[XII. Principaux systèmes de la religion de Déméter]

Nous pouvons maintenant dresser, pour ainsi dire, le tableau généalogique des principales formes, des principaux systèmes de la religion de Déméter, systèmes qui se sont développés d'une façon divergente d'un même fonds premier et qui s'offrent à nous, à la suite du long travail des âges, dans les cultes helléniques tels que nous pouvons les saisir sur le fait, tantôt nettement distincts et conservant leur originalité propre, tantôt par une pénétration réciproque produisant des combinaisons nouvelles.

Dans la donnée pélasgique primitive, Déméter, personnification de la terre féconde, est solitaire, réunissant au moins en germe dans sa personne toutes les attributions qui se partagent ensuite entre elle et Perséphoné. L'époux divin qui la féconde est le Zeus Triopas, aux trois faces, aux trois aspects, qui peut donc être alternativement envisagé, dans son union avec elle, comme le Zeus céleste, comme Poseidon, roi des eaux, ou bien comme Zeus Chthonios ou Hadès. Le spectacle des vicissitudes des saisons et de la production végétative donne, dans cet état de choses, naissance à un premier mythe, celui que nous avons vu se conserver en Arcadie et dont nous avons constaté des vestiges en Béotie et à Eleusis, la violence faite par Poseidon à la déesse chthonienne en automne, la fureur et le deuil de celle-ci pendant l'hiver et l'enfantement au printemps d'une fille issue du viol, en qui se personnifie la végétation sortant du sol, Despoina en Arcadie, Daeira à Eleusis. Ainsi se forme la conception de la Déméter affligée, Melaina, Erinnys ou Achea.

L'attribution d'une fille à Déméter devient bientôt la source d'un riche développement mythique et religieux. Presque partout on n'admet plus la mère indépendamment de cette fille, Korê. Celle-ci est la graine que l'on enfouit en terre, qui y germe et qui en sort sous la forme d'une plante nouvelle au moment du réveil annuel de la nature. Son séjour temporaire et hivernal dans le sein de la terre, au point de vue agraire, amène à voir spécialement en elle la reine des demeures souterraines, l'épouse du dieu infernal. La fille absorbe en elle tout ce côté des attributions primitives de la déesse mère, et c'est ainsi que Coré s'identifie avec l'infernale et funèbre Perséphoné [sect. VIII]. La triade chthonienne de Déméter, Perséphoné-Coré et Hadès-Pluton devient dès lors le fondement religieux du culte triopien [sect. IX]. Une modification postérieure, en assimilant Hadès et Dionysos et en donnant un caractère fraternel au couple des deux époux infernaux, transforme cette triade en celle de Déméter, Dionysos et Perséphoné ou Déméter, Coros et Cora ; ce sont les dieux des mystères dionysiaques du Péloponnèse et de la Grande-Grèce [sect. XI de cet article ; Bacchus]. D'un autre côté, et bien antérieurement à la formation de ce culte mystique, à Thèbes, chez les Cadméens et les Géphyréens, la donnée de la triade de Déméter, Perséphoné et Hadès, se développant sous le point de vue qui faisait des deux déesses agraires les institutrices du mariage et de la société régulière et se combinant avec l'idée sémitico-chananéenne de la loi divine, de la Thorah, traduite en grec par thesmos, produit le culte Thesmophorien [sect. VI], qui de Thèbes rayonne d'une part sur Athènes et de là sur tout le monde ionien, de l'autre sur Mégare et Corinthe, et de là sur le Péloponnèse et la Sicile. Ce culte comporte deux ordres de fêtes, les Thesmophoria, célébrées par les femmes seules et consacrées exclusivement aux deux Grandes Déesses comme protectrices du mariage légitime, et les Theogamia, qui commémorent l'hymen de Perséphoné-Coré avec le roi des enfers. C'est sur le fonds de l'ancien culte des Cadméens en Béotie, déjà lié dans ses origines à la religion cabirique de Samothrace, que, vers le temps d'Epaminondas, de nouvelles influences sorties de cette île sacrée, et dont le principal agent fut le Lycomide Méthapos, greffent le culte de Déméter Cabiria, assistée de deux Cabires [Cabiri].

En même temps que la religion Thesmophorienne prenait naissance à Thèbes, les aèdes d'origine thrace créaient en Attique la religion Eleusinienne [Eleusinia, sect. I]. Remaniant l'antique mythe pélasgique de la violence subie par Déméter et de la colère de cette déesse, conformément aux données, désormais généralement admises, du partage des rôles entre la mère et la fille et de l'union de cette dernière avec le dieu chthonien, ils créent le mythe, appelé à une si grande et si universelle popularité, de l'enlèvement de Coré par Hadès, des recherches désespérées de Déméter, et de l'arrêt de Zeus partageant l'existence de Coré entre le lit de son époux sous la terre et la compagnie de sa mère au milieu des dieux Olympiens. Ce mythe, auquel s'attache, à côté de sa signification physique, un sens moral de palingénésie et d'immortalité dans la mort, devient le fondement des mystères d'Eleusis, qui à leur tour, après être devenus une institution panhellénique, rayonnent sur tout le monde grec et y propagent des affiliations. Il s'y combinait avec la donnée du daimôn sauveur et médiateur né de la déesse mère, Iacchos, archêgetês tôn mustêtiôn, dont on fit ensuite, d'abord dans les réformes religieuses d'Epiménide et de Solon, puis plus complètement sous l'action de l'Orphisme, un Dionysos enfant, et qui, de fils de Déméter, devint l'enfant mystérieux né dans les enfers de Coré et de Hadès [Iacchus].

Mais dans le culte éleusinien, tel qu'il nous apparaît constitué aux plus beaux temps de la Grèce, après que les influences de la théologie orphique y ont pris définitivement une large place, il est encore une notion qui acquiert une importance considérable et qui se traduit en particulier dans les groupements de divinités. C'est celle de la triplicité divine, de la triade, qui constitue le monde, de ce nombre ternaire qui se manifeste dans tant de choses de la nature : les trois éléments, feu, terre et eau, constituant l'univers par leur réunion et leur action mutuelle ; les trois saisons de l'année ; le passé, le présent et l'avenir, dont la réunion forme le temps ; les trois divisions cosmiques du ciel, de la terre et des enfers, auxquelles correspondent les trois classes d'êtres divins, dieux immortels, héros et démons infernaux ; les trois phases visibles de la lune. Nous avons déjà remarqué [Bacchus] avec quelle facilité particulière les dieux des mystères de simples deviennent doubles, et de doubles triples. Dans tout ce qui touche à la religion mystique d'Eleusis en tant que sa manifestation extérieure, vocables des différents sanctuaires de la ville, légende mythique et poétique, sacrifice solennel offert au nom du peuple athénien lors de la célébration des Grandes Eleusinies, à côté de la dualité suprême et fondamentale des Grandes Déesses, mère et fille, nous observons une recherche de groupes ternaires de divinités féminines, qui a depuis longtemps frappé les érudits. Cette triplicité féminine y est particulièrement en rapport avec les trois saisons, d'après lesquelles se règle la destinée de Coré ; au point de vue agraire avec la tertiatio ou le triple labour, qui donne leur nom à Triptolème et à Trisaulès, et qui joue un rôle capital dans le mythe de la naissance de Ploutos ; enfin au point de vue cosmique avec la nature lunaire, qui se développe tout spécialement dans la religion éleusinienne et chez Déméter et surtout chez Coré [Proserpina]. A la fin du spectacle de la première des nuits des initiations [Eleusinia, sect. VII], au moment où l'on voyait Triptolème partir pour sa mission civilisatrice et Perséphoné s'élever à la lumière, apportant dans ses bras le petit Iacchos, le colosse de la triple Hécate se dressait dans le fond de la scène,

Ecce procul ternas Hecate variata figuras
Exoritur...

comme offrant à l'initié un résumé de tous les symboles qu'il avait contemplés. La Déméter des mystères de Phénée, issus directement de ceux d'Eleusis, est triple, comme Eleusinia, Cidaria et Thesmia. Les groupes ternaires de déesses qui expriment la même idée se forment par différents procédés : en ajoutant à la dualité des Grandes Déesses une troisième divinité, qui leur est subordonnée, ou bien, au contraire, en plaçant au-dessus de cette dualité, et avant elle, une déesse mère, qui tient le rôle et a le caractère d'un principe primordial de maternité universelle ; le nom en varie, du reste, suivant les localités si la conception en reste la même, et cette mère primitive est ici Gê, ailleurs la Mère des dieux, ailleurs encore (surtout à Athènes) Athéné, ailleurs enfin Ilithyie. Dans d'autres cas, le groupe des trois déesses est distinct de Déméter et de Coré, adjoint et subordonné à la mère et à la fille ; ou bien encore nous rencontrons simultanément deux triades féminines, s'étageant hiérarchiquement à deux degrés d'importance. Ce sont là autant de variations d'un thème commun, constituant l'économie du groupement particulier de divinités qui doit être qualifié d'éleusinien. Ce groupement se complète le plus souvent par l'addition aux grandes divinités d'un ou plusieurs personnages d'ordre inférieur (quoique bien des fois pris parmi les dieux olympiens), qui tiennent l'office de dieux ou héros ministres, propoloi, des deux déesses.


Article de F. Lenormant