Livre IV, chapitre 13 |
L'esclave consulte l'oracle. - Un aveugle peut tromper ceux qui s'aveuglent eux-mêmes. - Deux nouveaux prisonniers faits dans la même nuit
Nydia attendait avec impatience l'arrivée de Sosie,
non moins impatient qu'elle. Après avoir
fortifié son courage par d'abondantes libations d'un
meilleur vin que celui qu'il avait offert au démon, le
crédule esclave entra dans la chambre de la jeune
aveugle.
«Eh bien, Sosie ; es-tu préparé ? as-tu
apporté le vase d'eau pure ?
- Assurément, mais je tremble un peu. Tu es bien
sûre que je ne verrai pas le démon ? J'ai
toujours entendu dire que ces personnages-là
n'étaient ni très beaux ni très
polis.
- Ne crains rien. As-tu laissé la porte du jardin
entrouverte ?
- Oui, et j'ai placé auprès des noix, des
pommes, et une petite table.
- C'est parfait. Et la porte est ouverte actuellement, de
manière que le démon puisse passer librement ?
- Oui, certes.
- Maintenant, ouvre aussi la porte de cette chambre à
moitié, et donne-moi la lampe.
- Comment ! est-ce que tu as l'intention de l'éteindre ?
- Non ; mais il faut que je prononce mon charme au-dessus de
la flamme... Il y a un esprit dans le feu.
Assieds-toi.»
L'esclave obéit ; et Nydia, après s'être
penchée quelques instants sur la lampe, se leva et
chanta à voix basse l'improvisation suivante, sans
rythme régulier :
INVOCATION AU SPECTRE DE L'AIR |
«Le spectre ne tardera pas à venir, dit Sosie ; je le sens déjà dans mes cheveux.
- Place ta coupe d'eau à terre. Donne-moi maintenant
la serviette, pour que j'enveloppe ta figure et tes
yeux.
- Oh ! c'est toujours ainsi dans les enchantements ! Ne serre
pas si fort... Eh ! plus doucement, s'il te
plaît.
- C'est fait. Peux-tu voir ?
- Voir ? Par Jupiter, non ; tout est obscurité.
- Adresse à présent au spectre les questions
que tu veux lui faire, à voix basse, et trois fois de
suite. S'il répond affirmativement à tes
questions, tu entendras l'eau bouillonner sous le souffle du
démon ; si ta demande ne doit pas être
accomplie, l'eau restera silencieuse.
- Mais tu ne remueras pas l'eau toi-même, eh ! eh !
- Je vais placer la coupe à tes pieds ; ainsi tu
pourras être sûr que je ne la touche pas à
ton insu.
- Très bien.
Maintenant, ô Bacchus, sois-moi propice. Tu sais que je
t'ai toujours donné la préférence sur
les autres dieux, et, si tu consens à me
protéger contre ce démon aquatique, je te
consacrerai la coupe d'argent que j'ai dérobée
l'année dernière au gros maître
d'hôtel. Et toi, Esprit, écoute-moi. Pourrais-je
acheter ma liberté l'an prochain ? Tu le sais : car,
puisque tu vis dans l'air, les oiseaux t'ont sans doute
appris les secrets de la maison (1) ; tu sais que j'ai
dérobé tout ce que j'ai pu honnêtement,
c'est-à-dire sûrement, dérober depuis
trois ans ; cependant il me manque encore deux mille
sesterces pour compléter la somme. Me sera-t-il
permis, ô bon esprit ! de combler ce déficit
dans le cours de l'année ? Parle ! Ah ! l'eau
bouillonne ; non, tout est calme comme la tombe... Eh bien,
si ce n'est pas dans l'année, sera-ce dans deux ans ? ... J'entends quelque chose ; le démon gratte
à la porte... il doit être entré. Dans
deux ans, mon bon ami ; deux ans, n'est-ce pas un temps fort
raisonnable ? Rien encore. Toujours le silence ! Deux ans et
demi... trois, quatre ans ? ... Démon de malheur ! ...
ce n'est pas bien... tu n'es pas femme, cela est clair ; tu
ne garderais pas le silence si longtemps... Cinq, six ans...
soixante ! et que Pluton t'emporte ! Je ne te demanderai rien
de plus.»
Et Sosie, dans sa rage, renversa l'eau sur ses jambes ; puis,
après beaucoup de peine et plus encore de
malédictions, il essaya de débarrasser sa
tête de la serviette qui l'entourait, regarda autour de
lui, et s'aperçut qu'il était dans
l'obscurité.
«Qu'est-ce que c'est, Nydia ? la lampe est
éteinte ! Ah traîtresse ! et tu n'es plus
là, mais je te rattraperai... tu me payeras tout
cela.»
L'esclave tâtonna pour chercher la porte, elle
était barrée au dehors ; il était
prisonnier à la place de Nydia. Que pouvait-il faire ? il n'osait pas frapper, ni appeler, de peur qu'Arbacès
ne l'entendît et ne découvrît la sottise
avec laquelle il s'était laissé tromper ; Nydia
d'ailleurs, pendant ce temps, avait déjà
gagné probablement la porte du jardin et
s'était échappée.
«Mais, pensa-t-il, elle sera rentrée chez elle,
ou elle sera du moins quelque part dans la cité ! Demain, au point du jour, lorsque les esclaves travailleront
dans le péristyle, je me ferai entendre ; alors je
sortirai et je la chercherai. Je la retrouverai certainement,
et je la ramènerai avant qu'Arbacès sache un
mot de tout ceci. C'est ce que j'ai de mieux à faire.
Ah ! petite traîtresse, les doigts me
démangent... et de ne me laisser qu'une coupe pleine
d'eau l... encore si c'était du vin, ce serait du
moins une consolation.»
Pendant que Sosie, pris ainsi dans le piège, se
lamentait sur son sort et formait mille projets pour remettre
la main sur Nydia, la jeune aveugle, avec la
singulière précision et la
dextérité de mouvements qui lui étaient
particulières et que nous avons déjà
fait remarquer en elle, avait passé
légèrement le long du péristyle,
s'était glissée dans le passage en face qui
conduisait au jardin, et, toute palpitante, se dirigeait vers
la porte, lorsqu'elle entendit tout à coup un bruit de
pas et distingua la terrible voix d'Arbacès ; elle
s'arrêta un moment dans l'incertitude et dans l'effroi ; il lui revint à la mémoire qu'il y avait un
autre passage, servant à introduire ordinairement les
belles convives qu'Arbacès invitait à ses
secrètes orgies, et qui tournant autour du
soubassement de ce vaste édifice, ramenait
également dans le jardin ; il était ouvert par
hasard, elle se hâta donc de retourner sur ses pas,
descendit à droite les étroits escaliers, et
arriva promptement à l'entrée du corridor.
Hélas ! la porte de communica-tion était
fermée à clef. Pendant qu'elle s'assurait que
cette porte était bien fermée en effet, elle
entendit derrière elle la voix de Calénus, et
un moment après celle d'Arbacès qui lui
répondait. Elle ne pouvait demeurer en cet endroit,
ils allaient sans doute y passer ; elle
s'élança en avant, et se trouva dans des
régions qui lui étaient inconnues. L'air
devenait froid et humide, ce qui la rassura. Elle pensa
qu'elle pourrait bien être dans les caves de cette
superbe demeure, ou du moins dans quelque lieu que ne
visiterait pas le superbe propriétaire de la maison,
et pourtant son oreille si fine distingua bientôt de
nouveau les pas et les voix. Elle se remit à marcher,
en étendant les bras, et rencontra des piliers d'une
forme épaisse et massive ; avec un tact que sa crainte
rendant plus grand, elle échappa à ces dangers,
et continua son chemin ; à mesure qu'elle
s'avançait, l'air devenait de plus en plus humide ; elle s'arrêtait par moments pour reprendre haleine, et
alors elle entendait toujours le bruit des pas et le vague
murmure des voix. Enfin, elle arriva à un mur qui
paraissait mettre un terme à sa course. Comment
trouver un endroit pour se cacher ? nulle ouverture, point de
cavité. Elle s'arrêta et se tordit les mains
avec désespoir ; puis, surexcitée par le
rapprochement des voix, elle courut tout le long du mur, et
se heurtant avec violence contre un des arcs-boutants qui
s'étendaient en avant, elle tomba à terre.
Quoique froissée par sa chute, elle ne perdit pas ses
sens, elle ne poussa pas un cri ; loins de là, elle
regarda comme heureux un accident qui l'avait peut-être
jetée dans un endroit où elle pourrait
être cachée. Se retirant le plus qu'elle pouvait
dans l'angle formé par l'arc-boutant, en sorte que
d'un côté du moins elle ne pourrait être
vue, elle pelotonna son petit corps dans le plus petit espace
possible, et attendit son destin sans respirer.
Arbacès et le prêtre continuaient leur route
vers cette chambre secrète, dont les trésors
avaient été tant vantés par l'Egyptien.
Ils se trouvaient dans un vaste atrium souterrain,
c'est-à-dire dans une grande salle ; le toit assez bas
était soutenu par de courtes et épaisses
colonnes d'une architecture bien éloignée des
grâces élégantes de l'art grec,
adopté par cette voluptueuse époque. L'unique
et pâle lampe que portait Arbacès ne jetait
qu'une lumière imparfaite sur les murs grossiers et
nus, composés de larges blocs de pierre
enchevêtrés l'un dans l'autre, mais sans ciment.
Des reptiles troublés par ces hôtes inattendus
les regardaient d'un air effaré, et se perdaient
précipitamment dans l'ombre des murs. Calénus
frissonna en jetant les yeux autour de lui et en respirant
cet air humide et malsain.
«Eh bien ! dit Arbacès avec un sourire, en
s'apercevant de ce frisson, ce sont ces grossiers caveaux qui
fournissent au luxe des salles supérieures. Ils
ressemblent aux laboureurs de ce monde ; nous
méprisons leurs grossières moeurs, et ce sont
eux qui nourrissent notre orgueil dédaigneux.
- Et où conduit cette galerie à gauche ? demanda Calénus, dans sa profonde obscurité,
elle paraît sans limite, comme si elle conduisait aux
enfers.
- Au contraire, elle conduit à la lumière,
répondit négligemment Arbacès. Quant
à nous, notre chemin est à droite.»
Cette salle, comme beaucoup d'autres dans les quartiers
habités de Pompéi, se divisait à son
extrémité en deux ailes ou passages, dont la
longueur, en réalité, n'était pas
considérable, mais elle s'agrandissait aux yeux dans
des ténèbres que la lampe ne pouvait pas
dissiper entièrement. Les deux amis dirigèrent
leurs pas sur la droite de ces deux ailes.
«Le joyeux Glaucus habitera demain un appartement qui
ne sera pas plus sec, mais moins spacieux», dit
Calénus, justement au moment où il passaient
devant l'endroit où la Thessalienne était
blottie sous la protection du large arc-boutant.
«Oui, mais en revanche, le jour suivant, il jouira d'un
espace assez considérable et assez sec dans
l'arène ; et quand on pense, continua Arbacès
lentement et d'un ton délibéré, qu'un
mot de Calénus pourrait le sauver et mettre
Arbacès à sa place !
- Ce mot ne sera jamais dit, répliqua
Calénus.
- C'est juste, mon cher Calénus, il ne sera jamais
dit, et Arbacès s'appuya familièrement sur
l'épaule de son compagnon ; mais nous voici devant la
porte...»
La lumière tremblante de la lampe laissa voir dans ce
mur sombre et grossier une petite porte, profondément
enfoncée et garnie de fortes bandes et de plaques de
fer. Arbacès tira de sa ceinture un petit anneau qui
retenait trois ou quatre clefs courtes, mais solides. Le
cœur de l'avide Calénus battit avec violence,
lorsqu'il entendit la serrure rouillée crier, comme si
elle ne livrait qu'à regret la vue des trésors
confiés à sa garde.
Mame (1871) p.185 |
«Entre, mon ami, dit Arbacès, pendant
que j'élève la lampe, afin que tu puisses
contempler à ton aise tous ces monts
d'or.» |
«Tout l'or de la Dalmatie ne te procurera pas une
croûte de pain : meurs de faim, misérable, tes
derniers soupirs ne réveilleront pas même
l'écho de ces vastes salles ; l'air ne
révélera jamais que l'homme qui a menacé
et qui pouvait perdre Arbacès est mort de faim,
rongeant, dans son désespoir, la propre chair de ses
os. Adieu !
- Oh ! pitié ! pitié ! odieux
scélérat... est-ce pour cela...»
Le reste de cette imprécation n'arriva pas à
l'oreille d'Arbacès, qui s'en retournait à
travers la sombre salle. Un crapaud, gros et gonflé de
venin, se trouva sur ses pas ; les rayons de la lampe
tombèrent sur le hideux animal et sur l'oeil rouge
qu'il tournait en l'air. Arbacès se détourna,
afin de ne pas le blesser.
«Tu es dégoûtant et venimeux,
murmura-t-il, mais tu ne peux me faire de mal : tu n'as donc
rien à craindre de moi.»
Les cris de Calénus, quoique affaiblis et
étouffés par la barrière qui le
retenait, arrivaient encore faiblement à l'oreille de
l'Egyptien. Il s'arrêta pour y prêter
l'oreille.
«Ce qu'il y a de malheureux, pensa-t-il, c'est que je
ne puis maintenant m'éloigner de Pompéi avant
que cette voix se soit tue pour toujours. Mes richesses, mes
trésors, ne se trouvent pas, il est vrai, dans cette
aile, mais dans l'autre. Mes esclaves, en les transportant,
peuvent entendre la voix de cet homme. Mais il n'y a pas de
danger ! dans trois jours, s'il survit encore, par la barbe
de mon père ! ses accents seront bien faibles... ils
ne perceront pas même à travers son tombeau. Par
Isis, il fait froid, j'ai besoin de boire une coupe de
falerne épicé ! »
Et l'Egyptien sans remords, resserrant sa robe autour de lui,
se hâta d'aller respirer l'air supérieur.
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