L'étranger à Rome
Le lendemain de bonne heure, le pèlerin traversait le
Forum, quand il aperçut un groupe de curieux entourant
une personne dont ils se moquaient évidemment. Il
eût prêté peu d'attention à pareille
scène au milieu d'une place publique, si son oreille
n'avait pas saisi un nom qui lui était familier. Il
s'approcha donc. Au milieu de la foule était un homme
plus jeune que lui ; si la maigreur et la fatigue avaient
vieilli l'étranger avant l'âge, ce malheureux
paraissait plus vieux encore pour des raisons contraires. Il
était chauve et bouffi ; son visage rouge, enflé
et couvert de taches et de boutons. Son regard d'ivrogne avait
une expression de ruse malicieuse ; sa démarche et sa
voix étaient celles d'un homme habituellement pris de
vin. Ses habits étaient sales, et toute sa personne fort
négligée.
«Eh bien ! eh bien ! Corvinus, lui dit un jeune homme,
vous allez avoir ce que vous méritez. Ne savez -vous pas
que Constantin va venir à Rome cette année ? Ne
craignez-vous pas non plus que les chrétiens ne prennent
maintenant leur revanche ?
- Non, non, répondit l'homme que nous venons de
décrire, ils n'oseraient le faire. On pouvait le craindre
lorsque Constantin, après la mort de Maxence, publia son
premier édit sur la liberté des chrétiens;
mais nous fûmes rassurés l'année suivante,
par sa déclaration qui tolérait également
tous les cultes (1).
- Tout cela est très bien en général,
interrompit quelqu'un décidé à
l'exaspérer ; mais on assure qu'il va faire rechercher
ceux qui ont pris une part active dans la dernière
persécution, afin de leur appliquer la lex
talionis (2) : coup
pour coup, brûlures pour brûlures, bêtes
féroces pour bêtes féroces.
- Qui a dit cela ? demanda Corvinus en pâlissant.
- Mais c'est tout naturel, ajouta l'un.
- Et fort juste, reprit un autre.
- N'importe ! dit Corvinus ; ils relâcheront toujours
celui qui deviendrait chrétien. Quant à moi,
j'avoue que je suis prêt à devenir n'importe quoi,
plutôt que de me trouver...
- A la place de Pancrace, dit un troisième plus
malicieux que les autres.
- Taisez-vous, s'écria Corvinus tout à fait
furieux ; répétez encore ce nom, si vous l'osez ! » Et il leva le poing en regardant l'interrupteur avec
colère.
«Oui, oui, parce qu'il vous a prédit votre genre
de mort, s'écria le jeune homme en prenant la fuite. Ho ! ho ! une panthère pour Corvinus ! »
Tout le monde s'écarta devant cette bête humaine,
prise d'un accès de rage, avec plus de
précipitation que s'il s'agissait d'une véritable
bête sauvage du désert. Il accabla la foule de
malédictions, et lui jeta des pierres.
Le pèlerin observait cette scène à
distance et continua sa route. Corvinus suivait plus lentement
le même chemin, qui conduit à la basilique de
Latran, maintenant la cathédrale de Rome. On entendit
tout à coup un rugissement suivi d'un cri aigu. Comme ils
passaient près du Colisée et des cages remplies
d'animaux féroces destinés à combattre
entre eux à l'occasion de la visite de l'empereur,
Corvinus, poussé par cette curiosité morbide
naturelle aux personnes qui se croient victimes de quelque
fatalité liée à un objet particulier, se
dirigea vers une cage où était enfermée une
magnifique panthère. S'approchant des barreaux, il
agaça l'animal par ses gestes et par ses paroles.
«C'est donc toi, vraiment, qui seras la cause de ma mort ? s'écria-t-il ; tu es pourtant bien en
sûreté dans ta cage.» Au mime instant
l'animal furieux bondit sur lui, et, à travers les
barreaux largement espacés, le saisit à la gorge
avec ses griffes, et lui fit une terrible blessure.
On ramassa ce malheureux et on le transporta chez lui, à
peu de distance. L'étranger le suivit dans sa demeure,
qu'il trouva négligée, sale et très
misérable ; un seul esclave, vieux,
décrépit et aussi abruti que son maître, lui
servait de domestique. L'étranger l'envoya chercher un
chirurgien, qui tarda beaucoup à venir ; en attendant, il
s'efforça d'arrêter l'hémorragie.
Pendant qu'il était occupé de ces soins, Corvinus
arrêta sur lui des yeux égarés par le
délire et la folie.
«Me reconnaissez-vous ? demanda le pèlerin d'une
voix douce.
- Vous reconnaître ? Non, oui. Voyons donc. Ah ! le
renard ! Mon renard! Vous souvenez-vous comme nous chassions
autrefois ces odieux chrétiens. Où
étiez-vous depuis cette époque ? Combien eu
avez-vous pris ? » Et il poussa d'énormes
éclats de rire.
«Taisez-vous, Corvinus, répondit l'autre. Il vous
faut demeurer en repos, si vous tenez à la vie. En outre,
je ne veux plus parler du passé ; car je suis
moi-même devenu chrétien.
- Vous un chrétien ! hurla Corvinus d'une voix sauvage ; vous, l'homme qui a fait couler avec le plus d'abondance le plus
pur de leur sang ! Qui vous a pardonné tous ces crimes ? Dormez-vous donc en paix ? Est-ce que les Furies ne viennent pas
vous tourmenter la nuit, des fantômes troubler votre
sommeil, et des vipères sucer le sang de votre cœur ? S'il en est ainsi, dites-moi par quel moyen vous avez pu vous en
préserver, afin que je puisse l'employer à mon
tour : sinon ils viendront ! ils viendront ! Vengeance et furie ! pourquoi n'êtes-vous pas torturé autant que moi ?
- Silence, Corvinus ; j'ai souffert autant que vous. Mais j'ai
trouvé le remède, et je vous le ferai
connaître aussitôt que le médecin vous aura
vu : il ne tardera pas à venir.»
Le médecin l'examina, pansa sa blessure, et dit qu'il y
avait peu d'espoir de guérison chez un malade dont le
sang était corrompu par la débauche.
L'étranger s'assit de nouveau près de Corvinus,
et lui parla de la miséricorde de Dieu, toujours
prêt à pardonner aux pécheurs les plus
endurcis : il en était lui-même un vivant exemple.
Le malheureux semblait plongé dans la torpeur ; s'il
écoutait, c'était sans rien comprendre.
Néanmoins le pèlerin s'efforça
charitablement de lui expliquer les mystères fondamentaux
du christianisme, et ajouta, avec l'espoir, sinon avec la
certitude d'être compris :
«Et maintenant, Corvinus, vous allez me demander sans
doute comment celui qui ajoute foi à tout ce que je viens
de vous dire peut recevoir son pardon. C'est par le
baptême, et en renaissant par l'eau et le
Saint-Esprit.
- Comment ? s'écria le malade avec
dégoût.
- En vous laissant laver dans les eaux
régénératrices.»
Il fut interrompu par un sourd grognement,
plutôt que par un gémissement. «De l'eau ! de
l'eau ! non, non, pas d'eau pour moi ! Otez-la ! » Un
spasme violent contracta sa gorge.
Son gardien, inquiet, chercha à le calmer. «Ne
croyez pas, lui dit-il, que, malgré la fièvre qui
vous brûle, je vais vous plonger dans l'eau, - le malade
tressaillit en gémissant ; - pour vous administrer le
baptême clinique
(3), il suffirait de la petite quantité d'eau
renfermée dans ce vase.» Et il le lui indiquait du
doigt. A cette vue, le malade se débattit au milieu
d'affreuses convulsions, et sa bouche se couvrit d'écume.
Les sons rauques qui s'échappaient de sa gorge
ressemblaient plutôt aux hurlements d'une bête fauve
qu'à une voix humaine. Le pèlerin s'aperçut
aussitôt que la morsure de la panthère avait
communiqué au malade tous les horribles symptômes
de l'hydrophobie. Aidé de l'esclave, il eut de la peine
à le maintenir sur son lit. De temps à autre
Corvinus proférait les plus horribles blasphèmes
contre Dieu et les hommes. L'accès une fois passé,
il lui dit d'une voix plaintive :
«Ils veulent me donner de l'eau ! de l'eau ! de l'eau ! Non, point d'eau pour moi ! C'est le feu qui me brûle ! C'est le feu que j'ai mérité ! Les flammes me
rongent au dedans et au dehors ! Regardez-les. Elles
m'environnent ; à chaque instant elles me serrent de plus
près ! » Et il cherchait avec ses mains à
éloigner, de chaque côté de son lit, ces
flammes imaginaires, et à les écarter de sa
tête avec son souffle. Puis, se tournant vers les deux
témoins consternés de cette horrible scène,
il leur dit : «Pour-quoi ne les éloignez-vous point ? Ne voyez-vous pas que déjà elles me consument ? »
Ainsi se passa cette triste journée ; la nuit vint plus
triste encore, et avec elle un redoublement de fièvre, de
délire et de plus terribles accès de fureur,
malgré l'affaiblissement du malade. Enfin il se dressa
sur sa couche, et, fixant devant lui ses yeux déjà
voilés par l'agonie, il s'écria d'une voix
étranglée par la rage :
«Va-t'en, Pancrace, va-t'en ! Il y a déjà
trop longtemps que tes yeux sont arrêtés sur moi.
Retiens ta panthère ! ne la lâche pas ; elle va
s'élancer à ma gorge. La voilà ! Oh ! » Et d'un geste convulsif, comme pour éloigner la
bête cruelle, il arracha les bandages de sa blessure. Des
flots de sang l'inondèrent aussitôt, et il retomba
en arrière, horriblement défiguré par la
mort.
Son ami put voir quelle était la triste fin des
persécuteurs impénitents.
(1) Eusèbe,
Hist. ecclés., X, 5. |
|
(2) C'était la loi
des représailles, telle que la loi mosaïque la
prescrivait aussi : Oeil pour oeil, dent pour
dent..., etc. |
|
(3) Le
baptême clinique, c'est-in-dire celui des personnes
retenues dans leur lit, s'administrait en leur versant de
l'eau sur la tête. (Voyez Bingham,XI, 11) |