L'édit
Lorqu'arriva enfin le jour de la publication de l'édit
pour l'extermination des chrétiens, ou plutôt pour
l'extirpation de leur nom même, Corvinus sentit
l'importance de la mission qu'on lui avait confiée, de
l'afficher dans un endroit convenable du forum. On venait
d'apprendre qu'à Nicomédie un brave soldat
chrétien, nommé Georges, après avoir
arraché et mis en pièces un décret pareil,
avait courageusement souffert la mort en expiation de sa
hardiesse. Corvinus s'était bien promis qu'il
n'arriverait rien de semblable à Rome ; un tel malheur,
il ne l'ignorait pas, aurait pour lui les plus sérieuses
conséquences : aussi prit-il toutes les
précautions imaginables afin de le prévenir.
L'édit, tracé en larges caractères sur
plusieurs feuilles de parchemin jointes ensemble, fut
cloué sur une planche et solidement accroché
à un pilier, non loin du puteal Libonis, le
siège du préteur dans le forum : ce qu'on prit
soin de faire à l'heure où l'endroit était
désert et les ténèbres épaisses. Les
citoyens apercevraient l'édit aux premières lueurs
du jour, et leur esprit n'en serait que plus
épouvanté.
Pour empêcher que ce précieux document ne
fût l'objet d'une attaque nocturne, le prévoyant
Corvinus, aussi rusé que les Juifs, qui voulaient
empêcher la résurrection du Christ, obtint, pour
garder le forum durant la nuit, une compagnie de la cohorte
Pannonienne. Ce corps était formé de soldats
recrutés parmi les peuplades les plus barbares du Nord,
les Daces, les Pannoniens, les Sarmates et les Germains ; leurs
traits grossiers, leur aspect farouche, leur chevelure rousse
nattée et leurs grosses moustaches rouges, les faisaient
passer aux yeux des Romains pour de vrais sauvages. A peine ces
hommes pouvaient-ils parler latin ; ils étaient
commandés par des officiers de leur pays, et composaient,
au déclin de l'empire, la garde la plus fidèle des
tyrans couronnés, souvent leurs propres compatriotes. Sur
un ordre de leur chef ils n'hésitaient pas à
commettre les plus monstrueux excès.
Un certain nombre de ces sauvages, toujours prêts
à tout événement, furent disposés
autour du forum, de façon à en garder toutes les
avenues, avec l'ordre sévère de transpercer
quiconque tenterait de passer outre sans donner le mot d'ordre
ou symbolum. Chaque nuit le général en chef
le communiquait aux tribuns et aux centurions, qui le
transmettaient à toutes les troupes. Mais, afin
d'empêcher qu'aucun chrétien, s'il venait à
le surprendre, n'en fit usage pendant cette nuit, le perfide
Corvinus en choisit un que des lèvres chrétiennes
se refuseraient à prononcer. C'était NUMEN
IMPERATORUM (la divinité des empereurs).
Son dernier soin fut de faire sa ronde, en donnant aux
sentinelles les instructions les plus précises, et en
particulier au barbare qu'on avait placé près de
l'édit. Ce dernier avait été choisi pour ce
poste à cause de son extraordinaire vigueur, de sa haute
stature, et de la férocité de ses regards et de
son naturel. Corvinus lui renouvela l'injonction formelle de
n'épargner personne de ceux qui tenteraient de porter la
main sur l'édit sacré. Il lui répéta
le mot d'ordre à plusieurs reprises, et le laissa
à moitié ivre de bière ou de sabaia (1), et comprenant vaguement,
grâce à son intelligence abrutie, qu'on lui avait
commandé de massacrer quelqu'un avant le lever du
soleil.
La nuit était affreuse ; le vent soufflait et la pluie
tombait avec violence. Le Dace, enveloppé dans son
manteau, se promenait de long en large, et de temps à
autre buvait longuement à un flacon caché sous ses
habits, et contenant une liqueur que l'on dit être
distillée de cerises sauvages récoltées
dans les forêts de la Thuringe. Dans l'intervalle son
cerveau alourdi ne lui représentait pas les jeux de ses
jeunes compagnons barbares, au fond des bois et au bord des
rivières de son pays, mais cherchait à deviner
quand arriverait enfin le moment d'égorger l'empereur et
de saccager la ville.
Pendant tous ces préparatifs, le vieux Diogène et
ses vaillants fils s'occupaient de leur frugal repas, à
très peu de distance, dans leur pauvre maison du quartier
de la Suburra. Ils furent interrompus par un léger coup
frappé à la porte, qui s'ouvrit presque
aussitôt et livra passage à deux jeunes gens.
Diogène les reconnut à l'instant et leur souhaita
la bienvenue.
«Entrez, mes nobles jeunes maîtres. Que vous
êtes bons d'honorer ainsi ma pauvre demeure ! J'ose
à peine vous offrir mon maigre dîner ; pourtant, si
vous daignez y prendre part, ce seront de véritables
agapes de charité chrétienne.
- Merci de tout notre cœur, bon père Diogène,
répondit le plus âgé des deux, Quadratus, le
vigoureux centurion de Sébastien. Pancrace et moi nous
sommes venus tout exprès pour souper avec vous, mais un
peu plus tard. Nous avons quelques affaires à traiter
dans cette partie de la ville ; ensuite nous serons
enchantés de partager votre repas. Pendant ce
temps-là un de vos fils pourrait sortir et aller aux
provisions. Allons, faisons une petite fête ; une coupe de
bon vin nous réjouira le cœur.» En disant ces
mots, il glissa sa bourse à l'un des fils, et lui
enjoignit d'acheter des mets plus délicats que ceux dont
cette bonne et simple famille se nourrissait ordinairement. Ils
s'assirent. Pancrace, pour entretenir la conversation, s'adressa
au vieillard : «Bon Diogène, j'ai entendu
Sébastien dire que vous vous souveniez d'avoir vu le
glorieux diacre Laurent mourir pour le Christ. Racontez-nous
cela.
- Avec plaisir,
répondit le brave homme. Quarante-cinq ans (2), se sont écoulés
depuis lors, et j'étais plus âgé à
cette époque que vous ne l'êtes maintenant. Vous
pouvez croire que je n'ai oublié aucun détail.
C'était le plus beau jeune homme qu'on pût voir,
doux, avenant et gracieux ; il parlait toujours d'une
façon aimable et affectueuse, surtout aux pauvres.
Combien tous l'aimaient ! J'étais présent lorsque
le vénérable pontife Sixte, marchant au supplice,
fut rencontré par Laurent, qui lui fit les plus tendres
reproches d'un fils envers son père, parce qu'il ne lui
avait pas permis d'être son compagnon dans ce sacrifice de
sa personne, comme il l'avait été jusqu'à
présent dans celui du corps et du sang de
Notre-Seigneur.
- Quelles glorieuses époques étaient
celles-là ! n'est-ce pas, Diogène ? interrompit le
jeune homme ; combien nous sommes
dégénérés ! Quelle race
différente ! Qu'en pensez-vous, Quadratus ? »
Le rude soldat sourit de l'ardente sincérité de
ces plaintes, et pria Diogène de poursuivre.
«Je l'ai vu aussi distribuer aux pauvres les richesses de
l'église. Jamais rien n'a été si splendide.
Il y avait des lampes et des candélabres d'or, des
encensoirs, des calices et des patènes (3), et en outre une immense
quantité de lingots d'argent qui furent distribués
aux aveugles, aux boiteux et aux indigents.
- Dites-moi, demanda Pancrace, comment il a supporté les
dernières tortures de son martyre. Cela devait être
affreux.
- J'ai tout vu, répondit le vieux fossoyeur, et cet
affreux spectacle eût été intolérable
dans un autre que lui. Il fut placé sur un chevalet, et
tourmenté de diverses manières, ce qui ne lui
arracha pas une plainte. Puis le juge ordonna que le gril, cet
horrible lit, fût préparé et chauffé.
Sa chair délicate se tuméfiait avant de
s'entr'ouvrir au-dessus du feu, tandis que les barres de fer,
chauffées à blanc, rayaient son corps de profondes
brûlures qui pénétraient jusqu'aux os : une
vapeur épaisse s'élevait en l'air comme d'une
chaudière bouillante, et la flamme semblait rugir chaque
fois qu'un lambeau de chair fondait sur les charbons. De temps
à autre on pouvait observer de légers
frémissements de la peau, le tremblement de chacun des
muscles agités par l'agonie, et les convulsions
spasmodiques qui ébranlèrent les membres
bientôt contractés par la mort ; tout cela, je
l'avoue, fut le spectacle le plus épouvantable qu'il
m'ait été donné de contempler durant ma
vie. Mais un coup d'oeil jeté sur sa figure faisait tout
oublier. La tête, soulevée au-dessus de son corps
dévoré par les flammes, semblait contempler
avidement une céleste vision, comme son compagnon le
diacre étienne. Son visage, rougi par l'ardeur du
brasier, était couvert de sueur ; mais la lumière
du feu, passant à travers ses cheveux blonds, entourait
sa tête d'une sorte d'auréole : on eût dit
que déjà il avait franchi le seuil de la
céleste patrie. Ses traits respiraient tant de calme et
de sérénité, ses regards levés au
ciel un si ardent désir, qu'on aurait volontiers pris sa
place.
- Je le ferais de grand cœur, s'écria encore Pancrace,
et aussitôt qu'il plaira à Dieu ! Je n'ose croire
que je pourrais endurer ce qu'il a souffert ; car c'était
vraiment un noble et héroïque lévite, et je
ne suis qu'un faible et imparfait enfant. Ne pensez-vous pas,
cher Quadratus, qu'à cette heure terrible une grâce
de force nous est accordée en proportion de nos
épreuves, quelles qu'elles puissent être ? Vous, je
n'en doute pas, qui êtes un bon et brave soldat endurci
aux fatigues et aux blessures, vous pourriez tout supporter.
Pour moi, je n'ai à offrir qu'un cœur rempli de bonne
volonté. Croyez-vous que cela soit suffisant ?
- Certainement, certainement, mon cher enfant»,
s'écria le centurion fort ému, et regardant avec
tendresse le jeune homme, qui, les yeux humides de larmes, se
leva de son siège et vint s'appuyer sur l'épaule
de Quadratus. «Dieu vous accordera la force, comme
déjà il vous a donné le courage. Mais
n'oublions pas ce que nous avons à faire cette nuit.
Entourez-vous bien de votre manteau, et couvrez-vous la
tête de votre toge : c'est cela. La nuit est humide et
froide. A présent, bon Diogène, mettez du bois sur
le feu et que le souper soit prêt à notre retour.
Nous ne serons pas longtemps ; laissez seulement la porte
entr'ouverte.
- Allez, allez, mes enfants, dit le vieillard, et que Dieu vous
protège ; quel que soit votre but, je suis sûr
qu'il est digne d'éloges.»
Quadratus s'enveloppa bravement de sa chlamyde ; puis les deux
jeunes gens se plongèrent dans les ruelles obscures de la
Suburra, en prenant la direction du forum. Pendant leur absence,
la porte s'ouvrit devant la salutation bien connue :
«Rendons grâces à Dieu.»
Sébastien entra et s'informa avec inquiétude
auprès de Diogène s'il avait vu les deux jeunes
gens ; car on l'avait averti de ce qu'ils voulaient faire. Il
apprit qu'on les attendait dans quelques instants.
Un quart d'heure venait à peine de s'écouler,
lorsqu'on entendit des pas précipités qui
s'approchaient. La porte fut rapidement ouverte et
fermée, puis barrée avec soin derrière
Quadratus et Pancrace.
«Les voici ! » s'écria ce dernier, qui montra
en riant un paquet de parchemins froissés.
«Qu'est-ce donc ? demanda tout le monde avec
curiosité. |
|
Des pensées de ce genre traversaient peut-être
l'âme de Sébastien tandis qu'il considérait
d'un oeil distrait les fragments, près de
s'éteindre, de ce cruel et pompeux édit, qu'ils
avaient détruit non par une ridicule vengeance, mais
parce qu'il blasphémait Dieu et les plus saintes
vérités. Ils savaient qu'une fois
découverts, les plus affreuses tortures seraient leur
partage ; mais les chrétiens de ce temps, toujours
occupés à se préparer au martyre, ne
s'abandonnaient pas à de pareils calculs. La mort pour le
Christ, rapide ou peu douloureuse, ou lente et cruelle,
voilà le but vers lequel étaient tournés
leurs regards. Comme de braves soldats qui marchent au combat,
ils ne se demandaient pas quel serait l'endroit de leur corps
atteint par l'épieu ou par l'épée, ni si le
coup mortel terminerait soudain leur existence, ou bien s'ils
auraient à se débattre pendant de longues heures
sur le sol, mutilés ou transpercés, pour y mourir
peu à peu au milieu des monceaux de cadavres
abandonnés.
Sébastien sortit bientôt de sa rêverie, et
n'eut pas le courage de réprimander les auteurs d'une
action si hardie. Du reste elle avait un côté
comique, et il ne pouvait s'empêcher de rire en songeant
à la stupeur de Corvinus le lendemain matin. Il prit la
chose gaiement ; car il voyait Pancrace le regarder avec
inquiétude, et son centurion un peu
déconcerté. Aussi, après avoir ri de bon
cœur, ils se mirent joyeusement à table. Il
n'était pas encore minuit, heure à laquelle le
jeûne qui doit précéder la réception
de la sainte Eucharistie devient obligatoire. En arrangeant
cette petite fête, Quadratus, outre sa bonté
ordinaire, avait deux choses en vue : d'abord, en cas de
surprise, ils avaient un prétexte suffisant pour colorer
leur réunion ; ensuite il voulait entretenir la bonne
humeur de ses plus jeunes compagnons et de la famille de
Diogène, s'ils venaient à s'alarmer du coup
audacieux qu'ils venaient de faire. Mais rien ne vint justifier
ces appréhensions. La conversation tourna bientôt
sur les souvenirs de la jeunesse de Diogène et sur la
ferveur du bon vieux temps, ainsi que Pancrace persistait
à l'appeler. Sébastien accompagna son ami
jusqu'à sa demeure, et fit un détour pour
éviter le forum en rentrant chez lui. Si quelqu'un avait
pu observer Pancrace cette nuit-là, lorsqu'il fut seul
dans sa chambre, se préparant au repos, il l'eût vu
sourire plus d'une fois comme au souvenir de quelque
étrange et amusante aventure.
(1) «Est autem
sabaia ex hordeo vel frumento in liquorem conversis
paupertinus in Illyrico potus». La sabaia est la
boisson des pauvres en Illyrie, et se fait d'orge et de
froment transformés en liquide. (Ammien Marcellin,
XXVI, c. VIII, p. 422, éd. Lips.) |
|
(2) A. D.
258. |
|
(3) Saint
Prudence, dans son hymne de saint Laurent. |
|
(4) Nos seigneurs
Dioclétien et Maximien, invincibles, augustes,
vénérables, pères des empereurs et
des Césars. |