L'étranger d'orient
Il semble que nous marchons au milieu d'une solitude. L'un
après l'autre, ceux dont les paroles, les actions et les
pensées même nous avaient accompagnés,
encouragés, ont disparu, et un voile de tristesse
s'étend sur tout ce qui nous entoure. haut-il
s'étonner de voir tomber autour de nous les héros
les plus braves, quand nous décrivons une époque
où l'agitation et les combats remplacent la paix et la
tranquillité ? Nous venons de rappeler une des plus
cruelles persécutions qu'ait endurées
l'église, et après laquelle on proposa
d'élever une colonne commémorative de l'extinction
du nom chrétien ; il n'est donc pas étonnant que
les plus saints et les plus purs aient reçu les premiers
la couronne éternelle.
Néanmoins l'église du Christ va
être persécutée plus rudement
encore. Pendant vingt ans, et en diverses
contrées, une suite de tyrans et d'oppresseurs
lui firent une guerre implacable, même
après que Constantin eut cherché à
y mettre un terme partout où s'étendait
sa puissance. Dioclétien, Galère,
Maximien et Licinius en Orient, Maximien et Maxence en
Occident, ne laissèrent pas un instant de repos
aux chrétiens sous leurs différents
règnes. Semblables à ces ouragans
impétueux dont les nuées sinistres
tracent sur la moitié du monde un long sillon de
ruines, cette persécution assouvit d'abord sa
rage sur une province, puis sur une autre, en
détruisant tout ce qui portait le nom de
chrétien ; elle passa d'Italie en Afrique, de la
haute Asie en Palestine, en égypte, et revint en
Arménie, bouleversant et ravageant tout
l'empire. |
Dioclétien |
Et cependant l'église s'accroissait, prospérait
et semblait défier ce monde de péché. Un
à un les pontifes montaient les degrés du
trône papal et ceux de l'échafaud ; les conciles
étaient tenus dans les profondeurs obscures des
catacombes ; les évêques venaient à Rome, au
péril de leur vie, consulter le successeur de saint
Pierre ; les églises échangeaient entre elles, et
avec le chef suprême de la chrétienté, des
lettres pleines de sympathie, d'encouragement et d'affection ; les évêques se succédaient les uns aux
autres sur leurs sièges, ordonnaient des prêtres et
les autres ministres qui prenaient la place de ceux qui avaient
succombé, et servaient de but, sur les murs de la
cité, aux traits de l'ennemi. Enfin
l'établissement du royaume impérissable du Christ
se continuait sans interruption et sans crainte du
péril.
Licinius, Maxence et Galère-Maximien |
C'est au milieu de ces alarmes et de ces
combats que furent posées les fondations d'une oeuvre
puissante, destinée à produire les plus
féconds résultats dans les siècles futurs.
Un grand nombre d'hommes chassés des villes par la
persécution se réfugièrent dans les
déserts de l'égypte, où la
société monastique prit tant de
développements que la solitude se réjouit et se
mit à fleurir comme le lis, poussa et germa de toutes
parts dans une effusion de joie et de louanges (1). Après la
déchéance et la fin misérable de
Dioclétien, et lorsque Galère, rongé tout
vivant par les ulcères et les vers, eut reconnu, par un
édit public, l'insuccès de ses tentatives ; quand
Maximien Hercule se fut étranglé, et que Maxence
se fut noyé dans le Tibre ; après que Maximien,
dont les yeux sortirent de leur orbite, eut souffert, par la
permission de Dieu, des tortures aussi cruelles que les
supplices qu'il avait infligés aux chrétiens, et
que Licinius eut été massacré par
Constantin, l'épouse du Christ, qu'ils avaient tous
conspiré à détruire, toujours jeune et
pleine de vie, inaugura sa glorieuse carrière de
domination et d'accroissement dans tout l'univers.
Constantin, premier empereur chrétien
|
Ce fut en l'an 313 que Constantin, ayant
vaincu Maxence, rendit à l'église toute sa
liberté. Si les anciens auteurs ne nous les avaient pas
décrits, nous pourrions facilement nous imaginer les
transports de joie et la gratitude des pauvres chrétiens
à ce grand changement. On eût dit une ville
décimée par la peste, et dont les habitants,
sortant de leurs maisons, se félicitent, les larmes aux
yeux, en apprenant que tout péril est passé. A
Rome, après ces dix années de séparation et
de retraite pendant lesquelles on ne pouvait pas même se
réunir dans les cimetières les plus proches, bien
des familles se demandaient si tous leurs membres et leurs amis
avaient succombé ou survécu à de si grands
désastres. On sortit d'abord avec timidité, puis
on reprit courage : les anciens lieux de réunion, que les
enfants nés depuis dix ans n'avaient jamais vus, furent
réparés, nettoyés, meublés,
purifiés (2) et
consacrés sans crainte au culte public.
Constantin ordonna aussi que tous les lieux publics ou
privés, appartenant aux chrétiens et
confisqués, leur seraient rendus, mais avec cette sage
précaution que ceux qui les possédaient
actuellement seraient dédommagés par le
trésor impérial
(3). L'église s'occupa bientôt de produire
au grand jour ses cérémonies admirables et ses
institutions ; les basiliques qui existaient alors furent
transformées pour son usage, et l'on en bâtit
d'autres dans les endroits les plus vénérés
de Rome.
Que le lecteur ne s'imagine pas que nous allons entreprendre
une longue digression. Nous abandonnons à de plus habiles
que nous le soin de raconter les grandeurs et les beautés
du christianisme délivré de ses chaînes.
Notre rôle se borne à montrer la terre promise qui
s'étend à nos pieds, comme un paradis de
délices. Nous ne sommes point un nouveau Josué
dont la mission soit d'y conduire son peuple. Nous nous
permettrons seulement d'ajouter, dans cette troisième
partie de notre modeste travail, ce qui est indispensable pour
le mener à bonne fin.
Nous nous supposerons donc arrivés à
l'année 318, quinze ans après la mort de Miriam.
Le temps et des lois durables ont rendu la
sécurité à la religion chrétienne ; l'église s'organise aussi plus fortement. Un grand nombre
qui, au retour de la paix, baissaient humblement la tête,
avaient alors expié par la pénitence leur chute
honteuse et les faiblesses auxquelles ils avaient consenti pour
sauver leur vie. De temps à autre les passants saluaient
respectueusement quelque vieillard étranger à qui
l'on avait brûlé les yeux ou mutilé les
mains, ou dont la démarche pénible indiquait qu'on
lui avait coupé les tendons du genou, pour la foi du
Christ, pendant la dernière persécution (4). Si le lecteur veut bien se
diriger avec nous, en franchissant la porte Nomentane, vers la
vallée qu'il connaît déjà, il pourra
voir comment on a ravagé les beaux arbres et les fleurs
de la villa de Fabiola. Des échafaudages remplacent les
arbres ; des briques, des marbres ou des colonnes encombrent les
plates-bandes. Constantia, fille de Constantin, étant
venue prier, avant d'être chrétienne, près
de la tombe de sainte Agnès, pour obtenir la
guérison d'un ulcère virulent, fut soulagée
pendant une vision et radicalement guérie.
Baptisée depuis cette époque, elle payait sa dette
de reconnaissance en élevant sur son tombeau une
splendide basilique. Cependant les fidèles
pénétraient encore dans la crypte où elle
était ensevelie, et où arrivaient sans cesse
d'innombrables pèlerins de toutes les parties du
monde.
Un après-midi, Fabiola revenait de Rome à sa
villa, après avoir passé la journée
à soigner les malades dans l'hôpital établi
à l'intérieur de son propre palais, lorsque le
fossor chargé de l'entretien du cimetière vint
la trouver et lui dit d'un air très ému :
«Madame, je crois vraiment que l'étranger que vous
attendez d'Orient depuis si longtemps est
arrivé.»
Fabiola, qui avait pieusement recueilli au fond de son cœur
les dernières paroles de Miriam, lui demanda avec
vivacité : «Où est-il ?
- Il est reparti,» fut la réponse.
Fabiola parut désappointée
: «Comment avez-vous deviné que c'était lui ? » Le fossoyeur répondit :
«Dans la matinée, je remarquai parmi la foule un
homme à peine âgé de cinquante ans, mais que
les austérités et le chagrin avaient
prématurément vieilli. Ses cheveux étaient
grisonnants, sa barbe longue. Il était vêtu
à la façon orientale, et portait un manteau
semblable à celui des moines de ce pays. Quand il arriva
devant la tombe d'Agnès, il se jeta sur les dalles, en
versant tant de larmes et en poussant de si grands soupirs et de
tels gémissements, qu'il excita la compassion de tous
ceux qui l'entouraient. Beaucoup de personnes
s'approchèrent de lui et dirent : «Frère,
vous êtes dans le chagrin ; ne pleurez pas tant, la sainte
est miséricordieuse.» D'autres ajoutaient :
«Nous prierons tous pour vous ; ne craignez rien (5).» Mais il paraissait
inconsolable. Bien certainement, me disais-je en moi-même,
en présence d'une si douce et si bonne sainte, il n'y a
qu'un seul homme qui puisse rester ainsi brisé de
douleur.
- Continuez, continuez, interrompit Fabiola ; que fit-il
ensuite ?
- Après un temps assez long, continua le fossoyeur, il
se leva, et tirant de son sein un magnifique et brillant anneau,
il le déposa sur la tombe. Il me semble avoir
déjà vu cet anneau, il y a de longues
années.
- Ensuite ?
- Il m'aperçut en se retournant et reconnut mon costume.
Il s'approcha de moi ; je le voyais trembler de tous ses
membres, quand il me demanda, sans oser me regarder :
«Sais-tu, frère, si on a enterré de ce
côté une jeune fille syrienne appelée Miriam ? » Je désignai silencieusement la tombe.
Après un instant de douloureux silence, il me demanda
encore d'une voix troublée par l'émotion :
«Sais-tu aussi, frère, de quoi elle est morte ? -
De consomption, répondis-je. - Dieu soit béni ! » s'écria-t-il avec un soupir de soulagement, et
il se prosterna sur le sol. Là il gémit et pleura
pendant plus d'une heure ; puis, s'approchant de la tombe, il la
baisa affectueusement et se retira.
- C'est lui, Torquatus, c'est lui ! s'écria Fabiola avec
animation ; pourquoi ne l'avez-vous pas retenu ?
- Je n'ai pas osé, madame ; après l'avoir
reconnu, je n'eus pas le courage de soutenir son regard. Mais je
suis sûr qu'il reviendra, car il s'est dirigé vers
la ville.
- Il faut qu'on le retrouve, ajouta Fabiola. Chère
Miriam, au moment de la mort, cet espoir était votre
consolation.
(1) Isaïe,
XXXV, 1, 2. |
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(2) C'était
une cérémonie particulière pour
expier la profanation. |
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(3) Eusèbe,
Hist. ecclés., X, 5 |
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(4) En Orient,
quelques gouverneurs, fatigués des
exécutions en masses, avaient adopté, vers
la fin de la persécution, ce système moins
cruel de punir les chrétiens. (Voy.
Eusèbe.) |
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(5) Ceci est
historique. |