Le lendemain matin. - Le sort de Nydia
Et la lumière se leva enfin douce, brillante,
bien-aimée, sur la surface tremblante des flots. Les
vents étaient en repos... l'écume expirait sur
l'azur éclatant de cette délicieuse mer. A
l'orient, de légères vapeurs revêtaient
graduellement les couleurs de rose qui annonçaient le
matin ; oui la lumière allait reprendre son empire.
Cependant on voyait au loin, sombres et massifs, mais
tranquilles, les fragments brisés du nuage
destructeur, bordés de bandes rougeâtres qui,
tout en s'affaiblissant de plus en plus, indiquaient les
flammes encore roulantes de la montagne des «Champs
brûlés». Les murs blancs et les colonnes
éclatantes qui avaient décoré ces
gracieux bords n'étaient plus. Morne et triste
était le rivage, couronné hier encore par les
cités d'Herculanum et de Pompéi, enfants
chéris de la mer, désormais arrachés
à ses embrassements. Durant des siècles l'onde,
comme une mère, étendra ses bras azurés,
ne les trouvera plus, et pleurera sur les sépulcres de
ses deux filles !
Les matelots ne saluèrent pas l'aurore de leurs
acclamations ; elle était venue à pas lents, et
ils étaient trop fatigués pour s'abandonner
à ces vifs éclats de joie ; mais il y eut un
long et profond murmure de reconnaissance parmi les veilleurs
de cette longue nuit. Ils se regardèrent et sourirent
: ils prirent courage ; ils sentirent une fois encore qu'il
existait un monde autour d'eux, un Dieu au-dessus.
Persuadés que le moment du péril était
passé, les plus fatigués se reposèrent
et s'endormirent doucement. A mesure que le jour se faisait,
on jouissait d'un silence qui avait manqué à la
nuit ; et la barque suivait tranquillement sa route. Quelques
autres, portant aussi des fugitifs, apparaissaient
çà et là. On eût cru qu'elles
étaient sans mouvement sur les flots, mais elles
glissaient d'une course rapide. Il y avait un sentiment de
sécurité, de bienveillance commune et
d'espérance, dans l'aspect de leurs légers
mâts et de leurs blanches voiles. Combien d'amis,
perdus et oubliés dans l'obscurité, pouvaient
avoir trouvé sur ces barques un abri et leur salut !
Dans le silence du sommeil général, Nydia se
leva sans bruit : elle se pencha sur la tête de Glaucus ; elle respira le souffle profond qui s'exhalait de son sein
endormi ; elle baisa timidement et tristement son front, ses
lèvres ; elle chercha sa main ; sa main était
unie à celle d'Ione ; Nydia soupira
profondément, et son visage devint pâle.
Elle baisa de nouveau son front et essuya avec ses cheveux la
rosée nocturne dont il était couvert.
«Puissent les dieux te bénir, Athénien ! » murmura-t-elle ; «puisses-tu être
heureux avec celle que tu aimes ! ... Puisses-tu te souvenir
parfois de Nydia ! ... Elle ne peut plus être pour toi
d'aucune utilité sur la terre.»
En disant ces mots elle s'éloigna un peu ; elle se
glissa le long du tillac et des bancs de rameurs,
jusqu'à l'extrémité opposée de la
barque, puis, s'arrêtant, s'inclina sur les flots.
L'écume vint baigner son front que la fièvre
brûlait. «C'est le baiser de la mort»,
dit-elle ; «qu'il soit le bienvenu ! » L'air
embaumé se jouait dans ses cheveux
dénoués ; elle les écarta de sa figure,
et leva ses yeux, si tendres quoique sans lumière,
vers le ciel, dont elle n'avait jamais vu le doux aspect.
«Non, non», dit-elle à demi-voix et d'un
air rêveur, «je ne puis supporter ce supplice :
je sens que cet amour jaloux, exigeant, me rend folle. Je
pourrais lui faire du mal encore... Malheureuse que
j'étais ! ... je l'ai sauvé... je l'ai
sauvé deux fois... Heureuse pensée ! Pourquoi
donc ne pas mourir heureuse ? ... C'est la dernière
pensée consolante que je puisse connaître... O
mer sacrée ! ... j'entends ta voix qui m'invite ; c'est
un frais et joyeux appel. Ils disent qu'il y a un
déshonneur dans ton embrassement... que tes victimes
ne traversent pas le Styx fatal... qu'il en soit ainsi ! Je
ne voudrais pas le rencontrer chez les ombres, car je le
rencontrerais avec elle... Le repos, le repos, le repos, il
n'est pas d'autre Elysée pour un cœur comme le
mien.»
Un matelot, assoupi sur le pont, entendit un léger
bruit dans les eaux. Il ouvrit à moitié les
yeux, et derrière la barque, pendant qu'elle
bondissait joyeusement, il crut voir quelque chose de blanc
flotter sur les vagues ; mais la vision s'évanouit
aussitôt. Il se retourna, s'endormit, et rêva de
sa maison et de ses enfants.
Lorsque les amants se réveillèrent, leur
première pensée fut pour eux-mêmes, et la
seconde pour Nydia. On ne la trouvait pas. Personne ne
l'avait vue depuis la nuit. On la chercha dans tous les
recoins de la barque ; aucune trace de la jeune aveugle ! Mystérieuse depuis sa naissance jusqu'à sa
mort, la Thessalienne avait disparu du monde des vivants. On
pressentit en silence son sort ; et Glaucus et Ione, plus
étroitement serrés (en sentant qu'ils
étaient l'un pour l'autre tout dans le monde),
oublièrent leur délivrance, et
pleurèrent Nydia comme on pleure une soeur.
Joseph M. Gleeson, 1891
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