[X. L'enlèvement de Perséphone/Proserpine]

C'est à l'article Proserpina que doit être remise une étude développée du mythe de l'enlèvement dePerséphoné-Coré, ainsi que des nombreuses compositions que l'art y a empruntées sur des monuments de toute nature. Cependant il est nécessaire d'en dire quelques mots, principalement au point de vue du rôle qu'y tient Déméter, et aussi au point de vue de ses origines.

Quelques expressions de l'Iliade semblent faire allusion à l'enlèvement de Perséphoné par Hadès et à la célébrité dont il jouissait dès lors. Chez Hésiode le mythe est formellement indiqué, résumé en quelques vers et paraît complètement constitué. Pamphos l'avait chanté dans un de ses hymnes composés pour Eleusis et Archiloque dans celui avec lequel il remporta le prix d'un concours de poésie à Paros. Ces deux hymnes sont perdus, mais en revanche nous possédons celui qui est compris dans la collection homérique et qui, composé suivant toutes les probabilités entre Hésiode et Archiloque, raconte tout le mythe avec un magnifique développement, en le mettant constamment en rapport avec les différents actes des Eleusinies, telles qu'on les célébrait au temps de l'auteur [Eleusinia, sect. I]. Il fournit la plus antique forme sous laquelle on puisse saisir directement et avec certitude les traditions d'Eleusis. Une seconde époque historique, marquée par l'introduction d'éléments nouveaux, d'origine orphique, dans l'ancienne légende, est représentée pour nous par la narration que contient une des tragédies d'Euripide, où Rhéa est complètement identifiée avec Déméter, et surtout par les fragments d'un des poèmes mis sous le nom d'Orphée, lequel était spécialement consacré à l'enlèvement de Coré et est souvent cité par les écrivains postérieurs, en particulier par les Pères de l'Eglise. On sait quelle était la prédilection de l'orphisme pour tout ce qui touchait au personnage de Perséphoné [Orphici]. Des récits encore plus récents, et toujours surchargés de nouveaux traits, nous sont fournis par Apollodore, Ovide, Claudien, dans son poème spécial De raptu Proserpinae, enfin Nonnos de Panopolis.

Perséphoné cueillait paisiblement des fleurs avec les filles de l'Océan dans le champ de Nysa. Tout à coup, pour la décevoir, la terre produit devant elle une fleur merveilleuse, le narcisse, qui dépasse en beauté et en éclat toutes les autres fleurs. La fille de Déméter s'empresse de le cueillir, mais aussitôt le sol s'entr'ouvre. Pluton sort de son ténébreux séjour, traîné par ses coursiers immortels ; il saisit la jeune vierge malgré ses gémissements, et la place de force sur son char étincelant d'or. C'est en vain que Perséphoné se raidit contre son ravisseur, qu'elle invoque Zeus, son père. le premier et le plus puissant des dieux ; aucun des immortels, aucun des hommes n'entend sa voix. Hécate seule et Hélios sont témoins de ce rapt, qu'autorisait le souverain de l'Olympe. Pluton fuit à toutes brides ; la fille de Déméter voit successivement passer sur sa tête ou devant elle la terre, le ciel étoilé, la vaste mer, la course embrasée du Soleil ; le sommet des montagnes et les profondeurs de l'Océan retentissent inutilement des accents de sa voix divine. Tel est le premier acte du drame mythique, divisé en deux scènes, que les anciens ont appelées «la Cueillette des fleurs» et «l'Enlèvement», anthologia et arpagê.

Les sculptures des sarcophages réunissent assez généralement aux deux scènes constituant le premier acte du drame de l'enlèvement de Perséphoné-Coré, le début du second acte, des courses errantes de Déméter à la recherche de sa fille, zêtêsis kai plavê Dêmêtros. Nous en plaçons ici un exemple, emprunté à un sarcophage de Mazzara en Sicile.

La scène de l'anthologia y occupe le centre de la composition ; sur la droite, Pluton entraîne Perséphoné dans son char, dont les chevaux foulent aux pieds la figure couchée du dieu du lac Pergus d'Enna ; sur la gauche, Déméter, montant dans un char que traînent des serpents, s'élance à la poursuite du ravisseur de sa fille. Nous parlerons un peu plus loin du symbolisme des figures du laboureur et du semeur, qui terminent la composition sur la gauche.

Dans le récit de l'hymne homérique, les cris de Perséphoné sont parvenus jusqu'à sa mère, et Déméter a reconnu la plainte de sa fille. En proie à un violent désespoir, elle arrache les bandelettes qui ceignent sa belle chevelure ; elle jette sur ses épaules un manteau d'un bleu sombre et se met en route à la recherche du ravisseur. Mais aucun des dieux ni des hommes ne veut dire à la mère éplorée où Pluton a passé ; le vol d'aucun oiseau ne peut lui donner un augure certain. Pendant neuf jours la déesse parcourt la terre en portant des torches allumées. Toute livrée à sa douleur, elle ne goûte pendant ce temps ni l'ambroisie ni le nectar, et ne plonge point son corps dans le bain. Enfin, le dixième jour, Hécate lui apprend qu'elle a aperçu l'enlèvement, mais sans pouvoir discerner le ravisseur. Les deux déesses se rendent auprès d'Hélios ; c'est lui qui révèle à Déméter le nom de Pluton, dont Zeus a autorisé l'attentat. La déesse irritée quitte l'assemblée des dieux sur l'Olympe ; prenant les vêtements et les traits d'une vieille femme, elle parcourt les villes et les champs de la terre, et s'arrête enfin à Eleusis.

Les courses errantes et désespérées de Déméter jusqu'aux extrémités de la terre, à la recherche de sa fille, sont fameuses. Ce sont elles qui ont valu à la déesse les surnoms d'Euruôdeia et Endromô, qui ont inspiré l'étymologie factice de Dêô par le verbe dêein. Le sujet se présente assez souvent comme type monétaire. Toujours armée des flambeaux, dont la légende sicilienne faisait deux pins allumés au cratère de l'Etna, la déesse poursuit ses courses dans le char attelé de serpents, donnée adoptée aussi par les sculpteurs des sarcophages ; ou à pied, ce que montrent aussi quelques peintures de vases ; ou bien enfin montée dans un quadrige.

Une litra d'argent frappée à Enna dans le Ve siècle av.JC. montre d'un côté ce type, de l'autre Déméter debout auprès du puits d'Eleusis dont il sera bientôt question. Il y a là une intention de concilier les prétentions traditionnelles de l'Attique et celles de la Sicile. Et le type de la monnaie d'Enna nous conduit à reconnaître encore Déméter tenant les flambeaux, debout à côté du puits d'Eleusis, dans un bas-relief votif athénien.

Euripide décrit la déesse cherchant sa fille dans l'appareil de la Cybèle phrygienne, au bruit des cymbales et du tympanon, montée dans un char que traînent des lions.C'est dans ces recherches qu'on prétend qu'elle laissa tomber sa faucille sur le cap de la Sicile qui en reçut le nom de Drepanon.

Un certain nombre de traditions locales s'écartaient des données de l'hymne homérique au sujet de la façon dont Déméter reçut les premières nouvelles précises du sort de sa fille. Elles la représentaient, en effet, avertie par les Phénéates, par les Hermionéens, par Hélicé en Arcadie, par Chrysanthis à Argos, par Cabarnos à Paros, par Eubuleus et Triplème à Eleusis, par Aréthuse en Sicile ou bien découvrant la ceinture de Coré sur les bords de la fontaine Cyané. C'est également, nous l'avons dit [sect. III], pendant les courses errantes de Déméter et les recherches de son anxiété maternelle, que l'on place la plupart des visites que les légendes locales lui font faire chez différents humains, dont elle paie l'hospitalité par des bienfaits, en leur donnant les graines alimentaires et en leur révélant ses mystères. Phytalos en Attique, sur les bords du Céphise, Pélasgos à Argos, Athéras et Mysios auprès de Mycènes, Trisaulès et Damithalès à Phénée, Eurypyle et Clytia à Cos sont alors ses hôtes. Ce que l'on rapporte à leur sujet n'est, d'ailleurs, qu'une reproduction diversement localisée de la tradition fondamentale, celle du séjour de la déesse à Eleusis, dont nous allons reprendre le récit, en suivant toujours l'hymne homérique.

Sous les apparences d'une vieille femme, Déméter, parvenue à Eleusis, s'assied au bord de la route, à l'ombre d'un olivier, à côté du puits Parthénion. Ce nom, employé par l'auteur de l'hymne, est inconnu à la topographie postérieure de la cité des mystères. Les gens d'Eleusis désignaient comme celui qui avait été honoré de la station de Déméter le puits Callichoron, ainsi nommé d'après les choeurs de danse qu'on y exécutait en l'honneur de la déesse ; c'était un des lieux saints les plus vénérés d'Eleusis. Tout auprès était la roche même, agelastos petra, sur laquelle on disait que la mère affligée s'était assise. Mais Pamphos plaçait la scène auprès d'un autre puits, l'Anthion, que l'on trouvait au sortir de la ville en allant vers Mégare et qui était aussi un lieu sacré [Eleusinia, sect. V]. La légende mythologique de la station de Déméter à la fontaine s'était encore localisée dans quelques autres villes. Salamine montrait aussi une agelastos petra, à laquelle s'attachait un récit tout pareil, et Mégare une anaklêthra ou anaklêthris petra, d'où Déméter avait appelé sa fille à grands cris. La fête laconienne des Epikrênaia consacrée à Déméter, avait peut-être pour fondement une variante locale de la même narration.

Tandis que Déméter est assise auprès du puits, les filles de Céléos, le roi d'Eleusis, viennent y puiser de l'eau. L'hymne homérique les appelle Callidicé, Cleisidicé, Démo et Callithoé ; c'est du moins ce que porte le texte parvenu jusqu'à nous, car celui que Pausanias a eu sous les yeux n'en comptait que trois, et les appelait, d'accord avec Pamphos, Diogeneia, Pamméropé et Saisara. Et cette donnée du nombre de trois est bien celle qui était anciennement consacrée, car les filles de Céléos étaient les types héroïques des trois grands sacerdoces confiés aux femmes dans le culte mystique d'Eleusis [Eleusinia, sect. III]. Les jeunes filles abordent l'étrangère, en lui demandant son nom et son pays. Elle répond s'appeler Dôs et avoir été enlevée en Crète par des pirates, des mains desquels elle a fini par s'enfuir, et elle sollicite une hospitalité généreuse. Les filles de Céléos lui montrent alors les demeures des principaux princes d'Eleusis et celle de leur père, où elles vont aller parler à leur mère Métanire, qui recueillera l'étrangère et la prendra pour nourrice de son jeune fils Démophon. La reine consent, et ses filles lui amènent la divine voyageuse toujours inconnue. Mais Déméter reste en proie à son violent chagrin. Son visage, en signe de deuil, est couvert d'un voile, et ce n'est qu'en franchissant le seuil hospitalier de Céléos qu'elle le découvre. Alors, malgré son déguisement, l'éclat de son origine céleste rayonne aux regards de Métanire, saisie d'une crainte respectueuse. La reine cède son propre siège à Déméter, mais celle-ci refuse de s'y asseoir. La déesse reste silencieuse, les yeux baissés, et ne consent à se reposer que lorsque Iambé lui a présenté un siège couvert d'une peau de brebis. Là, le visage caché dans ses mains, muette, immobile, absorbée dans sa douleur, elle refuse tout breuvage et toute nourriture. Chacun s'efforce de la distraire, et Iambé seule y parvient par ses propos joyeux. En voyant un sourire involontaire se dessiner sur les lèvres de la déesse déguisée, Métanire lui offre une coupe de vin, qu'elle refuse encore ; mais elle consent à accepter un breuvage singulier, dont elle donne la formule et qui devient le type du cyceon des mystères. Gerhard a pensé reconnaître cette scène dans la peinture d'un vase à figures noires Iambé, dont on fait une fille de Pan et d'Echo ou bien une esclave thrace, est mise par son nom même en rapport avec le vers iambique et personnifie l'élément comique qui intervenait sous la forme des Gephyrismi dans les Grandes Eleusinies et sous celle des Stenia dans les Thesmophories. Dans un article spécial, il a été déjà montré comment, sous l'influence des Orphiques, elle se transforma dans l'obscène Baubo.

Nicandre raconte qu'un enfant de Métanire, Abas, s'étant moqué de l'avidité avec laquelle la femme reçue chez sa mère buvait le breuvage d'eau mêlée de farine, Déméter le changea en gecko, askalabos, espèce de lézard que l'on croyait venimeux et qui, comme tel, était un objet d'horreur pour les agriculteurs. Dans les récits d'Antoninus Liberalis, Déméter est accueillie par une femme nommée Mismé, dont l'enfant, Ascalabos, attire sur lui cette métamorphose comme châtiment de ses grossières moqueries. Il faut rapprocher de ceci l'histoire d'Ascalaphos, fils d'Achéron et de Gorgyra ou d'Orphné, ou de Styx, qui est changé en hibou, askalaphos, pour avoir trahi un acte secret de Perséphoné dans les enfers, d'autant plus que, d'après un jeu de mots entre Baubo et le latin bubo, quelques ecrivains de basse époque parlent d'une métamorphose de Baubo en hibou. Les développements donnés dans l'article Baubo, et où nous avons montré comment elle finit par devenir Baubô phrounê, suffiront à nous justifier de grouper encore ici, comme de même famille, l'histoire des paysans de la Lycie, que Déméter transforme en grenouilles, parce qu'ils ont troublé l'eau de la source où elle voulait boire, au milieu de ses courses à la recherche de sa fille.

Dans les poèmes Orphiques, ce n'était plus chez Céléos et Métanire que Déméter était reçue, à Eleusis, mais chez Baubo, femme de Dysaulès, dont les deux fils, Triptolème, bouvier, et Eubuleus, porcher, lui révélaient le sort de sa fille. Pour Nicandre, l'hôte de la déesse est Hippothoon.

Reprenons le récit du séjour de Déméter chez Métanire. La déesse s'est chargée de l'éducation du petit Démophon. Elle le nourrit sans lui donner le sein, en l'oignant d'ambroisie comme les fils des immortels, et en le plaçant chaque nuit au milieu des flammes, pour détruire en lui tout élément périssable et le faire ainsi parvenir à l'immortalité. Etonnée des progrès rapides de force et de beauté de l'enfant, Métanire épie la nourrice et, une nuit, la voit le mettre dans le feu. Epouvantée, elle pousse un cri perçant. Déméter retire l'enfant des flammes et, se révélant dans toute sa puissance divine, elle reproche dans les termes les plus durs à la mère l'irrespectueuse et imprudente curiosité qui condamne désormais son fils à rester mortel, au lieu de lui laisser gagner le privilège d'immortalité dont la déesse voulait le douer. Dans la narration postérieure, telle que l'a recueillie Apollodore, l'imprudence de Métanire fait que son fils Démophon est dévoré par les flammes ; mais Déméter adopte le frère aîné, Triptolème, à qui elle donne le char attelé de serpents ailés, avec lequel il parcourra la terre pour y répandre les semences des céréales [Triptolemus]. Chez Hygin, c'est le héros Eleusis et sa femme Cothonea, qui reçoivent Déméter et lui confient leur fils Triptolème. Eleusis épie la déesse et la voit mettant l'enfant dans le feu Déméter châtie sa curiosité en le frappant de mort et continue l'éducation de Triptolème, dont elle fait son favori.

La déesse, après s'être fait connaître, suivant le récit de l'hymne, ordonne qu'on lui construise un temple au sommet de la colline, au-dessus du Callichoron, et les habitants d'Eleusis, convoqués par Céléos, se hâtent d'accomplir son ordre. Elle s'enferme dans le nouveau temple et reprend l'attitude de sa douleur inflexible. La terre ne reçoit plus ses bénédictions, la stérilité se répand au loin ; aucune semence ne germe. Le genre humain est menacé de périr de faim. Zeus prend pitié de son sort. Il députe Iris vers Déméter, qui refuse de rien entendre. Tous les dieux viennent successivement la prier de faire fléchir sa colère, mais elle n'en écoute aucun. Déméter déclare qu'elle ne rendra pas ses fruits à la terre tant qu'elle n'aura pas revu sa fille. La déesse se présente ainsi comme «mère de douleurs», comme Achea car c'est ainsi qu'on écrivait d'abord ce surnom, dérivé de achos et altéré ensuite en Achaia, contrairement à l'étymologie. Achtheia et Acherô en sont des variantes, et les Romains l'ont traduit en Ceres deserta. Déméter Achea ou Achaia était l'objet d'un grand culte en Béotie, où lui était consacrée la fête de deuil appelée Epachthês. Elle avait eu pour les Géphyréens le caractère d'une divinité nationale, et c'est ce peuple qui en avait transporté le culte en Attique. Nous le trouvons aussi à Iconium. Les termes dont l'auteur de l'hymne se sert pour dépeindre la déesse dans cette attitude de deuil semblent directement inspirés par la vue d'une image plastique, d'un antique xoanon qui aurait tenu la place d'honneur dans le plus vieux temple d'Eleusis, dans celui qui existait de son temps. Déméter y était figurée assise et le trait caractéristique qui exprimait son deuil était le long voile qui, couvrant sa tête et descendant sur les épaules, l'enveloppait tout entière, katakrêthen kekalummenê.

Ce type particulier de représentation de la déesse affligée, développé par l'art à l'époque de sa perfection et de sa plus grande liberté, s'offre à nous sous une forme extrêmement remarquable dans la belle statue découverte par M. Newton à Cnide et conservée au Musée Britannique. Les traits de la tête de cette statue sont empreints d'une tristesse marquée, mais d'une tristesse divine et majestueuse, qui n'en altère pas l'idéale beauté ; l'artiste en a comme adouci et atténué l'expression, sans chercher à y introduire l'angoisse d'une douleur humaine. Dans la tête analogue découverte à Apollonie d'Epire, et actuellement conservée au Louvre, l'accent de chagrin est plus vif et plus profond. On a cherché à appliquer la même interprétation à une assez nombreuse série de figurines de terre cuite de Tanagra, dont la plupart semblent en réalité retracer plutôt des sujets familiers. On sait que Clément d'Alexandrie dit que dans les oeuvres de l'art on reconnaissait Déméter «à son malheur», apo tês sumphorâs, comme Dionysos à sa stola et Héphaistos à son costume d'ouvrier. Ceci peut avec assez de vraisemblance être rapporté à des images de Déméter Achea, du même type que la statue de Cnide ; mais on l'entendrait aussi bien des représentations de la déesse dans ses courses désespérées à la recherche de sa fille.

On parle d'une Déméter Graia ou «vieille femme» ; ce surnom fait allusion à la forme que la déesse avait prise en arrivant à Eleusis et pendant son séjour dans la maison de Céléos. Il semblerait en résulter que l'on a quelquefois adoré, et par suite représenté, Déméter sous ce déguisement emprunté. M. Newton, M. R. Foerster et M. Heuzey ont même cru reconnaître la Déméter Graia dans une statue de vieille femme en pied, d'un travail fort remarquable et d'un accent très élevé, qui provient des ruines du sanctuaire des Grandes Déesses à Cnide. M. Overbeck y voit simplement une statue iconique de prêtresse.

Pour la dernière partie du mythe, tous les récits postérieurs s'accordent avec celui de l'hymne homérique. Zeus, voyant que rien ne peut fléchir la douleur et la colère de Déméter, et voulant rendre à la terre sa fertilité trop longtemps suspendue, se décide à envoyer Hermès chercher Perséphoné dans les enfers et la ramener des bras de son époux Pluton auprès de sa mère. Quand Déméter revoit sa fille, sa première parole est pour lui demander si elle a goûté quelque nourriture dans les sombres demeures ; car si elle ne l'a pas fait, rien ne les séparera plus désormais. Mais Perséphoné, au moment de quitter Pluton, a mangé le pépin de grenade que celui-ci lui a donné, et, dès lors, les destins la condamnent à passer le tiers de l'année sous la terre, auprès de son époux, revenant ensuite périodiquement passer les deux autres tiers dans le ciel avec sa mère et les Olympiens.

Déméter se soumet à cet arrêt immuable et consent à remonter au ciel avec sa fille, conduite par Rhéa, que Zeus députe à sa rencontre. Aussitôt la terre refleurit ; le champ Rharien se couvre de nouvelles moissons. Avant de quitter Eleusis, la déesse institue ses mystères et charge du soin des rites sacrés, qui ne devront jamais être révélés aux profanes, les chefs du peuple éleusinien, Triptolème, Polyxénos, Dioclès, Eumolpe, Dolichos, Céléos et les filles de ce dernier. Avec une préoccupation moins mystique et plus sociale que celle de l'hymne de l'homéride [voy. sect. VIII ; et Eleusinia, sect. I], les autres récits placent ici l'institution de l'agriculture, que l'hymne suppose au contraire préexistante, et la mission civilisatrice donnée à Triptolème [Triptolemus]. La prétention des Athéniens, liée aux légendes éleusiniennes de Déméter, était, en effet, que leur territoire le premier avait vu la culture des céréales et que les autres Grecs, aussi bien que les barbares, l'avaient apprise d'eux. Aussi juraient-ils, par allusion aux dons d'Athéné et de Déméter, que toute terre qui portait l'olivier et les céréales devait être à eux. Aristote reconnaissait qu'ils avaient eu les premiers le froment et les lois, et on disait que tous les peuples de la terre avaient élevé des autels à Triptolème l'Athénien, comme ayant appris de lui la nourriture civilisée. De là le nom de mêtropolis tôn karpôn dont se parait Athènes, et qui lui avait été donné dans un oracle dont l'origine est douteuse. C'est cet oracle qui, à la suite d'une famine générale chez les Grecs, ordonna l'établissement de la fête athénienne des Proerosia, fête d'un caractère panhellénique, à laquelle beaucoup de cités étrangères envoyaient les prémices de leurs moissons. En effet, presque tous les autres Grecs, même les Spartiates et les Arcadiens, acceptaient cette prétention des Athéniens. Les seuls qui la contestèrent furent les Argiens, les Crétois et les Siciliens. L'école des égyptologues admit aussi que l'agriculture était d'invention égyptienne, de même que Déméter était Isis, et que Triptolème était parti des bords du Nil.

Le mythe de l'enlèvement de Perséphoné est d'un symbolisme transparent et essentiellement agraire dans sa conception fondamentale. «Les semences de la terre, a très bien dit M. Maury, demeurent cachées sous le sol durant l'une des trois saisons entre lesquelles se partageait l'année primitive des Grecs, c'est-à-dire durant l'hiver. Les deux autres saisons, la semence germe et s'épanouit au grand jour. Tant que Perséphoné est absente, qu'elle habite dans les enfers, Déméter est désolée, c'est-à-dire que la terre est sans culture, mais sitôt que le printemps renaît, la fille de la terre, Perséphoné, c'est-à-dire la graine, lève et se dresse comme une plante vers les cieux. Tout ce mythe appartient au naturalisme des premiers tiges ; c'est un fait physique dont la poésie s'est emparée et qu'elle a embelli des couleurs de l'anthropomorphisme le plus brillant. En prenant cet aspect, le phénomène a revêtu du même coup un caractère moral, qui devient dans les mystères la source de l'enseignement le plus élevé. Déméter est pour l'Hellène l'image visible de la divinité se révélant aux hommes par les bienfaits de la nature et leur donnant les premières leçons des connaissances qui doivent assurer leur bonheur et leur opulence. Dans le récit de la tentative de la déesse pour doter Démophon de l'immortalité, on retrouve un reflet de la tradition consignée dans la Genèse, une théorie du péché originel et de la chute de l'homme analogue à celle qui ressort de l'Ancien Testament». Le symbolisme que ce mythe empruntait à la nature a été d'ailleurs très vite appliqué à l'existence de l'homme après la mort, dont on voyait un type dans la destinée du grain confié à la terre [voy. sect. VIII, Eleusinia, sect. I, et VIII ; Proserpina] ; l'enlèvement de Perséphoné a été pris comme l'image de la mort, et, dans l'histoire de la déesse, on a trouvé une promesse de vie nouvelle et d'immortalité au-delà du tombeau, idée qui s'est développée de très bonne heure dans les mystères, et qui y a toujours été fondamentale. Le symbolisme, d'origine agraire, de ce mythe est précisé d'une façon remarquable sur le sarcophage de Mazzara, par les figures du laboureur et du semeur qui accompagnent la représentation de l'enlèvement de Perséphoné.

Comme l'a bien vu Gerhard, ce mythe n'appartient pas au premier fond de la religion de Déméter. Quelque antique qu'il soit, il est permis d'entrevoir comment il s'est formé et développé sur ce premier fond, qui ne le contenait pas nécessairement. La poésie a fini par lui donner une popularité universelle ; mais dans la religion il a été d'abord propre à une branche spéciale du culte des Grandes Déesses. C'est le mythe éleusinien par excellence, celui qui sert de base aux mystères d'Eleusis [Eleusinia, sect. I et VII] ; c'est dans ce sanctuaire fameux qu'il a pris naissance, et c'est de là qu'il a rayonné dans tout le monde grec. Je ne saurais même admettre, avec Welcker, que ce mythe ait été le fondement commun des Eleusinies et des Thesmophories. I1 faut, au contraire, à mon avis, distinguer ici deux données mythiques inspirées par les mêmes phénomènes de la nature, données que l'hymne homérique et toute la légende éleusinienne concilient, mais qui y restent cependant séparées, et qui certainement, à l'origine, ont été parallèles et indépendantes l'une de l'autre. C'est d'une part l'enlèvement violent de Coré, que l'on représente comme une aventure qui s'est produite une fois dans l'histoire des dieux ; c'est de l'autre l'alternative périodique de la Montée et de la Descente (anodos et kathodos) de la jeune déesse, partageant son temps suivant les saisons entre son époux infernal et sa mère céleste [Proserpina]. La première de ces données est la seule qui ait pris une forme mystique et qui se soit liée intimement aux croyances sur l'autre vie. Sans doute l'Orphisme a énergiquement tendu à amener une fusion entre le culte éleusinien et le culte thesmophorien, et il a réussi à introduire dans les Thesmophoria d'Athènes certains rites qui rappelaient directement l'enlèvement de Proserpine ; de même, les Demetria de Syracuse se rattachaient aux Eleusinies par leur durée empruntée à celle des recherches de Déméter après la disparition de sa fille, tandis que leurs rites principaux étaient empruntés aux Thesmophories. Mais ces faits de pénétration réciproque sont peu importants et assez tardifs. Les deux cultes restent toujours absolument distincts, et les deux courants de propagation des Eleusinies et des Thesmophories ne se confondent jamais, de même que leurs points de départ ont été différents. A Athènes même, dans le mois d'anthestérion, époque où Perséphoné remonte à la surface de la terre avec les fleurs, son anodos est célébrée par deux fêtes différentes, qui se succèdent presque immédiatement et ne se sont jamais fondues l'une dans l'autre ; les Anthesteria, qui se rattachent à la fois au cycle thesmophorien et au cycle dionysiaque [Dionysia], et les Petits Mystères d'Agrae, qui appartiennent au cycle éleusinien [Eleusinia, sect. II]. La séparation des deux branches du culte de Déméter y reste donc aussi formelle pour la fête de printemps que pour la fête d'automne, celle de la kathodos de la déesse, où son enlèvement est commémoré à Eleusis. Nous trouvons étroitement liées au culte thesmophorien, et faisant réellement partie de son cycle, comme l'ont reconnu Preller et Gerhard, des fêtes d'un caractère particulier, les Theogamia et les Anakalypteria, originaires de Thèbes et célébrées en Sicile avec une dévotion toute particulière, fêtes au groupe desquelles il faut rattacher les Pherephattia de Cyzique et les Koreia de l'Arcadie. Le nom même de ces fêtes, reproduites dans les Orci nuptiae de Rome [Cerealia], et aussi les légendes que nousy trouvons liées, à Thèbes, à Cyzique et à Agrigente, sur les villes données par Zeus en dot à Coré, impliquent, comme l'a très bien vu Preller, non plus l'idée d'un rapt violent, mais de noces régulières et solennelles, succédant à une katagôgê Korês, dans laquelle Déméter conduit elle-même sa fille, koragei, aux bras de son époux. Et c'est ainsi que la scène est retracée dans un certain nombre de peintures de vases, où elle apparaît absolument différente de celle de l'enlèvement. La donnée essentielle de la descente de Perséphoné auprès de son époux infernal, envisagée comme une théogamie, comporte nécessairement une place d'honneur donnée à Hadès-Pluton auprès de son épouse, comme dans le culte triopien. Le couple des deux divinités associées conjugalement dans la royauté des enfers ne s'y sépare pas, non plus que dans les Anthesteria athéniennes, où Dionysos remplace seulement Pluton d'une manière définitive [Dionysia], et ce couple y prime la déesse mère, qui n'a plus qu'un rôle effacé. Bien que reposant sur un même symbolisme fondamental, la conception et l'esprit de la fête théogamique est donc absolument opposé à celui du culte éleusinien, qui procède de la donnée mythique de l'enlèvement violent. A Eleusis, en effet, le trait essentiel de la religion des Grandes Déesses, celui qui fait l'originalité de la forme de cette religion spéciale au sanctuaire mystique, c'est l'exclusion absolue de Pluton de tous les honneurs du culte ; Déméter et Coré s'y présentent seules aux adorations, n'admettant comme troisième personne auprès d'elles que l'enfant mystique de Coré [Iacchus] ; dans le culte extérieur et même dans les représentations des nuits mystiques [Eleusinia, sect. VII] , Pluton est un ennemi, un ravisseur, qui ne possède Coré que par la violence, qui ne la garde que par la ruse, et à qui Déméter dispute toujours sa fille avec une ardente jalousie.

Il est vrai que la plupart des érudits ont assimilé le jeûne, nêsteia, qui marquait une des journées des Thesmophories, au jeûne de neuf jours des mystes d'Eleusis [Eleusinia, sect. VI] et supposé qu'il avait lieu de même en imitation du jeûne gardé par la déesse pendant la recherche de sa fille enlevée. Mais rien ne justifie cette liaison établie entre un des rites essentiels des Thesmophories et le mythe de l'enlèvement de Perséphoné. Au contraire, des témoignages antiques formels disent que le jeûne des Thesmophories était destiné à rappeler l'état misérable de l'humanité avant les dons de Déméter, et ces témoignages ne sauraient être écartés, en présence d'autres rites qui avaient certainement la même signification dans les fêtes thesmophoriennes d'Erétrie et de Syracuse. Pourtant Plutarque met ce jeûne en relation avec la douleur de la déesse. Mais la douleur de la mère qui se sépare de sa fille n'est pas nécessairement et exclusivement attachée à la forme du mythe qui suppose un rapt violent ; conformément aux sentiments de la nature, elle existe même dans la donnée d'une Théogamie où Déméter remet elle-même, mais le coeur plein de tristesse, la fiancée à son époux. Les artistes ont très nettement exprimé cette nuance dans les compositions où ils ont représenté la Katagôgê Korês sous l'aspect théogamique. Enfin, si nous avons vu plus haut que la conception de la Déméter Achea ou désolée n'était pas étrangère au culte thesmophorien, puisqu'on attribue son introduction à Athènes et celle des Thesmophories aux mêmes auteurs, aux Géphyréens, et que le pain usité dans la fête portait le nom d'achainê, cette conception, fournie par le spectacle du deuil et de la stérilité de la nature, a primitivement existé par elle-même, indépendamment de l'hymen ou de l'enlèvement de Perséphoné. C'est de cette façon que nous la trouvons originairement en Béotie, au berceau même du culte thesmophorien, liée à un très vieux mythe pélasgique où Déméter seule est en scène, et d'où est sorti, par un développement postérieur, la légende éleusinienne de l'enlèvement de Perséphoné.

Pour avoir ce mythe complet, il faut le demander aux traditions de l'Arcadie, les seules où il se fût conservé intact. Au dire des Phigaliens, Déméter avait subi la violence de Poseidon, union forcée d'où naquit Despoina. Irritée de cet attentat, la déesse prit les vêtements de deuil qui lui valurent le surnom de Melaina, et se retira dans l'antre voisin de Phigalie, qui lui fut depuis consacré. Cependant, continuait la légende, toutes les productions de la terre périssaient et la famine enlevait la plus grande partie du genre humain, sans qu'aucun immortel pût parvenir à savoir où s'était cachée Déméter. Pan, qui parcourait l'Arcadie, reconnut enfin la déesse dans l'antre de l'Elaïon, et Zeus, averti par lui, envoya vers Déméter les Moirai, qui réussirent à fléchir sa colère et à calmer sa douleur. A Thelpusa, le fond du récit était le même, et la légende locale ne différait que par quelques détails. On y disait que, pour échapper aux poursuites de Poseidon, Déméter avait pris la forme d'une cavale et s'était mêlée aux troupeaux d'Oncos, fils d'Apollon. Mais le dieu, se métamorphosant à son tour en cheval, était parvenu à s'unir à elle et l'avait rendue mère d'une fille dont le nom ne devait être prononcé que par les initiés, mais qui était en réalité Despoina, et du cheval Arion, si fameux dans la mythologie. Alors Déméter était entrée dans un état de fureur qu'exprimait son surmon d'Erinnys ; mais, au bout de quelque temps (évidemment après son accouchement), elle avait apaisé sa fureur en prenant un bain dans les eaux du fleuve Ladon, d'où l'épithète de Lusia donnée à cette forme de la déesse.

Une monnaie de bronze de Thelpusa offre d'un côté la tête de Déméter, caractérisée comme Erinnys par ses cheveux en façon de serpents, et de l'autre l'image du cheval Arion, désignée par l'inscription ERION. Une tête de Déméter exactement semblable se voit sur des monnaies de Tégée. Il est encore question de la Déméter Erinnys dans la narration qui faisait naître Oreste le jour de sa fête, narration apparentée à celle où le même héros était pris de fureur à l'endroit où s'éleva depuis le temple des Euménides, auprès de Mégalopolis. Une tradition exactement pareille à celle de Thelpusa existait primitivement à Phénée, antérieurement à l'introduction du culte éleusinien dans cette ville ; nous en avons un vestige certain dans l'histoire du bain de Déméter dans le Styx, dont sa fureur troubla les eaux. Et ceci nous laisse entrevoir l'origine de la généalogie particulière qui donnait Styx pour mère à Perséphoné. Pausanias dit formellement que les Arcadiens envisageaient toujours Poseidon comme époux de Déméter quand ils le qualifiaient d'Hippios ; ceci nous induit à constater l'existence de la tradition qui nous occupe à Mantinée, où le dieu avait un temple sous ce nom, tout auprès d'un bois sacré de Déméter.

Ce mythe arcadien est d'un symbolisme aussi simple et aussi transparent que celui de l'enlèvement de Perséphoné, et a trait aux mêmes phénomènes de la production végétale, envisagés d'un point de vue un peu différent. Le dieu du principe humide de la nature, Poseidon, qui, comme Phytalmios, est tenu pour auteur de la végétation et même de toute génération, féconde violemment la terre par ses eaux abondantes de l'arrière-automne. A cette fécondation succède un état de gestation de la terre pendant la saison d'hiver, où la nature est en deuil, hostile, et refuse toute production. Mais, au printemps, la terre redevient joyeuse et bienfaisante, cesse d'être Erinnys, et fait sortir à la fois de son sein la plante, sa fille divine, et les sources jaillissantes, jusque-là retenues par les gelées hivernales, que symbolise le cheval Arion. Quant au bain de la déesse dans le Ladon ou dans le Styx, c'est, nous l'avons déjà dit, un parallèle du bain annuel de Héra à la fontaine Canathos ; la déesse s'y plonge de même après son enfantement pour reprendre son éternelle virginité.

Mais ce mythe n'a pas toujours été spécial à l'Arcadie. C'est la plus ancienne forme de celui du deuil et de la colère de Déméter dans la religion des Pélasges. Il serait facile d'en relever plus d'un vestige incontestable dans les parties les plus différentes de la Grèce. Bornons-nous à remarquer, comme l'a déjà fait Welcker, mais en tirant d'autres conséquences que lui, que dans les traditions de Thelpusa tous les noms rappellent des localités de la Béotie. La ville et la source arcadiennes de Thelpusa ont pour pendants la ville et la source béotiennes de Tilphossa ; l'Oncéion, où Déméter se cache parmi les cavales, la ville d'Onchestos en Béotie, célèbre par son culte de Poseidon. La tradition béotienne disait aussi que le cheval Arion était né de Poseidon et d'une des Erinnyes, de l'Erinnye Tilphossienne qui réside dans la source de Tilphossa et dont les amours avec Arès ont produit le dragon vaincu par Cadmus. Et elle représentait ce cheval merveilleux comme donné par Poseidon à Copreus, roi d'Haliartos, de même que dans la légende arcadienne il était donné par ce dieu au roi Oncos. L'antique Déméter Erinnys est devenue dans ces récits une vulgaire Erinnye. C'est le vieux mythe pélasgique de Thelpusa d'Arcadie localisé également à Tilphossa et à Onchestos de Béotie. La Déméter Erinnys de ce mythe, la Melaina de Phigalie, est absolument identique à l'Achea des environs de Thèbes et des Géphyréens. La cause du deuil de cette dernière devait être originairement la même, avant d'être rapportée à l'enlèvement ou au mariage de sa fille. Ottfried Müller, qui a bien discerné ici le fond primitif, a été plus loin, et a reconnu qu'à l'origine le mythe d'Eleusis avait dû être le même que celui de l'Arcadie ; que c'était aussi d'abord Déméter elle-même, et non pas sa fille qui y subissait la violence, et cela de la part de Poseidon [Eleusinia, sect. I]. Cette parenté primitive, et remontant au temps des Pélasges, entre la religion d'Eleusis et celle de l'Arcadie, n'est pas seulement attestée par une ressemblance de légendes qui a frappé tous les mythologues modernes. Elle ressort aussi des traditions relatives à Cercyon, l'un des ancêtres de Musée et l'un des héros autochthones d'Eleusis. De Poseidon et d'Alopé, fille d'Hippothoos, fils de Cercyon, naissait Hippothoon, l'éponyme de la tribu dont dépendait la cité des mystères. Ceci ramène à la donnée de Poseidon Hippios, l'époux de Déméter en Arcadie, qui était aussi adoré sous ce nom dans l'Attique. Et quand nous voyons qu'au temps de Pausanias il y avait encore un temple de Poseidon Pater à Eleusis, il n'est guère possible de douter que ce caractère de paternité lui avait appartenu par rapport à Coré ou à Daeira comme elle paraît s'être appelée le plus anciennement dans ce lieu. Le temple dont parle le périégète subsistait comme le dernier vestige d'un temps primitif, où le dieu des eaux avait dans les légendes éleusiniennes le même rôle que dans les mythes arcadiens.

C'était là sans aucun doute la donnée de la religion des Pélasges autochthones d'Eleusis, sur laquelle les aèdes d'origine thrace, à qui l'antiquité est unanime à attribuer l'institution historique des mystères d'Eleusis [Eleusinia, sect. I], greffèrent de nouveaux mythes et de nouveaux développements. Ces aèdes furent probablement ceux qui, antérieurement à l'âge des poésies homériques, en combinant avec l'ancien mythe pélasgique de l'attentat subi par Déméter elle-même, la donnée plus nouvelle du dédoublement des attributions entre la mère et la fille [sect. VIII] et celle de l'hymen de Coré avec le dieu des enfers, en firent sortir le mythe de l'enlèvement de la jeune déesse. Ce mythe avait ses plus anciens récits dans les vieux hymnes du culte athénien, auxquels on attachait les noms vénérés de Musée et de Pamphos, représentants mythiques de l'école des aèdes thraces.

Nous n'avons pas à développer ici le mythe étrange, monstrueux, dans lequel le syncrétisme orphique [voy. Zagreus] prétendit combiner les deux données de la violence subie par Déméter elle-même et par sa fille, en les combinant avec des éléments étrangers, empruntés aux mythes de la Crète et de la Phrygie [Sabazius]. Ils supposèrent un premier attentat incestueux commis par Zeus sur Déo, envisagée par eux comme sa mère, puis un second du même dieu, prenant la forme d'un serpent, sur Coré, la fille née de cette première union. C'est du second inceste que naissait, suivant eux, Zagreus. Ailleurs [Eleusinia, sect. VII] on montrera comment l'influence de l'orphisme parvint, à partir d'une certaine époque, à introduire ce double mythe jusque dans les spectacles de l'époptie d'Eleusis.

Les Orphiques racontaient aussi que Déméter était descendue elle-même aux enfers pour y chercher sa fille Perséphoné. Elle y pénétrait par le gouffre que lui montrait Eubuleus, et où les porcs de ce dernier avaient été engloutis, en même temps que Pluton entraînait la jeune déesse sous terre. Ceci était emprunté à une des formes du plus vieux récit pélasgique, dans laquelle c'était Déméter qui était entraînée dans les enfers par le dieu chthonien, ou bien se retirait dans sa fureur au sein de la terre, dont l'antre de Phigalie était une image. A Thelpusa, il y avait un gouffre, Ogkaios bothros, où l'on précipitait des porcs vivants en l'honneur de Déméter Erinnys, de même qu'à Halimonte, dans les Thesmophoria de l'Attique on pratiquait le même rite en mémoire de l'engloutissement des porcs d'Eubuleus. A Olympie on montrait l'endroit où, disait-on du temps de Pausanias, la terre s'était ouverte pour donner passage à Pluton enlevant Proserpine. Mais ce dernier récit était évidemment une altération de l'ancien mythe local, car le temple qui s'élevait à cet endroit avait été jusque fort tard consacré à Déméter seule, et à Déméter Chamunê, surnom significatif dérivé d'une contraction de chamaieunê et impliquant la notion d'une union amoureuse de la déesse. Remarquons encore que, tout à côté, Pausanias signale des vestiges du culte de Poseidon Hippios, ce qui nous ramène complètement à la donnée de la religion de l'Arcadie.


Article de F. Lenormant