[IX. Liens de Déméter avec d'autres dieux]

Dans la donnée mythologique ordinaire exprimée déjà par les poèmes homériques, Perséphoné-Coré est fille de Zeus. En effet, c'est le plus souvent Zeus, dont les généalogies divines la font la soeur aînée, qui est représenté comme l'époux ou l'amant de Déméter. C'est une tradition persistante de l'antique couple du Ciel et de la Terre, dont l'adoration comme divinités primordiales constituait le fondement de la religion des Pélasges comme de tous les peuples aryens primitifs, couple dans lequel le ciel mâle est toujours appelé Zeus et la terre femelle son épouse reçoit suivant les localités les noms de Gaea [Tellus], de Dione ou de Déméter. D'ailleurs, au point de vue purement agraire qui a présidé au premier développement des mythes de la déesse dont nous nous occupons, Déméter étant le sol fécond et Perséphoné la végétation qui y germe, il était tout naturel que la fécondation du sol, d'où naissait cette végétation, fût attribuée à Zeus, comme dieu des pluies douces et fertilisantes [Jupiter]. En Arcadie, dans une forme particulière de mythe dont nous aurons à parler à la section suivante, c'est Poseidon, une autre personnification du principe humide, mais d'un caractère plus violent, qui rend Déméter mère de Despoina. L'association de Poseidon à Déméter se rencontre aussi à Eleusis, où elle paraît avoir eu primitivement une grande importance [voy. la sect. suivante, et Eleusinia, sect. I] dans les sacra gentilitia des Géphyréens sur la Voie Sacrée d'Eleusis, où l'on adorait ensemble Déméter, Coré, Poseidon et Athéné, enfin dans les environs de Trézène, où sont honorés côte à côte Poseidon Phytalmios et Déméter Thesmophoros. Dans le mythe orphique de la naissance de Perséphoné, devenu l'un des pivots du système particulier de la secte [Orphici, Sabazios, Zagreus], qui parvint à le faire pénétrer,jusque dans les représentations mimiques de l'époptie d'Eleusis [Eleusinia, sect. VIII], le dieu père prend tous les caractères d'un Zeus Chthonios, tel que celui auquel Déméter est associée dans l'invocation du laboureur béotien d'Hésiode, c'est-à-dire d'une forme d'Hadès-Pluton, comme l'est aussi le Clyménos d'Hermioné. La transformation que la nature de Dionysos subit à partir d'une certaine époque dans la religion mystique et qui l'identifia au dieu des enfers [Bacchus], fit donner la même signification à l'association qui s'était opéréd dans certains endroits de Dionysos à Déméter, comme parèdre et même comme amant ou époux, association qui n'avait eu d'abord qu'un caractère purement agraire, celui de la réunion des deux divinités de la production végétative. Mais nous avons déjà dit [section précédente] que Déméter se présente très rarement elle-même comme étant la déesse des enfers et des morts, l'épouse du dieu infernal ; ce rôle appartient en propre à sa fille et est celui qui la caractérise.

Geel, du moins, est vrai pour la religion hellénique telle qu'elle nous apparaît dans les âges de la pleine histoire. Car il y a d'assez fortes raisons de supposer que la donnée d'Hésiode sur le couple de Déméter et de Zeus Chthonios conserve la trace d'une des formes les plus antiques du culte pélasgique de la déesse, tel qu'il existait dans la portion de la Thessalie qui fut le berceau de la forme spéciale de ce culte que l'on doit qualifier du nom de triopienne. Gerbard a démontré, en effet, qu'à l'origine Déméter devait y figurer seule, comme on la trouve encore dans le culte amphictionique de Déméter Pylaia et dans les traditions de Pyrasos ou de Dôtion sur l'attentat d'Erysichthon ou de Triopas ; que l'introduction du personnage de Perséphoné-Coré y était le résultat d'une modification postérieure et d'une influence externe, exactement comme dans le culte d'Hermioné. Dans le culte amphictionique, comme dans les Homoloïa de Thèbes, qui offrent avec lui tant d'analogies, l'époux de la Déméter isolée, telle qu'on la concevait avant de la dédoubler en mère et fille, est appelé Zeus ; mais c'était sûrement, au moins à Pyrasos et à Dôtion, le Zeus Triopas une des plus vieilles divinités des Pélasges, dont le culte antique n'était plus qu'un souvenir confus aux temps florissants de la Grèce, et dont la plupart des mythologues modernes ont reconnu, dans le héros Triops ou Triopas, une forme ramenée aux proportions de l'humanité. Ce Zeus Triopas, identique de conception au triple Zeus de Corinthe et au Zeus Triophthalmos de la citadelle d'Argos, est le dieu suprême et céleste envisagé sous sa forme la plus haute et la plus compréhensive, à la façon du Zeus «qui était, est et sera» de Dodone, embrassant également dans son empire les trois grandes divisions de l'univers auxquelles préside, dans la donnée mythologique habituelle, la triade de Zeus, Poseidon et Pluton, adorée avec tous les caractères d'un triple Zeus à Tritaea d'Achaïe. Il est donc chthonien en même temps que céleste. Et maintenant, si nous tenons compte de la remarque si judicieuse de Preller, que partout où il est question dans les traditions locales du héros Triopas, on trouve des vestiges de l'établissement du peuple des Dryopes et que Hellanicos appelait ce héros Druops au lieu de Tpiops ; si nous tenons aussi compte du fait qui en résulte nécessairement, que le nom du Zeus Triopas était ainsi susceptible d'une interprétation ethnique, d'où résultait son identité avec le dieu Dryops d'Asiné, en même temps que de l'interprétation symbolique qui en faisait un dieu triple, à trois faces ou à trois yeux ; si nous combinons toutes ces données, nous arrivons à la conclusion que c'est la forme infernale de ce dieu qu'exprimait le Clyménos dryopique d'Hermioné, originairement époux de Déméter Chthonia. Par suite, nous arrivons à assimiler le vieux couple thessalien de la Déméter de Dôtion et de Zeus Triopas au couple béotien de Déméter et de Zeus Chthonios, chez Hésiode.

A Pylos, terre essentiellement triopienne puisque nous y trouvons le souvenir du héros Triopas, le culte simultané de Déméter, de Coré et d'Hadès se montre établi dès une extrême antiquité. Dans le sanctuaire du Triopion de Cnide, les adorations s'adressent à Déméter, Perséphoné et Hadès Epimachos. Ce sont là les vieilles divinités du lieu, celles qu'y a établies la colonie thessalienne de Triopas ; Apollon s'y est superposé ensuite comme dieu national des nouveaux colons doriens, et son association a pris en cet endroit une importance politique capitale. Mais, malgré cette importance, elle n'a jamais été considérée comme appartenant à l'essence du culte triopien, qui, ainsi que l'a défini Hérodote, était un culte des dieux chthoniens. C'est tel, et sans qu'il y fût question d'Apollon, que Télinès le transporta à Géla de Sicile et que, sous l'empire romain, Hérode Atticus le renouvela dans son Triopium de la voie Appienne, dont les célèbres inscriptions métriques sont conservées à Paris et les bornes, décorées d'une légende en caractères pseudo-archaïques, au musée de Naples. L'association du dieu infernal aux Grandes Déesses dans les honneurs du culte extérieur, absolument contraire à l'esprit propre de la religion éleusinienne [voy. sect. XII], était donc une donnée fondamentale de la religion triopienne. Mais il est infiniment probable qu'à Pylos et à Cnide, Zeus Chthonios ou Hadès était d'abord apparié à Déméter seule et que là, comme à Hermioné, ce ne fut que postérieurement qu'on joignit à ce couple une déesse fille, dont le dieu chthonien devint l'époux. Ce qui le confirme, c'est que, pas très loin de Pylos, à Aréné, nous trouvons encore le culte de Déméter et d'Hadès, sans qu il y soit question de Perséphoné-Coré. De même dans son temple d'Argos, que l'on dit fondé par Pélasgos, fils de Triopas, Déméter Pélasgis a près d'elle Zeus Mêchaneus, un Zeus chthonien, tandis que sa fille n'a ni autel ni statue dans le sanctuaire ou dans l'enceinte sacrée. Quant au rite que Pausanias décrit comme y étant, de son temps, célébré à certains jours en l'honneur de cette dernière, rien n'y porte la marque d'une attribution qui n'ait pu être qu'exclusivement propre à Perséphoné ; au contraire, il a pu tout aussi bien, à l'origine, avoir lieu en l'honneur de Déméter elle-même, quand on la reconnaissait comme la déesse catachthonienne.

Nous venons de constater que l'association d'Apollon à Déméter et à sa fille ne tenait à aucun lien établi doctrinalement entre ces divinités, mais seulement à une alliance établie entre les cultes nationaux de deux races. Il en était de même au Delphinion de la voie Sacrée d'Eleusis ; ce temple était originairement consacré à Apollon seul et les Grandes Déesses n'y furent introduites que lorsqu'on affilia tous les sanctuaires situés sur la route d'Athènes à Eleusis à la religion de la cité des mystères [Eleusinia, sect. V]. Nous n'hésitons pas à expliquer de même l'adoration d'Apollon Carneios avec les deux déesses à Andania de Messénie, et les traces d'une association pareille que nous avons déjà relevées à Tégée, à Mégalopolis et à Thelpusa d'Arcadie. Remarquons de plus que, dans ces trois dernières localités et surtout à Mégalopolis, Apollon apparaît avec un rôle tout à fait subordonné, comme un véritable propolos ou ministre divin de Déméter. Asclépios prend un rôle analogue dans les Grandes Eleusinies [Eleusinia, sect. VI] à la suite de l'alliance qui s'établit, dans une circonstance historique racontée par Hérodote entre les religions d'Athènes et d'Epidaure ; et ce rôle s'exprime dans la légende mythologique par le récit qui représentait Asclépios venant recevoir l'initiation d'Eleusis.

Les Dioscures, disait-on, reçurent la même initiation par l'office de Triptolème et les femmes d'Eleusis avaient l'habitude d'en faire intervenir les noms dans leurs serments. Ceci indique clairement qu'au sanctuaire d'Eleusis, comme au foyer le plus fameux et le plus auguste de la religion de Déméter, étaient venus se rattacher par une véritable agrégation quelques-uns des cultes qui, dans des parties fort diverses du monde hellénique, avaient traduit par l'association des deux Dioscures, en tant que propoloi, à Déméter Cabiria un groupement de divinités cabiriques issu de celui de Samothrace [Cabiri]. C'est une autre traduction du même groupement que nous reconnaissons encore dans la façon dont Déméter, au gymnase d'Elis, était flanquée d'Eros et d'Antéros. Eros a, en effet, sa place dans beaucoup des assimilations, tentées par les anciens, des dieux de Samothrace à des personnages de l'Olympe grec. Nous avons aussi montré [sect. IV] que c'est à une influence de la religion cabirique, provenant également de Samothrace, qu'il faut rattacher le rôle qu'Hermès tient comme ministre divin auprès des Grandes Déesses dans quelques-unes des formes du culte des Thesmophories. Mais on ne doit pas, avec Gerhard, chercher l'indication d'un autre exemple de cette association, tout exceptionnelle, dans le nom, sûrement altéré, de la prétendue Déméter Hermuchos de Delphes. Une peinture de Pompéi fait voir Hermès debout auprès de Déméter assise, à laquelle il tend une bourse que la déesse se prépare à recevoir dans un pli de son vêtement. Hermès figure ici certainement comme eriounios et chthonios ou erichthonios, c'est-à-dire comme producteur des richesses, ploutodotês, dôtôr eaôn, dont la bourse pleine est le symbole naturel, et spécialement des productions du sol [Mercurius]. Il tient donc, aux côtés de la déesse à peu près la même place que Ploutos.


Article de F. Lenormant