Acte II

Acte I Acte III

Scène 1
ERIPHILE, DORIS

ERIPHILE
Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous,
Laissons-les dans les bras d'un père et d'un époux,
Et tandis qu'à l'envi leur amour se déploie,
Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.

DORIS
Quoi, Madame ! toujours irritant vos douleurs,
Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?
Je sais que tout déplaît aux yeux d'une captive,
Qu'il n'est point dans les fers de plaisir qui la suive ;
Mais dans le temps fatal que repassant les flots,
Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos,
Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide,
Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,
Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés,
A pleurer vos malheurs étaient moins occupés.
Maintenant tout vous rit. L'aimable Iphigénie
D'une amitié sincère avec vous est unie ;
Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de soeur,
Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.
Vous vouliez voir l'Aulide, où son père l'appelle,
Et l'Aulide vous voit arriver avec elle.
Cependant, par un sort que je ne conçois pas,
Votre douleur redouble et croît à chaque pas.

ERIPHILE
Hé quoi ! te semble-t-il que la triste Eriphile
Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?
Crois-tu que mes chagrins doivent s'évanouir
A l'aspect d'un bonheur dont je ne puis jouir ?
Je vois Iphigénie entre les bras d'un père,
Elle fait tout l'orgueil d'une superbe mère ;
Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,
Remise dès l'enfance en des bras étrangers,
Je reçus et je vois le jour que je respire
Sans que mère ni père ait daigné me sourire.
J'ignore qui je suis. Et pour comble d'horreur,
Un oracle effrayant m'attache à mon erreur,
Et quand je veux chercher le sang qui m'a fait naître,
Me dit que sans périr je ne me puis connaître.

DORIS
Non, non, jusques au bout vous devez le chercher.
Un oracle toujours se plaît à se cacher.
Toujours avec un sens il en présente un autre.
En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.
C'est là tout le danger que vous pouvez courir,
Et c'est peut-être ainsi que vous devez périr.
Songez que votre nom fut changé dès l'enfance.

ERIPHILE
Je n'ai de tout mon sort que cette connaissance ;
Et ton père, du reste infortuné témoin,
Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.
Hélas ! dans cette Troie où j'étais attendue,
Ma gloire, disait-il, m'allait être rendue ;
J'allais, en reprenant et mon nom et mon rang,
Des plus grands rois en moi reconnaître le sang.
Déjà je découvrais cette fameuse ville ;
Le Ciel mène à Lesbos l'impitoyable Achille.
Tout cède, tout ressent ses funestes efforts.
Ton père, enseveli dans la foule des morts,
Me laisse dans les fers à moi-même inconnue ;
Et de tant de grandeurs dont j'étais prévenue,,
Vile esclave des Grecs, je n'ai pu conserver
Que la fierté d'un sang que je ne puis prouver.

DORIS
Ah ! que perdant, Madame, un témoin si fidèle,
La main qui vous l'ôta vous doit sembler cruelle !
Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,
Qui des secrets des Dieux fut toujours informé.
Le Ciel souvent lui parle. Instruit par un tel maître,
Il sait tout ce qui fut, et tout ce qui doit être.
Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?
Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.
Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,
Vous va sous son appui présenter un asile.
Elle vous l'a promis et juré devant moi,
Ce gage est le premier qu'elle attend de sa foi.

ERIPHILE
Que dirais-tu, Doris, si passant tout le reste,
Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?

DORIS
Quoi, Madame ?

ERIPHILE
          Tu vois avec étonnement
Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
Ecoute. Et tu te vas étonner que je vive.
C'est peu d'être étrangère, inconnue et captive
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m'enleva prisonnière,
Qui m'arracha d'un coup ma naissance et ton père,
De qui jusques au nom tout doit m'être odieux,
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.

DORIS
Ah ! que me dites-vous ?

ERIPHILE
          Je me flattais sans cesse
Qu'un silence éternel cacherait ma faiblesse,
Mais mon coeur trop pressé m'arrache ce discours,
Et te parle une fois, pour se taire toujours.
Ne me demande point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour je me vis possédée.
Je n'en accuse point quelques feintes douleurs
Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs.
Le Ciel s'est fait sans doute une joie inhumaine
A rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
Rappellerai-je encor le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie,
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
Et me voyant presser d'un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l'effroyable visage.
J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis. Son aspect n'avait rien de farouche,
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche.
Je sentis contre moi mon coeur se déclarer,
J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide.
Iphigénie en vain s'offre à me protéger,
Et me tend une main prompte à me soulager :
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée !
Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée,
Que pour m'armer contre elle, et sans me découvrir,
Traverser son bonheur que je ne puis souffrir.

DORIS
Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?
Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
Eviter les tourments que vous venez chercher,
Et combattre des feux contraints de se cacher ?

ERIPHILE
Je le voulais, Doris. Mais quelque triste image
Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,
Au sort qui me traînait il fallut consentir,
Une secrète voix m'ordonna de partir,
Me dit qu'offrant ici ma présence importune,
Peut-être j'y pourrais porter mon infortune ;
Que peut-être approchant ces amants trop heureux,
Quelqu'un de mes malheurs se répandrait sur eux.
Voilà ce qui m'amène, et non l'impatience
D'apprendre à qui je dois une triste naissance.
Ou plutôt leur hymen me servira de loi.
S'il s'achève, il suffit : tout est fini pour moi.
Je périrai, Doris, et par une mort prompte
Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte,
Sans chercher des parents si longtemps ignorés,
Et que ma folle amour a trop déshonorés.

DORIS
Que je vous plains, Madame ! et que la tyrannie ...

ERIPHILE
Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.


Scène 2
AGAMEMNON, IPHIGENIE, ERIPHILE, DORIS

IPHIGENIE
Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
A qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
Mon respect a fait place aux transports de la reine.
Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?
Et ma joie à vos yeux n'ose-t-elle éclater ?
Ne puis-je...

AGAMEMNON
          Hé bien ! ma fille, embrassez votre père,
Il vous aime toujours.

IPHIGENIE
          Que cette amour m'est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
Quels honneurs ! Quel pouvoir ! Déjà la Renommée
Par d'étonnants récits m'en avait informée,
Mais que voyant de près ce spectacle charmant,
Je sens croître ma joie et mon étonnement !
Dieux ! Avec quel amour la Grèce vous révère !
Quel bonheur de me voir la fille d'un tel père !

AGAMEMNON
Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.

IPHIGENIE
Quelle félicité peut manquer à vos voeux ?
A de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
J'ai cru n'avoir au Ciel que des grâces à rendre.

AGAMEMNON
Grands Dieux ! à son malheur dois-je la préparer ?

IPHIGENIE
Vous vous cachez, Seigneur, et semblez soupirer ;
Tous vos regards sur moi ne tombent qu'avec peine.
Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?

AGAMEMNON
Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux.
Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux.
D'un soin cruel ma joie est ici combattue.

IPHIGENIE
Hé ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
Je prévois la rigueur d'un long éloignement.
N'osez-vous sans rougir être père un moment ?
Vous n'avez devant vous qu'une jeune princesse
A qui j'avais pour moi vanté votre tendresse.
Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
J'ai fait gloire à ses yeux de ma félicité.
Oue va-t-elle penser de votre indifférence ?
Ai-je flatté ses voeux d'une fausse espérance ?
N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis ?

AGAMEMNON
Ah ! ma fille !

IPHIGENIE
          Seigneur, poursuivez.

AGAMEMNON
                    Je ne puis.

IPHIGENIE
Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !

AGAMEMNON
Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.

IPHIGENIE
Les Dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !

AGAMEMNON
Les Dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.

IPHIGENIE
Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.

AGAMEMNON
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !

IPHIGENIE
L'offrira-t-on bientôt ?

AGAMEMNON
          Plus tôt que je ne veux.

IPHIGENIE
Me sera-t-il permis de me joindre à vos voeux ?
Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille ?

AGAMEMNON
Hélas !

IPHIGENIE
          Vous vous taisez ?

AGAMEMNON
                    Vous y serez, ma fille.
Adieu.


Scène 3
IPHIGENIE, ERIPHILE, DORIS

IPHIGENIE
          De cet accueil que dois-je soupçonner ?
D'une secrète horreur je me sens frissonner.
Je crains, malgré moi-même, un malheur que j'ignore.
Justes Dieux, vous savez pour qui je vous implore.

ERIPHILE
Quoi ! parmi tous les soins qui doivent l'accabler,
Quelque froideur suffît pour vous faire trembler ?
Hélas ! à quels soupirs suis-je donc condamnée,
Moi, qui de mes parents toujours abandonnée,
Etrangère partout, n'ai pas, même en naissant,
Peut-être reçu d'eux un regard caressant !
Du moins, si vos respects sont rejetés d'un père,
Vous en pouvez gémir dans le sein d'une mère,
Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,
Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés ?

IPHIGENIE
Je ne m'en défends point. Mes pleurs, belle Eriphile,
Ne tiendraient pas longtemps contre les soins d'Achille ;
Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir,
Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.
Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ?
Cet amant, pour me voir brûlant d'impatience,
Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,
Qu'un père de si loin m'ordonne de chercher,
S'empresse-t-il assez pour jouir d'une vue
Qu'avec tant de transports je croyais attendue ?
Pour moi, depuis deux jours qu'approchant de ces lieux
Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,
Je l'attendais partout, et d'un regard timide
Sans cesse parcourant les chemins de l'Aulide,
Mon coeur pour le chercher volait loin devant moi,
Et je demande Achille à tout ce que je voi.
Je viens, j'arrive enfin sans qu'il m'ait prévenue.
Je n'ai percé qu'à peine une foule inconnue ;
Lui seul ne paraît point. Le triste Agamemnon
Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.
Que fait-il ? Qui pourra m'expliquer ce mystère ?
Trouverai-je l'amant glacé comme le père ?
Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour
Eteint dans tous les coeurs la tendresse et l'amour ?
Mais non : c'est l'offenser par d'injustes alarmes.
C'est à moi que l'on doit le secours de ses armes.
Il n'était point à Sparte entre tous ces amants
Dont le père d'Hélène a reçu les serments.
Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole,
S'il part contre Ilion, c'est pour moi qu'il y vole ;
Et, satisfait d'un prix qui lui semble si doux,
Il veut même y porter le nom de mon époux.


Scène 4
CLYTEMNESTRE, IPHIGENIE, ERIPHILE, DORIS

CLYTEMNESTRE
Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,
Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.
Je ne m'étonne plus qu'interdit et distrait,
Votre père ait paru nous revoir à regret.
Aux affronts d'un refus craignant de vous commettre,
Il m'avait par Arcas envoyé cette lettre.
Arcas s'est vu trompé par notre égarement,
Et vient de me la rendre en ce même moment.
Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée.
Pour votre hymen Achille a changé de pensée,
Et, refusant l'honneur qu'on lui veut accorder,
Jusques à son retour il veut le retarder.

ERIPHILE
Qu'entends-je ?

CLYTEMNESTRE
          Je vous vois rougir de cet outrage.
Il faut d'un noble orgueil armer votre courage.
Moi-même, de l'ingrat approuvant le dessein,
Je vous l'ai dans Argos présenté de ma main ;
Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,
Vous donnait avec joie au fils d'une Déesse.
Mais puisque désormais son lâche repentir
Dément le sang des Dieux, dont on le fait sortir,
Ma fille, c'est à nous de montrer qui nous sommes,
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
Que vos voeux de son coeur attendent le retour ?
Rompons avec plaisir un hymen qu'il diffère.
J'ai fait de mon dessein avertir votre père.
Je ne l'attends ici que pour m'en séparer,
Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.
(A Eriphile.)
Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre :
En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos desseins secrets on est trop éclairci,
Et ce n'est pas Calchas que vous cherchez ici.


Scène 5
IPHIGENIE, ERIPHILE, DORIS

IPHIGENIE
En quel funeste état ces mots m'ont-ils laissée !
Pour mon hymen Achille a changé de pensée !
Il me faut sans honneur retourner sur mes pas,
Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas ?

ERIPHILE
Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.

IPHIGENIE
Vous m'entendez assez, si vous voulez m'entendre.
Le sort injurieux me ravit un époux ;
Madame, à mon malheur m'abandonnerez-vous ?
Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène.
Me verra-t-on sans vous partir avec la reine ?

ERIPHILE
Je voulais voir Calchas avant que de partir.

IPHIGENIE
Que tardez-vous, Madame, à le faire avertir ?

ERIPHILE
D'Argos, dans un moment, vous reprenez la route.

IPHIGENIE
Un moment quelquefois éclaircit plus d'un doute.
Mais, Madame, je vois que c'est trop vous presser.
Je vois ce que jamais je n'ai voulu penser.
Achille ... Vous brûlez que je ne sois partie.

ERIPHILE
Moi ? Vous me soupçonnez de cette perfidie ?
Moi, j'aimerais, Madame, un vainqueur furieux,
Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,
Qui la flamme à la main, et de meurtres avide,
Mit en cendres Lesbos ...

IPHIGENIE
          Oui, vous l'aimez, perfide.
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme,
Et loin d'en détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez encore à m'en entretenir.
Déjà plus d'une fois, dans vos plaintes forcées,
J'ai dû voir, et j'ai vu, le fond de vos pensées.
Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté
A remis le bandeau que j'avais écarté.
Vous l'aimez ! Que faisais-je ? et quelle erreur fatale
M'a fait entre mes bras recevoir ma rivale ?
Crédule, je l'aimais. Mon coeur même aujourd'hui
De son parjure amant lui promettait l'appui.
Voilà donc le triomphe où j'étais amenée !
Moi-même à votre char je me suis enchaînée.
Je vous pardonne, hélas ! des voeux intéressés,
Et la perte d'un coeur que vous me ravissez ;
Mais que sans m'avertir du piège qu'on me dresse,
Vous me laissiez chercher jusqu'au fond de la Grèce
L'ingrat, qui ne m'attend que pour m'abandonner,
Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?

ERIPHILE
Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,
Madame. On ne m'a pas instruite à les entendre,
Et les Dieux contre moi dès longtemps indignés
A mon oreille encor les avaient épargnés.
Mais il faut des amants excuser l'injustice.
Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?
Avez-vous pu penser qu'au sang d'Agamemnon
Achille préférât une fille sans nom,
Qui de tout son destin ce qu'elle a pu comprendre
C'est qu'elle sort d'un sang qu'il brûle de répandre ?

IPHIGENIE
Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.
Je n'avais pas encor senti tout mon malheur.
Et vous ne comparez votre exil et ma gloire
Que pour mieux relever votre injuste victoire.
Toutefois vos transports sont trop précipités.
Ce même Agamemnon à qui vous insultez,
Il commande à la Grèce, il est mon père, il m'aime,
Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.
Mes larmes par avance avaient su le toucher,
J'ai surpris ses soupirs qu'il me voulait cacher.
Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,
J'osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !


Scène 6
ACHILLE, IPHIGENIE, ERIPHILE, DORIS

ACHILLE
Il est donc vrai, Madame, et c'est vous que je vois.
Je soupçonnais d'erreur tout le camp à la fois.
Vous en Aulide ? Vous ? Hé ! qu'y venez-vous faire ?
D'où vient qu'Agamemnon m'assurait le contraire ?

IPHIGENIE
Seigneur, rassurez-vous. Vos voeux seront contents,
Iphigénie encor n'y sera pas longtemps.



Scène 7
ACHILLE, ERIPHILE, DORIS

ACHILLE
Elle me fuit ! Veillé-je ? Ou n'est-ce point un songe ?
Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !
Madame, je ne sais si sans vous irriter,
Achille devant vous pourra se présenter.
Mais si d'un ennemi vous souffrez la prière,
Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,
Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ;
Vous savez ...

ERIPHILE
          Quoi ! Seigneur, ne le savez-vous pas,
Vous qui, depuis un mois, brûlant sur ce rivage,
Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?

ACHILLE
De ce même rivage absent depuis un mois,
Je le revis hier pour la première fois.

ERIPHILE
Quoi ! lorsqu'Agamemnon écrivait à Mycène,
Votre amour, votre main n'a pas conduit la sienne ?
Quoi ! vous qui de sa fille adoriez les attraits ...

ACHILLE
Vous m'en voyez encore épris plus que jamais,
Madame. Et si l'effet eût suivi ma pensée,
Moi-même dans Argos je l'aurais devancée.
Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?
Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.
Que dis-je ? En ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
De leur vaine éloquence employant l'artifice,
Combattaient mon amour et semblaient m'annoncer
Que si j'en crois ma gloire, il y faut renoncer.
Quelle entreprise ici pourrait être formée ?
Suis-je sans le savoir la fable de l'armée ?
Entrons. C'est un secret qu'il leur faut arracher.


Scène 8
ERIPHILE, DORIS

ERIPHILE
Dieux, qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?
Orgueilleuse rivale, on t'aime, et tu murmures ?
Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ?
Ah ! plutôt... Mais, Doris, ou j'aime à me flatter,
Ou sur eux quelque orage est tout prêt d'éclater.
J'ai des yeux. Leur bonheur n'est pas encor tranquille.
On trompe Iphigénie. On se cache d'Achille ;
Agamemnon gémit. Ne désespérons point ;
Et, si le sort contre elle à ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette intelligence
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.


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