Tragédie en cinq actes, représentée par les Comédiens du Roi,
sur le second Théâtre français, le samedi 23 octobre 1819

Acte II Acte IV

Acte III

Scène 1
Amélie, Elfride

ELFRIDE.
Vous sortez du lieu saint, abattue et tremblante.
Quel sinistre penser vous glace d'épouvante ?
Vous frissonnez ; vos yeux, fixés sur cet écrit,
Trahissent le désordre où flotte votre esprit.
Ah ! pour vous quel malheur faut-il que je redoute ?

AMELIE.
Un autre est menacé ; tu vas frémir, écoute :
Le prêtre accomplissait les mystères divins ;
Du temple un peuple immense assiégeait les chemins,
J'arrive ; prosternée au pied du sanctuaire,
J'implorais du Très-Haut la bonté tutélaire ;
Je priais : par degrés d'affreux pressentiments
D'une terreur croissante ont pénétré mes sens.
Distraite, malgré moi, soit pitié, soit faiblesse,
L'image de Montfort me poursuivait sans cesse.
Je le voyais trahi, fuyant, abandonné,
Par l'ange de la mort dans sa fleur moissonné.
J'ai vu, j'en tremble encor, la céleste vengeance
Sur les marbres sanglants écrire sa sentence.
Peut-être à cet aspect j'avais pâli d'effroi ;
Un pontife du ciel s'est incliné vers moi :
«Bannissez, m'a-t-il dit, cette douleur profonde.
J'en ai l'espoir, ce jour, où le sauveur du monde
S'éleva triomphant des ombres du tombeau,
Ce jour doit éclairer un miracle nouveau.
Il doit nous sauver tous.» J'écoutais en silence.
Lorédan près de nous dans la foule s'avance :
«Lisez ce qu'un ami vous révèle en secret ;
Il y va de vos jours !» Il dit, et disparaît.
Juge de quelle horreur j'ai senti les atteintes,
Quand ce fatal billet a confirmé mes craintes.
«Renfermée au palais, loin des sacrés parvis,
Attendez le lever de la prochaine aurore.
Vos amis, quoiqu'absents, vous protégent encore,
Et l'un d'eux vous transmet cet important avis.
Il doit une victime au sang de votre frère :
L'heure approche où dans l'ombre un châtiment soudain
Vengera sur Montfort, et la Sicile entière,
Et le meurtre de Conradin.»

ELFRIDE.
Eh ! qu'importe pour vous qu'un ennemi périsse ?
Pourquoi dans son trépas vous chercher un supplice ?
Quel changement ! Jadis vos soupirs et vos pleurs
Ne demandaient au ciel que du sang, des vengeurs.

AMELIE.
Il m'a trop écoutée ; alors j'étais barbare...
Dans quels voeux indiscrets la fureur nous égare !

ELFRIDE.
Quoi ! déjà pour Montfort votre coeur désarmé...

AMELIE.
Peut-être au repentir le sien n'est pas fermé !
Que de nobles vertus il reçut en partage !
L'ardente ambition seule en corrompt l'usage.
Ah ! de ces dons heureux les mains qui l'ont orné
A des tourments sans fin ne l'ont pas condamné.
Non, je ne le puis croire, et ma raison tremblante
Devant ce châtiment recule d'épouvante.
Que n'ai-je interrogé les ministres de Dieu ?
Comment doit-il périr ? à quelle heure ? en quel lieu ?
Quels sont ses assassins ? hélas ! que dois-je faire ?
A ce trépas certain ne puis-je le soustraire ?

ELFRIDE.
Le sauver, vous, Montfort !... Qu'osez-vous désirer ?

AMELIE.
S'il quitte ce palais, c'est pour n'y plus rentrer...
Non, tu ne prévois pas quel danger le menace.
Leurs bras pour le frapper cherchent déjà la place...
On l'attend... ils sont là...

ELFRIDE.
Cachez mieux vos frayeurs.
Quelqu'un vers nous s'avance...

AMELIE.
Ah ! c'est lui, je me meurs...

ELFRIDE.
Venez ; loin de ses yeux, souffrez que je vous guide.

AMELIE.
Je le voudrais en vain ; je ne le puis, Elfride.
Un lien invisible attache ici mes pas :
Demeure ; par pitié, ne m'abandonne pas.

Scène 2
Amélie, Elfride, Montfort

MONTFORT.
De mes fureurs, Madame, accusez un perfide.
J'ai pu blesser les lois de ce respect timide
Qu'un chevalier, trompé dans ses voeux les plus chers,
Garde encore à l'objet dont il porta les fers.
Je le sais ; j'aurais dû, plus grand, plus magnanime,
Commander aux transports d'un courroux légitime ;
Epargner un rival indigné de mes coups,
Et forcer votre estime en l'unissant à vous.
Je l'ai banni, madame ; il triomphe à ma honte
De ce coupable abus d'un pouvoir qu'il affronte...
Loin de moi le plaisir qu'un tyran peut chercher
Dans les tourments d'un coeur qu'il n'a pas su toucher.
Je révoque un arrêt dont ma gloire murmure :
J'avilirais le sceptre à venger mon injure.
Sans crainte Lorédan peut revoir ce séjour ;
Qu'il reprenne son rang, qu'il se montre à la cour,
Que l'ingrat, sur ma foi, goûte un bonheur tranquille.
Avant la fin du jour je quitte cet asile,
Où le premier des droits de l'hospitalité
Par un ami trompeur ne fut pas respecté.

AMELIE.
Quoi ! vous partez, seigneur ?

MONTFORT.
Je le dois, je m'empresse
D'affranchir vos regards d'un aspect qui les blesse.
Je n'éclaterai point en regrets superflus.
Vos voeux seront remplis, vous ne me verrez plus.

AMELIE.
Hélas ! il dit trop vrai !

MONTFORT.
Sur les discours d'un traître,
Vous me jugez, madame, et pensez me connaître.
Ces prêtres ombrageux, de qui ma fermeté
Ne sait point encenser la fière humilité,
M'ont dépeint devant vous comme un monstre, un impie.
Il n'est point de forfaits que mon trépas n'expie,
Et, perdant un superbe en son crime obstiné,
Au tribunal de Dieu leur voix m'a condamné.

AMELIE.
Elle est des saints décrets l'interprète fidèle ;
Le coupable périt par son mépris pour elle :
Il ne voit point l'abîme entr'ouvert sous ses pas...
Quelque pressentiment ne vous glace-t-il pas ?

MONTFORT.
Moi, que voulez-vous dire ?

AMELIE.
Un effroi salutaire
Sur des périls cachés quelquefois nous éclaire.

MONTFORT.
Quel sentiment vous porte à trembler pour des jours
Dont vos mortels refus empoisonnent le cours ?
Serait-ce la pitié ?... J'étais loin de m'attendre
Qu'à l'inspirer jamais l'amour me fit descendre,
Et qu'on dût s'abaisser jusqu'à plaindre mon sort !
Madame, c'en est fait...

AMELIE.
S'il me quitte, il est mort !

MONTFORT.
Je veux vous épargner un sentiment pénible ;
Je m'éloigne...

AMELIE.
Ah ! Montfort !

MONTFORT.
O ciel ! est-il possible ?
Quoi ! vous me rappelez ?

AMELIE.
Où voulez-vous courir ?
Ce peuple est malheureux ; il est las de souffrir.
Aux mânes de ses rois brûlant de satisfaire,
S'il formait contre vous un complot sanguinaire !

MONTFORT.
II n'oserait, madame.

AMELIE.
Un lâche, un meurtrier
A son zèle inhumain peut vous sacrifier...

MONTFORT.
Il n'oserait, vous dis-je.

AMELIE.
Oh ! quelle étrange ivresse
Vous pousse en furieux au piège qu'on vous dresse !
Craignez vos ennemis ; pour ce peuple et pour eux
Cessez de vous parer d'un mépris dangereux.
Est-ce donc par l'orgueil que brille un vrai courage ?
S'obstiner à périr, c'est une aveugle rage ;
C'est payer de son sang un vain et faux honneur.

MONTFORT.
Et qu'importe la vie à qui perd le bonheur ?
Pourquoi m'inquiéter d'un fardeau qui m'accable ?
Pour nourrir sans espoir un amour déplorable,
A mon repos, au vôtre, à ma gloire fatal ;
Pour voir et pour orner le succès d'un rival ?
Non, d'un lâche ennemi si le bras m'assassine,
C'est vous qui conduisez les coups qu'il me destine.
Triomphez, vos désirs sont enfin satisfaits !

AMELIE.
Que je triomphe, ô Dieu ! du plus noir des forfaits !
Qui ? moi, de votre mort, et vous l'avez pu croire !
Je poursuis de mes voeux cette horrible victoire !
Dans ces yeux, que vos soins n'ont jamais attendris,
Vous ne voyez encor que haine et que mépris ?
Barbare, ta fierté, qu'un moment j'ai blessée,
Défend bien ton esprit d'une telle pensée.
Tu te complais peut-être en ta funeste erreur,
Pour jouir de mon trouble, observer ma terreur.
Oui, ces chagrins cuisants dont l'ardeur me consume
Ce coeur chargé d'ennuis et gonflé d'amertume,
Tant de pleurs répandus, mes remords, mes combats,
T'ont prouvé malgré moi que je ne te hais pas ;
Tu te fais une joie orgueilleuse et cruelle
D'attacher sur mon front une honte éternelle,
Tu veux forcer ma bouche à se déshonorer
Par l'aveu d'un amour que tu feins d'ignorer.
Va, ta gloire est entière, et ta faible victime
Périra dans l'opprobre en détestant son crime,
Et sans se pardonner à ses derniers moments
D'avoir trahi pour toi le plus saint des serments.
Mais tu cours au trépas, tu meurs si je balance ;
Mourons donc confondus dans la même vengeance.
L'éternité pour nous s'arme de tous ses feux :
Eh bien ! que le ciel tonne et nous perde tous deux !
Je t'aime, ingrat ! tiens, lis...
(Elle lui présente le billet.)

MONTFORT.
Ah ! que viens-je d'apprendre ?
(Lisant.)
Que vois-je ?

Scène 3
Amélie, Elfride, Montfort, Gaston

GASTON.
Sans témoins, seigneur, daignez m'entendre.
Le salut de l'état commande qu'à l'instant
Je révèle à vous seul un secret important.

MONTFORT, avec impatience.
Parlez, que voulez-vous ? parlez.

GASTON.
Ma crainte augmente.
Une sombre fureur dans les esprits fermente.
Tandis que nos guerriers, instruits par vos leçons,
Comme un rêve insensé méprisent mes soupçons,
Les grands, environnés d'esclaves fanatiques,
Travaillent au succès de leurs sourdes pratiques.
Procida m'est suspect ; sachez que cette nuit
La mer sur un esquif dans le port l'a conduit.

AMELIE.
Je tremble !

MONTFORT.
Procida ?

GASTON.
Sur un avis fidèle,
De son retour prochain j'attendais la nouvelle ;
Vous auriez tout appris, si de tels intérêts
Enchaînaient un moment vos désirs inquiets.
Mais quel frein opposer à leur impatience ?
J'ai su, réduit par vous à garder le silence,
Entourer le palais d'amis sûrs et prudents,
Un d'eux l'a reconnu sous d'obscurs vêtements :
Par mon ordre arrêté, devant vous on l'entraîne.

AMELIE.
Je le perds !

MONTFORT.
Sur ces bords quel dessein le ramène ?

GASTON.
Sans doute un grand complot, prêt à s'exécuter,
Avait besoin d'un chef pour oser éclater.
Des pièges qu'il nous tend démêlons l'artifice ;
La vérité jaillit du plus léger indice :
Pour le convaincre, un mot, un seul témoin suffit.
Coupable, il doit périr...

AMELIE, dans le plus grand trouble, à Montfort.
Rendez-moi cet écrit !

GASTON.
L'état vous le défend s'il nous révèle un crime.

MONTFORT, bas.
En voulant la sauver, vous nommez la victime.

AMELIE.
O justice éternelle ! est-ce lui que j'entends ?
Voilà le digne prix de mes égarements ;
Il m'arrache le jour que ma bonté lui donne.
(à Elfride.)
Ote-moi de ces lieux... La raison m'abandonne...
Ah ! le cruel ! pour lui j'ai tout sacrifié ;
J'ai tout trahi, mon Dieu, l'honneur et l'amitié.

Scène 4
Montfort, Gaston

GASTON.
Lorédan suit mes pas, frémissant de colère,
Il se plaint de l'affront dont j'ai flétri son père.
Instruit, n'en doutez point, de ce retour secret,
Pourquoi l'a-t-il caché ?

MONTFORT.
Quel que fût son projet,
Ne le soupçonnez pas d'une basse vengeance ;
Amant et malheureux, quels droits à l'indulgence !
Je suis aimé, Gaston, j'oublie en ce moment
Qu'il a trop écouté son fol emportement.
J'étais cruel, injuste, et, malgré mon offense,
Je crois que Lorédan fût mort pour ma défense.

Scène 5
Montfort, Lorédan, Procida, Gaston, chevaliers, gardes

LOREDAN.
M'apprendrez-vous enfin, seigneur, quels sont vos droits
Pour opprimer le faible et pour braver les lois ?
Se reposant sur vous du soin d'un diadème,
Le roi vous a-t-il fait plus roi qu'il n'est lui-même ?
D'où vient que son ministre, avec impunité,
Ose porter les mains sur notre liberté ?

PROCIDA.
Contenez-vous, mon fils.
(à Montfort.) Quelle est l'injuste cause
Du traitement étrange où mon retour m'expose ?

MONTFORT.
Qui vous rend si hardi que de m'interroger ?

PROCIDA.
Apprenez-moi mon crime avant de me juger.

MONTFORT.
Ennemi déclaré de ce naissant empire,
Trop fier pour être utile, et trop faible pour nuire,
Aux pieds des souverains rampant de cours en cours
Vous avez contre nous mendié leur secours !

PROCIDA.
Non, seigneur ; mais j'ai vu la Sicile asservie,
Avec la liberté j'ai fui de ma patrie.

MONTFORT.
Aujourd'hui dans son sein qui vous force à rentrer ?

PROCIDA.
J'ai voulu la revoir avant que d'expirer.

MONTFORT.
Quoi ! pour livrer vos mains à d'indignes entraves !

PROCIDA.
Pour vivre et mourir libre au milieu des esclaves.

MONTFORT.
Vous perdez le respect, vieillard audacieux !

PROCIDA.
Je ne sais qui de nous l'a conservé le mieux.
J'honore votre rang et le fais sans bassesse ;
Mais ne devez-vous rien, seigneur, à ma vieillesse ?

MONTFORT.
Non, traître ; je connais votre horrible dessein.

LOREDAN.
Il sait tout !

PROCIDA.
Quel est-il ?

MONTFORT.
De me percer le sein.

PROCIDA.
Moi ?

MONTFORT.
Toi-même, toi seul. (à Lorédan) Ah ! ce crime est infâme ;
Jamais tant de noirceur n'aurait souillé ton âme.
On t'osait soupçonner, ma voix t'a défendu.
Que ton accusateur d'un mot soit confondu ;
Ta foi me suffira, j'en croirai ta réponse :
(Lui montrant le billet.)
Connais-tu le complot que cet écrit dénonce ?

LOREDAN.
En croirai-je mes yeux ? Il est trop vrai...

PROCIDA.
Mon fils !

LOREDAN.
Dans vos mains ! se peut-il ?... Dieu ! qui vous l'a remis ?

MONTFORT.
Quoi ! tu serais l'auteur...

LOREDAN.
Parlez... Ah ! l'infidèle !
Quel prix de mes bienfaits, de mon amour pour elle !

PROCIDA.
Insensé, que dis-tu ?

LOREDAN.
J'ai dit la vérité.

MONTFORT.
Ce billet criminel...

LOREDAN.
C'est moi qui l'ai dicté.
Du fer sacré des lois tu profanais l'usage :
Tyran, je l'ai saisi pour sortir d'esclavage.
Dans un sang odieux brûlant de le tremper,
Pour lui rendre l'honneur j'ai voulu t'en frapper.
Que mon dernier aveu t'éclaire et te délivre
Des soupçons outrageants où la terreur te livre.
J'étais de ce dessein l'auteur et l'instrument ;
Mon père l'ignorait, mon père est innocent.
Hélas ! j'ai cru servir, en t'arrachant la vie,
L'ingrate qui t'adore et qui me sacrifie ;
Elle veut mon trépas, je l'attends sans effroi,
Et même de ta main c'est un bienfait pour moi.
(A Procida.)
Il vous rend l'innocence, il va briser ma chaîne ;
(A Montfort.)
Il assemble sur toi plus d'opprobre et de haine.
Achève, je suis prêt, tu le peux ordonner :
C'est moi qui suis coupable et qu'il faut condamner !

MONTFORT.
Malheureux, tu te perds ! crois-tu sauver ta gloire
Par ce superbe aveu d'une fureur si noire ?

LOREDAN.
Je vous l'ai dit, mon coeur ne me reproche rien ;
Faites votre devoir, j'ai cru faire le mien.

MONTFORT.
Tu le veux, j'y consens ! l'état qui me contemple
Attend de ma rigueur un effrayant exemple :
Ton inflexible orgueil m'excite à le donner...
D'où vient que ma pitié s'obstine à pardonner ?
Amitié, dont la voix crie au fond de mon âme,
Contre toi vainement mon équité réclame !
Que mes jours, s'il le faut, soient encor menacés,
Je conserve les siens ; qu'il vive, c'est assez :
Celui que j'ai chéri, que j'ai nommé mon frère,
Ne saurait dépouiller ce sacré caractère.
(A Lorédan qui veut l'interrompre)
N'espérez plus, seigneur, rallumer mon courroux ;
Ecoutez-moi, je veux vous sauver malgré vous.
Apprenant vos fureurs, le roi dans sa justice
Doit sans doute au forfait égaler le supplice ;
Ce soir, sur un esquif abandonnant ces bords,
Dérobez votre tête à ses premiers transports.
(A Procida.)
Vous suivrez votre fils. Je sais qu'on vous soupçonne ;
Et, quel qu'en soit le but, ce prompt retour m'étonne.
Gardez de murmurer quand ma sévérité
Assure mon repos et votre liberté.
Par cet ordre envers vous ma faveur se déclare.
Tous mes torts, Lorédan, ce moment les répare ;
Je suis quitte avec toi, je ne suis point clément.
Ah ! quand on est heureux, qu'on pardonne aisément !

LOREDAN.
Moi, de votre pitié j'accepterai ma grâce !
Ma faute m'avilit si mon sang ne l'efface...

PROCIDA.
Vivez pour m'obéir et pour la réparer.

MONTFORT.
Je puis hâter l'instant qui vous doit délivrer,
Mais non vous affranchir d'un reste de contrainte :
De ces murs, pour prison, je vous donne l'enceinte.
(A Gaston.)
Qu'une garde nombreuse entoure le palais ;
De nos remparts peut-être on veut troubler la paix ;
Parcourez-les, Gaston ; s'il est quelque rebelle,
Que votre seul aspect au devoir le rappelle.
Qu'on rassemble les chefs des plus nobles maisons ;
Je veux me dégager du poids de mes soupçons,
M'appuyer du secours de leur expérience :
Ils attendront ici mon ordre ou ma présence.
(A Lorédan et Procida.)
Croyez-moi, près du trône il vous reste un ami,
Et le temps prouvera s'il pardonne à demi.
Votre danger commun plus que moi vous exile ;
Puisse votre retour au sein de la Sicile
Nous unir par des noeuds plus sacrés désormais !
Lorédan, c'est ainsi que se venge un Français.

Scène 6
Lorédan, Procida

PROCIDA.
Tu demeures sans voix et restes immobile...
N'attends pas de ma bouche un reproche inutile.
Les instants sont trop chers pour les perdre en discours.

LOREDAN.
Et j'ai pu consentir qu'il épargnât mes jours !

PROCIDA.
Il a proscrit les miens dont il s'est fait l'arbitre.
Pourquoi m'a-t-il banni ? par quel ordre ? à quel titre ?
Que lui dois-tu toi-même ? ô pardon généreux !
Un exil qui, plus juste, en devient plus honteux,
Qui lui livre tes biens, ta gloire, ton amante.

LOREDAN.
Comme ils triompheront de ma rage impuissante !
L'hymen va couronner leurs infâmes amours...
Qu'ils s'unissent ! Fuyons... Mais la fuir pour toujours !
Mais sans l'avoir punie et sans que ma colère...
Ah ! perfide, jamais tu ne me fus si chère.

PROCIDA.
Nous ne partirons pas, modérez ces transports.
Vainement le succès veut tromper nos efforts.

L0REDAN.
Ciel !

PROCIDA.
Les ressorts cachés qui m'y doivent conduire,
Se soutiennent l'un l'autre et ne sauraient se nuire.
Tout m'obéit encore, et tout marche animé
D'un mouvement commun par mon ordre imprimé.
Que je sois prisonnier, que je cesse de vivre,
Ou Fondi me succède, ou son bras me délivre.
Au retour de la nuit il pénètre en ces murs.
Deux cents de nos guerriers, amis fermes et sûrs,
Et de qui la valeur doit triompher du nombre,
Des hauteurs d'Alcassar vont se saisir dans l'ombre.
Oddo s'introduit seul dans le palais du roi :
Ce fort est sans défense, et la garde est à moi.
Tandis que, rassurant tout un peuple qui tremble,
Au cri de liberté Borella le rassemble,
De Malte, avant le jour, cent proscrits attendus,
En vainqueurs sur nos bords sont bientôt descendus.
Des portes de la mer leur cohorte s'empare ;
Les soldats sont surpris, Palerme se déclare ;
Chaque temple présente aux plus audacieux
Des armes que nos soins cachent à tous les yeux...

LOREDAN.
Mais le temps pourra seul consommer votre ouvrage,
Et le peuple inconstant n'a qu'un jour de courage.

PROCIDA.
Il faudra l'arrêter ; vain jouet de l'erreur,
Il adore avec crainte, il hait avec fureur.
S'il renverse un despote, il le poursuit encore
Dans les plus vils appuis d'un pouvoir qu'il abhorre ;
Ses vengeances toujours surpassent ses tourments :
L'homme écrase à plaisir ce qu'il a craint longtemps.
Salviati s'approche...

LOREDAN.
Aveuglé par son zèle,
Quel dessein téméraire en ces murs le rappelle ?

PROCIDA.
Courtisan de Montfort, connu dans le palais,
Du soupçon sa faveur doit détourner les traits.
Que viens-tu m'annoncer ?

Scène 7
Lorédan, Procida, Salviati

SALVIATI.
Notre perte est certaine.

PROCIDA.
Que dis-tu ?

SALVIATI.
Plus d'espoir de rompre notre chaîne.
Fondi, dans le conseil appelé par Montfort,
A trouvé près du trône ou des fers ou la mort,
Il n'a point reparu.

PROCIDA.
Sa mort sera vengée !

SALVIATI.
Mais le fort nous échappe, et la garde est changée.

PROCIDA.
Les armes à la main il le faut emporter.

SALVIATI.
La mer contre nos voeux semble se révolter.
Contre nous déclarés, les vents et les orages
Défendent aux proscrits d'approcher des rivages.

PROCIDA.
Il faut vaincre sans eux.

SALVIATI.
Les chefs des conjurés,
De l'ordre de Montfort troublés, désespérés,
N'écoutant qu'à regret ma voix qui les arrête,
Veulent par un aveu détourner la tempête.

PROCIDA.
Tu n'as pas ranimé leur courage abattu ?

SALVIATI.
L'effroi dans tous les coeurs a glacé la vertu.

LOREDAN.
Eh bien, mon père ?

PROCIDA.
Eh bien , j'approuve leur prudence.
Ensemble de Montfort implorons la clémence.
Cet ordre inattendu qui les mande à la cour
Leur ouvre comme à toi l'accès de ce séjour.
Gaston seul est à craindre, et son retour funeste...
Il n'importe, obéis ; je prends sur moi le reste.
Qu'ils viennent, dans une heure ici je les attends.
Gardons une heure encor la foi de nos serments.
Est-ce trop exiger ? oseront-ils se taire ?

SALVIATI.
Tout restera voilé du plus profond mystère.

PROCIDA.
Tu le jures ? Je puis me reposer sur toi ?

SALVIATI.
Comptez sur ma parole.

PROCIDA.
Adieu ; (à Lorédan) vous, suivez-moi.


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