La villa Nomentane
En s'éloignant de Rome, la voie Nomentane,
séparée de la voie Salarienne par un profond
ravin, se dirige vers l'est, et traverse un peu plus loin une
région gracieusement accidentée. Au milieu de ce
beau pays on aperçoit un petit temple circulaire
extrêmement pittoresque, et, tout au près, une
basilique splendide, dédiée à sainte
Agnès.
Là, environ à un mille et demi de la ville, se
trouvait la villa qui lui appartenait, et où l'on avait
décidé que les trois vierges nouvellement
consacrées à Dieu devaient passer la
journée dans le recueillement et la tranquille jouissance
de leur bonheur. L'avenir ne leur ménageait
peut-être qu'un petit nombre d'aussi heureux jours.
Sans essayer de décrire cette demeure champêtre,
disons seulement que tout y respirait le contentement et la
joie. C'était par une de ces journées d'hiver dont
on ne jouit qu'à Rome ; les rudes Apennins étaient
légèrement poudrés de neige, la terre
était à peine durcie, l'atmosphère
transparente, le soleil brillant et le ciel sans nuage. De
légers flocons de fumée s'échappaient des
maisonnettes ; les branches dépouillées de la
vigne indiquaient seules que l'on était en
décembre. Toutes les créatures animées
semblaient témoigner leur amour pour la douce
maîtresse de l'endroit. Les colombes s'arrêtaient
sur son épaule et sur ses bras ; à son approche
les agneaux quittaient la bergerie, et se précipitaient
vers elle pour prendre dans ses mains des herbes
parfumées qu'elle leur apportait. Aucun d'eux ne
reconnaissait plus complètement son empire que le vieux
Molosse, le formidable chien de garde. Enchaîné
près de la porte d'entrée, il était si
féroce, qu'un petit nombre d'esclaves favoris osaient
seuls en approcher. A peine apercevait-il Agnès, qu'il se
couchait par terre, poussait des gémissements en remuant
sa grosse queue, jusqu'à ce qu'on l'eût
détaché, ce qu'un enfant eût pu faire alors
sans danger. Jamais il ne quittait sa maîtresse, qu'il
suivait comme un agneau. Si elle s'asseyait, il
s'étendait à ses pieds, les yeux fixés sur
elle, flatté de sentir sur son énorme tête
les caresses de sa main délicate.
Oui, c'était vraiment un jour de paix profonde.
Tantôt les trois jeunes vierges, le cœur rempli du plus
doux sentiment de leur bonheur, s'entretenaient de cette
heureuse matinée qui n'était que le gage de cette
journée plus heureuse encore qui verrait se lever
l'aurore de la vie éternelle ; tantôt, gaies et
joyeuses, elles grondaient Cécilia pour le bon tour
qu'elle leur avait joué. Celle-ci se mit à rire de
tout son cœur, selon son habitude, en disant qu'elle leur
jouerait un bien meilleur tour quand luirait cette glorieuse
aurore ; car elle se promettait bien de les devancer alors et de
ne plus arriver la dernière.
Pendant cette journée, Fabiola, pour la première
fois depuis son malheur, parut à la villa d'Agnès,
afin de la remercier de la sympathie qu'elle lui avait
montrée. Elle s'avança, mais s'arrêta
soudain, en arrivant près de l'endroit où cet
heureux groupe était réuni. Lorsqu'elle
aperçut les deux jeunes filles qui pouvaient contempler
la beauté du ciel, penchées sur leur compagne qui
semblait en avoir renfermé toutes les splendeurs dans son
âme, elle crut voir dans cette scène la
réalisation de son rêve. Ne voulant pas se
présenter inopinément devant elles,
préférant trouver Agnès seule plutôt
qu'en compagnie d'une esclave ou d'une pauvre aveugle, elle se
détourna avant d'avoir été
remarquée, et gagna une partie éloignée des
jardins. Néanmoins elle ne put s'empêcher de
s'adresser cette demande : Pourquoi ne serais-je pas aussi gaie
et aussi heureuse qu'elles ? Pourquoi sommes-nous
séparées par un abîme ?
Cette journée, d'un bonheur trop grand pour la terre, ne
devait pas finir sans nuages. Une autre personne que Fabiola
s'éloignait aussi de Rome pour faire à
Agnès une visite qui devait lui être moins
agréable. C'était Fulvius : il n'avait point
oublié l'assurance à lui donnée par Fabius
que ses manières fascinatrices et la richesse de ses
vêtements avaient tourné la tête folle
d'Agnès. Il attendit que les premiers jours de deuil
fussent passés, et respecta cette demeure où sa
réception avait été assez rude, et son
départ très précipité. Ayant appris
qu'elle s'était rendue pour la première fois
à sa villa suburbaine sans être accompagnée
de ses parents ou de valets, il voulut profiter d'une si bonne
occasion pour avancer ses affaires. Après avoir
chevauché le long de la voie Nomentane, il arriva
bientôt à la porte de la villa, où il
descendit. Le portier, auquel il expliqua qu'il venait pour
d'importantes affaires, cédant à ses instances,
l'admit et lui indiqua une allée à
l'extrémité de laquelle il devait trouver sa
maîtresse. Le soleil s'abaissait vers l'horizon, en
réchauffant de ses doux rayons l'endroit où
Agnès se trouvait seule avec le vieux Molosse
couché à ses pieds, tandis que ses compagnes se
promenaient à quelque distance. Un léger
grognement poûssé par le chien (chose rare
lorsqu'il était près de sa maîtresse) lui
fit lever les yeux de dessus les fleurs d'hiver qu'elle
réunissait à mesure qu'on les lui apportait, et
menacer du doigt l'animal qui donnait instinctivement ce signe
de méfiance.
Fulvius s'approcha d'un air respectueux et plus
dégagé qu'à l'ordinaire, comme quelqu'un
assuré du succès.
«Je suis venu, noble Agnès, pour vous renouveler
l'expression de ma sincère estime. Il m'eût
été difficile de choisir un plus beau jour ; car
l'été ne nous en a pas encore accordé
d'aussi splendide.
- En vérité, ç'a été une
bien belle journée pour moi, répondit Agnès
se rappelant la scène du matin ; jamais le soleil n'en a
éclairé de plus belle... Une seule pourrait
la surpasser.»
Fulvius, intérieurement flatté, comme si ce
compliment était dû à sa présence,
répondit : «Vous parlez sans doute du jour de vos
noces avec celui qui aura gagné votre cœur.
- C'est déjà fait, répondit-elle, se
méprenant sur la pensée de Fulvius, et je
célèbre aujourd'hui ce jour glorieux.
- Est-ce donc pour cela que vous avez orné votre
tête de ce voile et de ces fleurs ?
- Oui, cet emblème
posé sur mon front par mon bien-aimé indique que
j'appartiens tout entière à lui seul (1).
- Quel est cet heureux mortel ? J'ai toujours eu l'espoir
d'obtenir une place dans vos pensées et peut-être
dans vos affections ; je n'y renonce pas encore.»
Agnès semblait à peine l'entendre ; son regard
n'était point timide ni ses gestes
embarrassés.
Sa physionomie enfantine restait franche, ouverte et pure ; ses
regards, animés d'un doux éclat, étaient
fixés sur Fulvius avec une expression de naïve
simplicité qui le fit presque trembler devant elle. Elle
se leva et lui répondit d'un air à la fois
gracieux et digne :
«Ses lèvres distillaient le lait et le miel,
tandis que ses joues meurtries empourpraient les miennes»
(2).
Elle est folle, pensait Fulvius ; mais son air inspiré
et l'éclat de ses yeux, qui semblaient considérer
un être visible pour elle seule, le jetaient dans le
trouble et l'inquiétude. Elle revint à elle en un
instant ; il reprit courage, et résolut de
présenter sa demande.
«Madame, lui dit-il, vous traitez bien
légèrement une personne qui vous admire et vous
aime. J'ai appris de la source la plus sûre, oui, de la
source la plus sûre, d'un ami commun, qui n'est plus, que
vous étiez bien disposée en ma faveur, et
prête à écouter favorablement ma demande de
votre main, demande que je renouvelle aujourd'hui avec une
ardente sincérité. Vous trouverez peut-être
que dans ma précipitation je semble manquer aux
convenances ; mais du moins mon cœur est plein de franchise et
d'affection.
- Arrière, aliment de corruption ! répondit-elle
avec calme et majesté ; mon cœur appartient à
celui qui a déjà reçu ma foi, et auquel je
me suis attachée sans réserve. Son amour est
chaste, ses caresses sont pures, et ses épouses ne
perdent jamais leurs virginales couronnes (3).»
Fulvius s'était agenouillé en achevant la phrase
qui lui avait attiré cette réponse
sévère ; il se releva plein de fureur et de
dépit en se voyant trompé dans son attente.
«N'est-ce pas assez d'être refusé
après avoir été encouragé ? dit-il.
Pourquoi ajouter l'insulte ? Pourquoi me dire en face que j'ai
été supplanté aujourd'hui même ? Sébastien, sans doute, aura encore...
- Qui donc, s'écria derrière lui une voix
indignée, qui donc ose nommer avec dédain celui
dont l'honneur est sans tache et dont la vertu est aussi
inattaquable que le courage ? »
Il se retourna et aperçut devant lui Fabiola, qui,
après s'être promenée quelque temps dans le
jardin, croyait trouver Agnès seule. Elle était
arrivée subitement près de Fulvius, et avait
surpris ses dernières paroles.
Ce dernier, stupéfait, resta silencieux.
Fabiola, animée d'une noble indignation, continua :
«Quel est celui qui, après avoir
pénétré furtivement dans la demeure de ma
jeune cousine, se permet de violer sa maison des champs ?
- Et qui êtes-vous aussi, rétorqua Fulvius, pour
avoir le droit de commander en maîtresse dans la maison
d'une autre ?
- Je suis, répondit Fabiola, celle qui, après
vous avoir permis de rencontrer à table sa jeune parente,
s'aperçut alors de vos desseins sur cette innocente
enfant, et se croit obligée par le devoir et l'honneur
à les déjouer et à la mettre à
l'abri de vos entreprises.»
Elle prit Agnès par la main et l'emmena. Molosse, dont
l'indignation menaçait de se traduire autrement que par
de sourds grognements, reçut pour la première fois
de sa vie une bonne tape, ce qui ne parut pas le
mécontenter. Quant à Fulvius, il murmura entre ses
dents de façon à être entendu :
«Orgueilleuse Romaine ! ce jour et cette heure te
coûteront cher. Tu sauras bientôt par
expérience comment on se venge en Asie.»
(1) Posuit signum
in faciem meam, ut nullum preter eum amatorem admittam.
(Office de sainte Agnès) |
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(2) Mel et lac ex
ejus ore suscepi, et sanguis ejus ornavit genas meas.
(Office de sainte Agnès) |
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(3) Discede a me,
pabulum mortis, quia jam ab alio amatore praeventa sum.-
Ipsi soli servo fidem, ipsi me tota devotione committo. -
Quem cum amavero, casta sum ; cum tetigero, munda sum ; cum accepero, virgo sum. |