encor d'ignorer mon injure ?

LOREDAN.
Qui vous a fait outrage ?...

MONTFORT.
Un perfide, un parjure,
Un infidèle ami, que j'avais mal jugé ;
Qui déchire la main dont il fut protégé,
Qui sous de faux dehors à mes yeux se déguise,
Abuse des secrets surpris à ma franchise,
Qui me perce le sein des plus sensibles coups,
Qui me trahit, me tue ; et cet ami, c'est vous !

LOREDAN.
Moi !

MONTFORT.
Vous, ingrat, oui, vous ; votre audace est extrême :
Vous attaquer à moi ! me ravir ce que j'aime !

LOREDAN.
Je devrais mépriser cette aveugle fureur ;
Mais je veux bien descendre à vous tirer d'erreur.
Que me reprochez-vous ? un amour légitime,
Que je pouvais nourrir, et vous cacher sans crime.
Avant de déclarer vos projets et vos feux,
Aviez-vous mis, seigneur, un prix à ces aveux ?
Les ai-je provoqués par quelque lâche adresse ?
Cet ami, dont Montfort méconnaît la tendresse,
Profondément blessé, ne se plaint qu'à regret ;
Mais vous trahissait-il en gardant son secret ?

MONTFORT.
Vous l'osez demander, quand votre tyrannie
N'use de son pouvoir sur la faible Amélie,
Que pour tromper mes voeux, que pour forcer son choix !

LOREDAN.
En loyal chevalier j'ai réclamé mes droits.

MONTFORT.
Vos droits ! et d'où vous vient cette arrogance insigne,
De disputer un coeur dont je me suis cru digne ?

LOREDAN.
D'un discours si hautain justement irrité,
Je vous en dois le prix, seigneur, la vérité :
Ces courtisans nombreux, que la France a vus naître,
Encensent dans vos mains le sceptre de leur maître :
Hélas ! je me crus libre en l'adorant comme eux...
Mais mon malheur m'apprend qu'il est des malheureux.
Mes yeux s'ouvrent enfin sur le sort de mes frères ;
Croyez-moi, redoutez l'excès de leurs misères.
Ne forcez point ce peuple à sortir du devoir,
Et par pitié pour vous craignez son désespoir.

MONTFORT.
Insensés ! eh ! que peut votre rage inutile ?
Cinq chevaliers français ont conquis la Sicile !

LOREDAN.
Leurs vertus les fit rois bien plus que leurs succès,
Ils étaient généreux, humains, vraiment Français.
Ces valeureux enfants de l'antique Neustrie
D'une race infidèle ont purgé ma patrie ;
Mais vous, quels sont vos droits, vos titres ? Nos revers !
Mais vous, qu'avez-vous fait, que nous donner des fers ?
Allez, votre amitié ne veut que des esclaves ;
Ses dons sont flétrissants, ses noeuds sont des entraves ;
Je les brise, et bénis un effort de fierté,
Qui me rend mon estime avec ma liberté.

MONTFORT.
Soyons donc ennemis ! oui, je vous abandonne.
Dépouillé de l'éclat que ma faveur vous donne,
Retombez dans la foule où vous étiez plongé ;
Je ne vous parle plus qu'en vainqueur outragé,
Qu'en maître tout-puissant, qui veut qu'on obéisse.
Désormais vous pourrez m'accuser d'injustice,
De vos chagrins amers me proclamer l'auteur :
Je deviendrai pour vous tyran, persécuteur.
Perdez, perdez l'espoir d'obtenir Amélie :
Qu'à me céder sa main votre orgueil s'humilie.
Qu'un exil mérité vous dérobe à ses yeux ;
Fuyez, je vous bannis, et voilà mes adieux.

Scène 5
Lorédan

LOREDAN.
L'ai-je bien entendu ? c'est à moi qu'il s'adresse !
C'est à moi qu'il défend de revoir la princesse !
Me bannir... quel abus d'un pouvoir détesté...
Je cède à la fureur dont je suis transporté.
Ciel ! est-il rien d'égal aux affronts que j'endure ?

Scène 6
Lorédan, Procida

PROCIDA.
L'instant est favorable, il se plaint d'une injure.
Mon fils, pourquoi ce trouble ?

LOREDAN.
Ah ! mon père, est-ce vous ?
Que je suis indigné ! vengez-moi, vengeons-nous.

PROCIDA.
Eh ! de qui ?

LOREDAN.
De Montfort.

PROCIDA.
De votre ami !

LOREDAN.
D'un maître,
Qui ne méritait pas, qui doit cesser de l'être.

PROCIDA. Ce vainqueur généreux!...

LOREDAN.
Dites ce ravisseur.
Au dernier de nos rois me disputer la soeur,
Montfort, un étranger !

PROCIDA.
Quel excès d'arrogance !

LOREDAN.
Il prétend m'écraser du poids de sa puissance :
Le superbe ! c'est peu de m'avoir menacé...

PROCIDA.
Qu'a-t-il fait ?

LOREDAN.
De ces murs, mon père, il m'a chassé.
Il faut que par sa mort...

PROCIDA.
Parlons plus bas ; je t'aime,...
Je suis de tes affronts blessé comme toi-même.
Te chasser du palais fondé par tes aïeux !

LOREDAN.
Et j'ai pu contenir mes transports furieux !

PROCIDA.
O despotisme horrible !

LOREDAN.
O joug insupportable !

PROCIDA.
Il te traite en esclave...

LOREDAN.
Il me traite en coupable :
Ma honte et mon malheur sont au comble...

PROCIDA.
Mon fils,
Voilà, depuis seize ans, le sort de ton pays ;
D'étrangers, de bannis, une horde insolente,
Nous tient, depuis seize ans, sous sa verge sanglante.
[Quels affronts ou quels maux nous ont-ils épargnés ?
Les crochets indiquent les vers supprimés à la représentation.
Où fuir, où reposer nos regards indignés ?
Est-il une cité sur ce triste rivage,
Que ne désolent pas le meurtre et le pillage ?]
La Sicile a perdu ses plus fermes soutiens.
Chaque jour les honneurs, les dignités, les biens,
S'en vont, tout dégouttants du sang de l'innocence,
Décorer l'injustice, enrichir la licence.
[Contre ces forcenés les lois sont sans vigueur ;
Le commerce inactif expire de langueur.
Tout un peuple, au travail attaché par la crainte,
Ranime en gémissant son industrie éteinte ;
Il s'épuise à payer leurs plaisirs onéreux ;
Rien ne les satisfait, rien n'est sacré pour eux.
Que ne profanent pas leurs mains insatiables ?
Des temples dépouillés les trésors vénérables,
Abandonnés en proie à leur cupidité,
Sont bientôt dévorés par un luxe effronté.
Saint respect des autels, vertus, talents, génie,
Tout meurt dans la contrainte et dans l'ignominie !]
O Palerme ! ô douleur ! déplorable cité,
Où sont tes jours de gloire et de prospérité ?
Le deuil couvre ton front flétri par l'esclavage ;
Je ne reconnais plus tes moeurs ni ton langage ;
Les supplices, le rapt et les bannissements,
Ouvrent par cent chemins la tombe où tu descends ;
Et quand tu vas périr, quand ton heure est prochaine,
Quand je te vois tomber, expirant sous ta chaîne,
Nos meilleurs citoyens ignorent tes malheurs,
Et mon fils est l'ami de tes persécuteurs !

LOREDAN.
Votre fils veut combattre, et s'immoler pour elle.
Déclarons aux tyrans une guerre éternelle.

PROCIDA.
Silence !... Tes projets sont nobles, ils sont grands :
Faisons jusqu'au tombeau la guerre à nos tyrans ;
Ne la déclarons pas.

LOREDAN.
Je n'ose vous comprendre.

PROCIDA.
Bientôt nos oppresseurs du trône vont descendre.

LOREDAN.
Hâtons-nous, loin de moi ces détours superflus :
Que chassés de Palerme...

PROCIDA.
Ils n'en sortiront plus.
Femmes, enfants, vieillards, tous ceux que l'alliance,
L'amitié, l'intérêt asservit à la France,
Confondus avec eux, frappés des mêmes coups,
Suivront dans le cercueil leurs ombres en courroux.

LOREDAN.
Dois-je vous croire ? ô ciel ! quel horrible mystère !
Vous conspirez leur perte ! ô forfait ! vous, mon père?

PROCIDA.
Tu frémis... homme faible ! eh ! vaut-il mieux pour nous
Dans des fers éternels vieillir à leurs genoux ?
Vaut-il mieux en rampant déshonorer sa vie
Que de la prodiguer pour sauver la patrie,
Pour briser l'instrument de sa captivité,
Lui rendre le bonheur, ses lois, sa dignité,
La venger ?

LOREDAN.
Tout mon coeur s'émeut à ce langage !
Mais les assassiner sans pitié, sans courage !

PROCIDA.
De la pitié pour eux ? quoi, pour ces inhumains ?
Fatigués de nos cris, nous ont-ils jamais plaints ?
D'un pouvoir usurpé leur insolence abuse.
La force est dans leurs mains, triomphons par la ruse.
Ce combat comme à nous peut leur être fatal ;
Egaux sont les périls, le courage est égal.
Qu'un simple citoyen, sans appui que lui-même,
Dispute à des vainqueurs l'autorité suprême ;
Trompant les ennemis dont il marche entouré,
De chaque malheureux qu'il fasse un conjuré ;
Quand sa perte dépend d'un seul mot, d'un seul geste,
Ferme dans ses desseins, foulant aux pieds le reste,
Qu'il offre aux coups du sort un coeur exempt d'effroi ;
Est-ce un lâche à tes yeux ? prononce, et juge-moi.
Dis-moi si le guerrier, que le glaive moissonne,
Mérite mieux l'honneur dont sa mort le couronne ?
Il s'immole à ses rois, j'expire pour le mien.
Ah ! que mon sacrifice est plus grand que le sien.
La gloire prête un charme aux horreurs qu'il affronte ;
Et peut-être demain je meurs chargé de honte,
Traîné sur l'échafaud, lentement déchiré ;
Et tout ce peuple ingrat pour qui je périrai,
S'enivrant du plaisir de compter mes blessures,
Viendra, la joie au front, sourire à mes tortures.

LOREDAN.
Ah ! le même tombeau nous recevra tous deux.
Notre sang confondu...

PROCIDA.
Que dis-tu, malheureux ?
A ton coeur généreux j'ai trop parlé peut-être.
Où m'emporte un courroux dont je ne suis plus maître ?
Pourquoi t'exposerais-je aux dangers que je cours ?
Ne me condamne pas à trembler pour tes jours ;
Garde-toi d'embrasser, dans l'ardeur de ton zèle,
Le dangereux projet que ma voix te révèle ;
Voilà l'unique effort que j'exige de toi.
Tu dois tout ignorer, tu n'es pas mon complice ;
Tu vivras ; que le sort me soit ou non propice,
Tu vivras ; pour moi seul, à mes derniers moments,
J'ai droit de réclamer l'opprobre et les tourments ;
Seul, au fer des bourreaux j'irai porter ma tête...

LOREDAN.
Il n'est plus ni pitié, ni respect qui m'arrête ;
Vos timides conseils ne me retiendront pas.
Faut-il frapper ? parlez, et dirigez mon bras.

PROCIDA.
Non, tu ne démens pas les héros de ta race.
Viens, mon fils, viens, mon sang, que ton père t'embrasse ;
Espoir de mes vieux jours, viens recueillir des pleurs
Que n'ont pu m'arracher dix-huit ans de malheurs...
N'hésite plus... suis-moi...

LOREDAN.
Sans revoir la princesse,
Sans l'instruire.

PROCIDA.
Suis-moi, te dis-je, le temps presse.

LOREDAN.
Loin des murs du palais, si l'effroi la conduit,
Errante, sans secours, dans l'ombre de la nuit...
Si quelque meurtrier...

PROCIDA.
Nous veillerons sur elle ;
Viens, les instants sont chers, et l'honneur nous appelle.

LOREDAN.
Eh bien ! c'en est donc fait ! le sort en est jeté,
Partons... Adieu, séjour par le crime habité !
Et vous, de mes aïeux vénérables images,
J'en fais serment par vous, témoins de mes outrages :
Du dernier des tyrans ces murs seront purgés,
Et nous n'y rentrerons que vainqueurs et vengés.


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