La découverte
Corvinus, dès l'aube, était debout. Malgré
le mauvais temps, il alla droit au forum, dont les avant-postes
étaient restés tranquilles, et se hâta
d'arriver auprès du principal objet de sa sollicitude.
Inutile de chercher à décrire sa
stupéfaction, sa rage, sa fureur, en voyant la planche
dépouillée, les fragments de parchemin
restés autour des clous, et à côté le
Dace plongé dans la plus stupide immobilité.
Il allait lui sauter à la gorge comme un tigre, mais
l'expression féroce qu'il observa dans les yeux du
barbare tempéra son impétuosité. Il
s'écria néanmoins d'un ton irrité :
«Imbécile ! qu'est devenu l'édit ? Réponds à l'instant.
- Doucement, doucement, Herr Kornweiner, répondit
l'homme du Nord d'un air impassible, le voici tel que vous me
l'avez confié.
- Où cela, coquin ? viens le voir.»
Le Dace s'approcha de lui, et pour la première fois
regarda la planche. Après l'avoir
considérée un instant : «N'est-ce pas
là, dit-il, la planche que vous avez suspendue hier soir ?
- Oui, pauvre sot ; mais il y avait aussi une inscription qui a
disparu. C'est elle qu'on avait confiée à ta
garde.
- Ecoutez, capitaine ; pour ce qui est de l'écriture, je
n'y connais rien, n'ayant jamais rien appris ; mais comme il a
tombé de l'eau toute la nuit, la pluie aura tout
emporté.
- Et comme le vent soufflait, le parchemin, sans doute, aura
suivi l'inscription.
- Exactement, Herr Korweiner, vous avez raison.
- Voyons, soldat, ceci n'est pas une plaisanterie. Dis-moi
sur-le-champ qui est venu pendant la nuit.
- Eh bien, ils étaient deux.
- Deux quoi ?
- Deux sorciers, deux esprits, ou pis encore.
- Point de toutes ces sottises ! » Les yeux du barbare
étincelèrent du feu de l'ivresse. «Allons,
dis-moi, Arminius, quelle sorte de gens c'étaient et ce
qu'ils firent.
- L'un d'eux n'était qu'un jeune garçon, grand et
mince, qui passa derrière le pilier, et enleva
probablement ce que vous réclamez, pendant que
j'étais occupé avec l'autre.
- Et à qui ressemblait l'autre ? »
Le soldat ouvrit la bouche et les yeux, contempla Corvinus
pendant quelques instants, et puis ajouta d'un air stupidement
solennel : «A qui il ressemblait ? Par ma foi, si ce
n'était pas le dieu Thor en personne, il lui ressemblait
bien. Quelle vigueur !
- Qu'a-t-il donc fait pour te la montrer ?
- Il s'approcha d'abord et causa amicalement ; il me demanda si
le temps ne me paraissait pas très froid, et autres
questions semblables. A la fin je me souvins que j'avais l'ordre
de transpercer tous ceux qui s'approcheraient de moi.
- Précisément, interrompit Corvinus, et pourquoi
ne l'as-tu pas fait ?
- Parce qu'il m'en a empêché. Je lui dis de
s'éloigner, sinon que j'allais le clouer au sol, et,
reculant, je levai mon javelot ; mais, je ne sais comment, il me
l'arracha sans effort, le brisa sur son genou, comme
l'épée de bois d'un saltimbanque, et en
lança le fer à cinquante pas de distance,
là où vous pouvez encore le voir
profondément enfoncé dans le sol.
- Pourquoi ne t'es-tu pas précipité sur lui pour
le frapper de ton épée ? Mais où est ton
épée ? elle n'est plus dans le
fourreau.»
Le Dace, d'un air stupide, montra le toit de la basilique
voisine en disant : «La voyez-vous là-haut briller
sur la toiture aux rayons du soleil levant ? » Corvinus
dirigea ses regards de ce côté, et aperçut
ce qui semblait être une épée ; il ne
pouvait en croire ses yeux.
«Comment est-elle arrivée là,
imbécile ? »
Le soldat caressa sa moustache d'un air menaçant, ce qui
décida Corvinus à répéter plus
poliment sa demande ; il lui fut répondu :
«Cet homme, ou un esprit quelconque, me l'arracha sans
aucun effort, à l'aide d'un sortilège, et la jeta
à l'endroit où vous pouvez la voir, aussi
facilement que je puis lancer un palet à douze pas.
- Après ?
- Après, l'enfant quitta le pilier, et tous deux
disparurent dans les ténèbres.
- Quelle étrange histoire ! murmura tout bas Corvinus ; et pourtant il existe des preuves du récit de ce
drôle. Tout le monde ne saurait accomplir de telles
prouesses. Mais, maladroit, pourquoi n'as-tu pas donné
l'alarme ? les sentinelles les auraient poursuivis.
- D'abord, maître Kornweiner, parce que dans mon pays
nous ne refusons pas le combat contre des hommes de chair et
d'os, et que nous n'aimons pas à poursuivre les esprits.
Ensuite, à quoi bon ? la planche que vous m'aviez
confiée étant saine et sauve.
- Stupide barbare ! » grommela prudemment Corvinus entre
ses dents ; puis il ajouta : «Cette affaire te
coûtera cher ; tu sais que c'est une offense
capitale.
- Quoi ?
- Mais d'avoir laissé quelqu'un s'approcher de toi et te
parler sans exiger le mot d'ordre.
- Doucement, capitaine. Qui vous dit qu'il n'a pas
été prononcé ? Je n'ai pas dit cela.
- L'a-t-il donné ? alors ce n'était pas un
chrétien.
- Oh ! certes ; il s'approcha et dit très distinctement
: Nomen imperatorum (le nom des empereurs).
- Comment ? rugit Corvinus.
- Nomen imperatorum.
- Numen imperatorum était le mot d'ordre ! s'écria le Romain au paroxysme de la rage.
- Nomen ou numen, c'est tout à fait la
même chose, il me semble. Une lettre ne saurait être
une différence. Vous m'appelez Arminius, moi je m'appelle
Hermann, et cependant la signification est la même. Est-ce
que je puis connaître toutes les finesses de votre langue ? »
Corvinus était exaspéré contre
lui-même. Il vit qu'il eût bien mieux atteint son
but en confiant ce poste à un intelligent
prétorien, au lieu de l'abandonner à cet inepte
sauvage. «C'est bien, ajouta-t-il d'un ton de mauvaise
humeur ; tu auras à répondre de tout cela devant
l'empereur, et tu sais qu'il n'a pas l'habitude de passer
légèrement sur de pareilles fautes.
- Ecoutez-moi un peu, Herr Kornweiner, répliqua
le soldat d'un air insolent et railleur ; dans cette affaire,
nous sommes aussi compromis l'un que l'autre. (Corvinus
pâlit, car c'était vrai.) Il faut donc que vous
inventiez quelque chose pour me sauver et vous sauver
vous-même ; c'est vous que l'empereur a rendu responsable
de cette..., comment l'appelez-vous ? de cette planche.
- Tu as raison, mon ami. Je ferai courir le bruit que tu as
été attaqué par une troupe nombreuse et
massacré à ton poste. Renferme-toi dans tes
quartiers pour quelques jours ; tu n'y manqueras pas de
bière, jusqu'à ce que ton aventure, soit
oubliée.»
Le soldat se retira et alla se cacher. Quelques jours
après, le cadavre d'un Dace, évidemment victime
d'un assassinat, fut rejeté par les eaux du Tibre. On
supposa qu'il avait été tué dans quelque
bataille d'ivrognes, et l'on ne s'en occupa plus. Le fait
était vrai ; mais Corvinus aurait pu donner les meilleurs
détails sur cette affaire. Avant de quitter ce
fâcheux endroit du forum, il examina soigneusement le sol,
afin d'y trouver au moins des traces de cet acte audacieux ; il
aperçut juste au-dessous de l'édit un couteau
qu'il était certain d'avoir vu en la possession d'un de
ses anciens condisciples. Après l'avoir ramassé
avec soin, comme l'instrument de ses futures vengeances, il se
hâta de se procurer une nouvelle copie de
l'édit.