Scène 1
IPHIGENIE, AEGINE
IPHIGENIE
Cesse de m'arrêter. Va, retourne à ma
mère,
Aegine : il faut des Dieux apaiser la
colère.
Pour ce sang malheureux qu'on veut leur
dérober,
Regarde quel orage est tout prêt à
tomber.
Considère l'état où la reine est
réduite.
Vois comme tout le camp s'oppose à notre fuite
;
Avec quelle insolence ils ont de toutes parts
Fait briller à nos yeux la pointe de leurs
dards.
Nos gardes repoussés, la reine
évanouie...
Ah ! c'est trop l'exposer, souffre que je la fuie
;
Et sans attendre ici ses secours impuissants,
Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.
Mon père même, hélas ! puisqu'il
faut te le dire,
Mon père, en me sauvant, ordonne que
j'expire.
AEGINE
Lui, Madame ? Quoi donc ? Qu'est-ce qui s'est
passé ?
IPHIGENIE
Achille trop ardent l'a peut-être
offensé.
Mais le roi, qui le hait, veut que je le
haïsse.
Il ordonne à mon coeur cet affreux
sacrifice.
Il m'a fait par Arcas expliquer ses souhaits,
Aegine, il me défend de lui parler jamais.
AEGINE
Ah ! Madame !
IPHIGENIE
Ah,
sentence ! Ah, rigueur inouïe !
Dieux plus doux, vous n'avez demandé que ma vie
!
Mourons, obéissons. Mais qu'est-ce que je voi
?
Dieux ! Achille ?
Scène 2
ACHILLE, IPHIGENIE
ACHILLE
Venez,
Madame, suivez-moi.
Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
D'un peuple qui se presse autour de cette tente.
Paraissez. Et bientôt, sans attendre mes
coups,
Ces flots tumultueux s'ouvriront devant vous.
Patrocle et quelques chefs qui marchent à ma
suite,
De mes Thessaliens vous amènent
l'élite.
Tout le reste, assemblé près de mon
étendard,
Vous offre de ses rangs l'invincible rempart.
A vos persécuteurs opposons cet asile.
Qu'ils viennent vous chercher sous les tentes
d'Achille.
Quoi, Madame ! est-ce ainsi que vous me secondez
?
Ce n'est que par des pleurs que vous me
répondez.
Vous fiez-vous encore à de si faibles armes
?
Hâtons-nous. Votre père a
déjà vu vos larmes.
IPHIGENIE
Je le sais bien, Seigneur. Aussi tout mon espoir
N'est plus qu'au coup mortel que je vais
recevoir.
ACHILLE
Vous, mourir ? Ah ! cessez de tenir ce langage.
Songez-vous quel serment vous et moi nous engage
?
Songez-vous, pour trancher d'inutiles discours,
Que le bonheur d'Achille est fondé sur vos jours
?
IPHIGENIE
Le Ciel n'a point aux jours de cette
infortunée
Attaché le bonheur de votre
destinée.
Notre amour nous trompait ; et les arrêts du
sort
Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.
Songez, Seigneur, songez à ces moissons de
gloire
Qu'à vos vaillantes mains présente la
victoire.
Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,
Si mon sang ne l'arrose, est stérile pour
vous.
Telle est la loi des Dieux à mon père
dictée.
En vain, sourd à Calchas, il l'avait
rejetée :
Par la bouche des Grecs contre moi
conjurés,
Leurs ordres éternels se sont trop
déclarés.
Partez. A vos honneurs j'apporte trop
d'obstacles.
Vous-même dégagez la foi de vos
oracles,
Signalez ce héros à la Grèce
promis,
Tournez votre douleur contre ses ennemis.
Déjà Priam pâlit ;
déjà Troie en alarmes
Redoute mon bûcher et frémit de vos
larmes.
Allez, et dans ces murs vides de citoyens,
Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.
Je meurs dans cet espoir satisfaite et
tranquille.
Si je n'ai pas vécu la compagne d'Achille,
J'espère que du moins un heureux avenir
A vos faits immortels joindra mon souvenir,
Et qu'un jour mon trépas, source de votre
gloire,
Ouvrira le récit d'une si belle histoire.
Adieu, prince, vivez, digne race des Dieux.
ACHILLE
Non, je ne reçois point vos funestes
aDieux.
En vain, par ce discours, votre cruelle adresse
Veut servir votre père, et tromper ma tendresse
;
En vain vous prétendez, obstinée à
mourir,
Intéresser ma gloire à vous laisser
périr.
Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces
conquêtes,
Ma main, en vous servant, les trouve toutes
prêtes.
Et qui de ma faveur se voudrait honorer,
Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?
Ma gloire, mon amour vous ordonnent de vivre.
Venez, Madame, il faut les en croire, et me
suivre.
IPHIGENIE
Qui ? Moi ? Que contre un père osant me
révolter,
Je mérite la mort que j'irais éviter
?
Où serait le respect ? Et ce devoir
suprême ...
ACHILLE
Vous suivrez un époux avoué par
lui-même.
C'est un titre qu'en vain il prétend me
voler.
Ne fait-il des serments que pour les violer ?
Vous-même, que retient un devoir si
sévère,
Quand il vous donne à moi, n'est-il point votre
père ?
Suivez-vous seulement ses ordres absolus
Quand il cesse de l'être et ne vous connaît
plus ?
Enfin, c'est trop tarder, ma princesse, et ma
crainte...
IPHIGENIE
Quoi ! Seigneur ! vous iriez jusques à la
contrainte ?
D'un coupable transport écoutant la
chaleur,
Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur
?
Ma gloire vous serait moins chère que ma vie
?
Ah, Seigneur ! épargnez la triste
Iphigénie.
Asservie à des lois que j'ai dû
respecter,
C'est déjà trop pour moi que de vous
écouter.
Ne portez pas plus loin votre injuste victoire,
Ou par mes propres mains immolée à ma
gloire,
Je saurai m'affranchir, dans ces
extrémités,
Du secours dangereux que vous me
présentez.
ACHILLE
Hé bien ! n'en parlons plus. Obéissez,
cruelle,
Et cherchez une mort qui vous semble si belle.
Portez à votre père un coeur, où
j'entrevoi
Moins de respect pour lui que de haine pour moi.
Une juste fureur s'empare de mon âme.
Vous allez à l'autel, et moi, j'y cours,
Madame.
Si de sang et de morts le Ciel est affamé,
Jamais de plus de sang ses autels n'ont
fumé.
A mon aveugle amour tout sera légitime.
Le prêtre deviendra la première victime
;
Le bûcher, par mes mains détruit et
renversé,
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé
;
Et si dans les horreurs de ce désordre
extrême,
Votre père frappé tombe et périt
lui-même,
Alors, de vos respects voyant les tristes fruits,
Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.
IPHIGENIE
Ah, Seigneur ! ah, cruel !... Mais il fuit, il
m'échappe.
O toi, qui veux ma mort, me voilà seule,
frappe,
Termine, juste Ciel, ma vie et mon effroi,
Et lance ici des traits qui n'accablent que moi.
Scène 3
CLYTEMNESTRE, IPHIGENIE, AEGINE, EURYBATE,
GARDES
CLYTEMNESTRE
Oui, je la défendrai contre toute
l'armée.
Lâches, vous trahissez votre reine
opprimée !
EURYBATE
Non, Madame, il suffit que vous me commandiez :
Vous nous verrez combattre et mourir à vos
pieds.
Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre
?
Contre tant d'ennemis qui vous pourra défendre
?
Ce n'est plus un vain peuple en désordre
assemblé,
C'est d'un zèle fatal tout le camp
aveuglé.
Plus de pitié. Calchas seul règne, seul
commande :
La piété sévère exige son
offrande.
Le roi de son pouvoir se voit
déposséder,
Et lui-même au torrent nous contraint de
céder.
Achille à qui tout cède, Achille à
cet orage
Voudrait lui-même en vain opposer son
courage.
Que fera-t-il, Madame ? Et qui peut dissiper
Tous les flots d'ennemis prêts à
l'envelopper ?
CLYTEMNESTRE
Qu'ils viennent donc sur moi prouver leur zèle
impie
Et m'arrachent ce peu qui me reste de vie.
La mort seule, la mort pourra rompre les noeuds
Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes
deux.
Mon corps sera plutôt séparé de mon
âme
Que je souffre jamais... Ah, ma fille !
IPHIGENIE
Ah,
Madame !
Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
Le malheureux objet d'une si tendre amour ?
Mais que pouvez-vous faire en l'état où
nous sommes ?
Vous avez à combattre et les Dieux et les
hommes.
Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?
N'allez point, dans un camp rebelle à votre
époux,
Seule à me retenir vainement
obstinée,
Par des soldats peut-être indignement
traînée,
Présenter, pour tout fruit d'un
déplorable effort,
Un spectacle à mes yeux plus cruel que la
mort.
Allez. Laissez aux Grecs achever leur ouvrage,
Et quittez pour jamais un malheureux rivage.
Du bûcher qui m'attend, trop voisin de ces
lieux,
La flamme de trop près viendrait frapper vos
yeux.
Surtout, si vous m'aimez, par cet amour de
mère,
Ne reprochez jamais mon trépas à mon
père.
CLYTEMNESTRE
Lui ! par qui votre coeur à Calchas
présenté...
IPHIGENIE
Pour me rendre à vos pleurs que n'a-t-il point
tenté ?
CLYTEMNESTRE
Par quelle trahison le cruel m'a déçue
!
IPHIGENIE
Il me cédait aux Dieux, dont il m'avait
reçue.
Ma mort n'emporte pas tout le fruit de vos feux.
De l'amour qui vous joint vous avez d'autres noeuds
;
Vos yeux me reverront dans Oreste mon
frère.
Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste
à sa mère !
D'un peuple impatient vous entendez la voix.
Daignez m'ouvrir vos bras pour la dernière
fois,
Madame, et rappelant votre vertu sublime...
Eurybate, à l'autel conduisez la victime.
Scène 4
CLYTEMNESTRE, AEGINE, GARDES
CLYTEMNESTRE
Ah ! vous n'irez pas seule, et je ne prétends
pas...
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides, contentez votre soif sanguinaire.
AEGINE
Où courez-vous, Madame, et que voulez-vous faire
?
CLYTEMNESTRE
Hélas ! je me consume en impuissants
efforts,
Et rentre au trouble affreux dont à peine je
sors.
Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie ?
AEGINE
Ah ! savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain
Iphigénie avait retiré dans son sein
?
Eriphile, en ces lieux par vous-même
conduite,
A seule à tous les Grecs
révélé votre fuite.
CLYTEMNESTRE
O monstre, que Mégère en ses flancs a
porté !
Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté
!
Quoi ! tu ne mourras point ? Quoi ! pour punir son
crime...
Mais où va ma douleur chercher une victime
?
Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille
vaisseaux,
Mer, tu n'ouvriras pas des abîmes nouveaux
?
Quoi ! lorsque les chassant du port qui les
recèle,
L'Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents, les mêmes vents, si longtemps
accusés,
Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés
?
Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette
contrée
Reconnais l'héritier et le vrai fils
d'Atrée,
Toi, qui n'osas du père éclairer le
festin,
Recule, ils t'ont appris ce funeste chemin.
Mais, cependant, ô Ciel ! ô mère
infortunée !
De festons oDieux ma fille couronnée
Tend la gorge aux couteaux, par son père
apprêtés !
Calchas va dans son sang... Barbares ! arrêtez
:
C'est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre.
J'entends gronder la foudre, et sens trembler la
terre.
Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups.
Scène 5
CLYTEMNESTRE, ULYSSE, ARCAS, AEGINE, GARDES
ARCAS
N'en doutez point, Madame, un Dieu combat pour
vous.
Achille en ce moment exauce vos prières.
Il a brisé des Grecs les trop faibles
barrières.
Achille est à l'autel. Calchas est
éperdu.
Le fatal sacrifice est encor suspendu.
On se menace, on court, l'air gémit, le fer
brille.
Achille fait ranger autour de votre fille
Tous ses amis, pour lui prêts à se
dévouer.
Le triste Agamemnon, qui n'ose l'avouer,
Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il
présage,
Ou pour cacher ses pleurs, s'est voilé le
visage.
Venez, puisqu'il se tait, venez, par vos
discours,
De votre défenseur appuyer le secours ;
Lui-même de sa main, de sang toute fumante,
Il veut entre vos bras remettre son amante ;
Lui-même il m'a chargé de conduire vos
pas.
Ne craignez rien.
CLYTEMNESTRE
Moi,
craindre ? Ah ! courons, cher Arcas.
Le plus affreux péril n'a rien dont je
pâlisse.
J'irai partout. Mais, Dieux ! ne vois-je pas Ulysse
?
C'est lui. Ma fille est morte, Arcas, il n'est plus
temps.
ULYSSE
Non, votre fille vit et les Dieux sont contents.
Rassurez-vous. Le Ciel a voulu vous la rendre.
CLYTEMNESTRE
Elle vit ! Et c'est vous qui venez me l'apprendre
!
ULYSSE
Oui, c'est moi, qui longtemps contre elle et contre
vous
Ai cru devoir, Madame, affermir votre époux
;
Moi, qui jaloux tantôt de l'honneur de nos
armes
Par d'austères conseils ai fait couler vos
larmes,
Et qui viens, puisque enfin le Ciel est
apaisé,
Réparer tout l'ennui que je vous ai
causé.
CLYTEMNESTRE
Ma fille ! Ah, prince ! O Ciel ! Je demeure
éperdue.
Quel miracle, Seigneur, quel Dieu me l'a rendue ?
ULYSSE
Vous m'en voyez moi-même en cet heureux
moment
Saisi d'horreur, de joie et de ravissement.
Jamais jour n'a paru si mortel à la
Grèce.
Déjà de tout le camp la discorde
maîtresse
Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,
Et donné du combat le funeste signal.
De ce spectacle affreux votre fille
alarmée
Voyait pour elle Achille, et contre elle
l'armée.
Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux
Epouvantait l'armée, et partageait les
Dieux.
Déjà de traits en l'air s'élevait
un nuage.
Déjà coulait le sang, prémices du
carnage.
Entre les deux partis Calchas s'est
avancé,
L'oeil farouche, l'air sombre, et le poil
hérissé,
Terrible, et plein du Dieu qui l'agitait sans doute
:
Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs,
qu'on m'écoute.
Le Dieu qui maintenant vous parle par ma voix
M'explique son oracle et m'instruit de son choix.
Un autre sang d'Hélène, une autre
Iphigénie,
Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.
Thésée avec Hélène uni
secrètement
Fit succéder l'hymen à son
enlèvement.
Une fille en sortit, que sa mère a
celée.
Du nom d'Iphigénie elle fut
appelée.
Je vis moi-même alors ce fruit de leurs
amours.
D'un sinistre avenir je menaçai ses jours.
Sous un nom emprunté sa noire
destinée
Et ses propres fureurs ici l'ont amenée.
Elle me voit, m'entend, elle est devant vos yeux,
Et c'est elle, en un mot, que demandent les
Dieux.
Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile
L'écoute avec frayeur, et regarde
Eriphile.
Elle était à l'autel, et peut-être
en son coeur
Du fatal sacrifice accusait la lenteur.
Elle-même tantôt, d'une course
subite,
Etait venue aux Grecs annoncer votre fuite.
On admire en secret sa naissance et son sort.
Mais, puisque Troie enfin est le prix de sa mort,
L'armée à haute voix se déclare
contre elle,
Et prononce à Calchas sa sentence
mortelle.
Déjà pour la saisir Calchas lève
le bras :
Arrête, a-t-elle dit, et ne m'approche
pas.
Le sang de ces héros dont tu me fais
descendre
Sans tes profanes mains saura bien se
répandre.
Furieuse, elle vole, et sur l'autel prochain
Prend le sacré couteau, le plonge dans son
sein.
A peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les Dieux font sur l'autel entendre le tonnerre,
Les vents agitent l'air d'heureux
frémissements,
Et la mer leur répond par ses
mugissements.
La rive au loin gémit, blanchissante
d'écume.
La flamme du bûcher d'elle-même
s'allume.
Le ciel brille d'éclairs, s'entrouvre, et parmi
nous
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.
Le soldat étonné dit que dans une
nue
Jusque sur le bûcher Diane est descendue,
Et croit que s'élevant au travers de ses
feux,
Elle portait au Ciel notre encens et nos voeux.
Tout s'empresse, tout part. La seule
Iphigénie
Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.
Des mains d'Agamemnon venez la recevoir ;
Venez : Achille et lui, brûlants de vous
revoir,
Madame, et désormais tous deux
d'intelligence,
Sont prêts à confirmer leur auguste
alliance.
CLYTEMNESTRE
Par quel prix, quel encens, ô Ciel, puis-je
jamais
Récompenser Achille, et payer tes bienfaits
!
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