Désespoir des amants. - Situation de la
multitude
Glaucus se retourna avec un sentiment de joie et de
terreur à la fois ; il prit de nouveau Ione dans ses
bras, et courut le long de la rue, qui était encore
lumineuse ; mais une ombre revint envahir les airs. Il
reporta instinctivement ses regards vers la montagne, et vit
l'une des deux gigantesques crêtes de son sommet
divisé se briser et se balancer ; et puis, avec un
bruit dont aucune langue au monde ne pourrait donner une
idée, elle roula de sa brûlante base, en
avalanche de feu, sur les versants de la montagne ; au
même instant, un volume considérable de
fumée se répandit dans l'air, sur la terre et
sur la mer. Une autre, une autre encore, et puis encore une
autre pluie de cendres, toutes plus abondantes qu'auparavant,
vinrent renouveler la désolation dans les rues.
L'obscurité les enveloppait de nouveau comme un voile ; et Glaucus, dont le courage commençait à
s'abattre, le désespoir dans le cœur, se
réfugia sous une arche, et serrant dans ses bras Ione,
son épouse, sur un lit de ruines, se résigna
à mourir.
Joseph M. Gleeson, 1891
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Pendant ce
temps-là, Nydia, séparée de
Glaucus et d'Ione, comme nous l'avons vu, cherchait en
vain à les rejoindre. En vain poussait-elle le
cri plaintif et familier aux aveugles ; il se perdait
parmi les mille cris des terreurs égoïstes.
Elle retourna plusieurs fois à l'endroit
où elle les avait perdus ; elle ne retrouva pas
ses compagnons ; elle s'attachait à chaque
fugitif ; elle s'informait de Glaucus ; elle
était repoussée par l'impatience de gens
occupés d'eux-mêmes et non des autres. Qui
donc, à cette heure, donnait une pensée
à son voisin ? Dans ces scènes de
désastre universel, rien n'est plus terrible
peut-être que l'égoïsme
dénaturé qu'elles engendrent. Enfin, il
vint à l'esprit de Nydia que, puisqu'il avait
été résolu de chercher le salut en
s'embarquant, la chance la plus favorable qu'elle avait
de retrouver ses compagnons était de prendre la
direction de la mer. Guidant sa marche à l'aide
du bâton qu'elle portait toujours, elle continua
d'éviter, avec une incroyable
dextérité, les amas de ruines qui
encombraient ses pas, de traverser les rues et, sans
dévier son chemin (tant cette
cécité, si effrayante dans le cours de la
vie, était propice alors), elle arriva au
rivage.
Pauvre fille, son courage était superbe à
voir ! et le sort semblait sourire à son malheur ; les torrents enflammés ne la touchaient pas,
si ce n'est par la pluie générale qui les
accompagnait ; les larges fragments de scories
couraient devant et derrière elle, brisaient le
pavé et épargnaient sa forme fragile ; quand les ondées de cendres
légères tombaient sur elle,
effrayée un moment elle les secouait (1), et se hâtait de
reprendre bravement son chemin.
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Faible, exposée et pourtant sans crainte, soutenue
par un seul désir, elle était l'emblème
de Psyché dans ses pérégrinations, de
l'Espérance marchant à travers la vallée
du chagrin, de l'âme elle-même
égarée, mais indomptable au milieu des dangers
et des pièges de la vie.
Ses pas étaient pourtant constamment
arrêtés par la foule, qui tantôt se
heurtait dans l'obscurité, tantôt se
précipitait en désordre, lorsque les
éclairs venaient lui montrer sa route ; enfin, un
groupe de personnes qui portaient des torches, la renversa
à terre avec violence.
«Quoi ! dit une voix qui partait du groupe, c'est la
courageuse aveugle. Par Bacchus ! il ne faut pas la laisser
mourir ici... Lève-toi, ma Thessalienne ! Viens,
viens... es-tu blessée ? non ! C'est bien ! viens avec
nous, nous allons au rivage.
- O Salluste, est-ce votre voix ? les dieux soient
loués, et Glaucus, Glaucus, l'avez-vous vu ?
- Non, il est sans doute hors de la cité. Les dieux
qui l'ont sauvé du lion, le sauveront bien aussi du
volcan.»
L'aimable Epicurien, en encourageant ainsi Nydia,
l'entraîna avec lui vers la mer, sans prendre garde aux
supplications passionnées qu'elle lui adressait, pour
qu'il se mît à la recherche de Glaucus ; elle ne
cessait de répéter avec l'accent du
désespoir le nom chéri qui, au milieu du bruit
furieux des éléments
déchaînés, était comme une douce
musique pour son cœur.
L'illumination soudaine, l'explosion des torrents de lave, et
le tremblement que nous avons déjà
décrits, eurent lieu lorsque Salluste et sa troupe
venaient d'atteindre l'entrée du sentier direct qui
conduisait de la cité au port ; ils furent
arrêtés là par une immense foule ; plus
de la moitié de la population s'y trouvait
rassemblée, des milliers d'êtres couraient
à travers la campagne, autour des murs, sans savoir de
quel côté fuir. La mer s'était
retirée du rivage, et ceux qui y étaient
accourus les premiers, avaient été si
épouvantés de l'agitation et du mouvement
surnaturel des flots, de la forme bizarre des objets
déposés par les vagues sur le sable, du bruit
que les larges pierres lancées par la montagne
rendaient en tombant dans les eaux, qu'ils étaient
revenus, la terre leur offrant encore un aspect moins
terrible que la mer. Ainsi les deux courants humains,
composés de ceux qui allaient à la mer et de
ceux qui en revenaient, se rencontraient et ne trouvaient
qu'une faible consolation dans leur nombre ; ils
s'arrêtaient là dans l'incertitude et le
désespoir.
«Le monde doit être détruit par le feu,
dit un vieillard en longue robe, un philosophe de
l'école stoïque. La sagesse stoïque et la
sagesse épicurienne s'accordent dans cette
prédiction, et l'heure est arrivée.
- Oui, l'heure est arrivée, cria une voix haute,
solennelle et sans émotion.
On se tourna avec effroi du côté
élevé d'où la voix était venue ; c'était la voix d'Olynthus, qui, entouré des
frères chrétiens, se tenait sur une abrupte
éminence où l'ancienne colonie grecque avait
élevé un temple à Apollon, temple
dégradé par le temps, et à moitié
tombé en ruines.
Pendant qu'il parlait eut lieu la soudaine illumination qui
précéda la mort d'Arbacès ; elle
éclaira cette multitude effrayée, rampante,
oppressée, et jamais il n'y eut sur terre de faces
humaines plus bouleversées, jamais une
assemblée de mortels n'avaient présenté
une expression si terrible de l'horreur et de la
sublimité de la mort ; jamais jusqu'au jour où
sonnera la trompette du jugement dernier, on ne verra une
pareille réunion. Olynthus dominait cette foule, les
bras étendus, et le front ceint de flammes, semblable
à celui d'un prophète. La foule reconnaissait
celui qu'elle avait condamné à être
dévoré par les bêtes, alors sa victime,
maintenant son prophète. Sa voix fatale
répéta à travers le silence :
«L'heure est arrivée.»
Les chrétiens répétèrent ce
cri... la multitude le répéta
elle-même... il y eut un écho de toutes parts...
femmes et hommes, enfants et vieillards se mirent à
murmurer d'une voix sourde et lamentable.
L'heure est arrivée.
En ce moment un rugissement sauvage traversa l'air, et
soudain, espérant fuir sans savoir où, le
terrible tigre des déserts s'élança au
milieu de la foule et courut entre ses flots
divisés.
Le tremblement de terre eut lieu, les ténèbres
le suivirent comme nous l'avons dit déjà. Alors
de nouveaux fugitifs arrivèrent, emportant les
trésors qui n'étaient plus destinés
à leur maître ; les esclaves d'Arbacès se
joignirent à la foule. Une seule de leurs torches
brûlait encore ; elle était portée par
Sosie, et sa lumière tombant sur la face de Nydia, il
reconnut la Thessalienne.
«A quoi te sert ta liberté, maintenant, jeune
aveugle ? dit l'esclave.
- Qui es-tu ? peux-tu me donner des nouvelles de Glaucus ?
- Oui je l'ai vu, il n'y a que quelques minutes.
- Que ta tête soit bénie ! où cela ?
- Couché sous l'arche du forum, mort ou mourant...
allant rejoindre Arbacès qui n'est plus.»
Nydia ne prononça pas un mot ; elle se glissa,
à l'insu de Salluste, au milieu des personnes qui
étaient derrière elle, et retourna vers la
cité. Elle gagna le forum, l'arche ; elle se baissa ; elle chercha avec la main autour d'elle... elle appela
Glaucus. Une voix faible répondit : «Qui
m'appelle ? est-ce la voix des ombres ? je suis
préparé.
- Lève-toi, suis-moi, prends ma main, Glaucus, tu
seras sauvé.» Etonné, mais rendu à
l'espoir, Glaucus se leva. «Nydia toujours ! ah ! il ne
t'est pas arrivé malheur ! »
La tendresse de sa voix, dans laquelle se
révéla toute la joie qu'il éprouvait,
toucha le cœur de la pauvre Thessalienne, et elle le
bénit pour la pensée qu'il avait eue.
Moitié conduisant, moitié portant Ione, Glaucus
suivit son guide. Avec quelle admirable prudence elle
évita le sentier qui conduisait vers la foule qu'elle
venait de quitter, et, par une autre route, atteignit le
rivage !
Après beaucoup de pauses et une incroyable
persévérance, ils gagnèrent la mer et
joignirent un groupe qui, plus courageux que les autres,
était résolu à se hasarder dans quelque
nouveau péril plutôt que de rester témoin
de cette scène de désolation. Ils
s'embarquèrent par la plus profonde obscurité ; mais, à mesure qu'ils s'éloignaient du rivage
et qu'ils virent la montagne sous de nouveaux aspects, ses
torrents de lave jetèrent une teinte rougeâtre
sur les flots.
Tout à fait épuisée et abattue, Ione
dormait sur le sein de Glaucus, et Nydia était
à ses pieds pendant ce temps-là ; les pluies de
poussière et de cendres continuaient à tomber
dans les eaux et répandaient leur neige sombre sur la
barque. Portées au loin et au large par les vents, les
ondées descendirent jusque dans les pays les plus
lointains, étonnèrent même jusqu'au noir
Africain, et roulèrent leurs tourbillons sur l'antique
sol de la Syrie et de l'Egypte (2).
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(1) «Une
épaisse pluie de cendres tombait sur nous,
et nous étions obligés de nous en
débarrasser d'instant en instant, sans
quoi nous eussions été
écrasés, engloutis sous leurs
amas.» (Pline).
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(2) Dion Cassius.
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