Explications
Plus avant dans la matinée, une foule considérable
pénétra de tous côtés dans le forum,
curieuse de lire cet édit dont on menaçait les
chrétiens depuis si longtemps. A la vue de la planche nue
il s'éleva un grand tumulte. Les uns admiraient le
courage des chrétiens, qu'on traitait
généralement de lâches ; les autres
étaient indignés de la hardiesse de cet outrage.
Quelques-uns se moquaient des fonctionnaires chargés de
cette proclamation, et se fâchaient de ce qu'on les
eût privés de cette récréation de
leur journée.
De bonne heure, dans tous les endroits à la mode, on ne
s'occupait que de cet événement ; aux Thermes
d'Antonin, les habitués le discutaient entre eux.
C'étaient Scaurus, homme de loi, Proculus, Fulvius, le
philosophe Calpurnius, fort occupé à feuilleter de
vieux bouquins, et quelques autres.
«Quelle étrange affaire ! remarqua l'un
d'eux.
- Dites plutôt quel crime de haute trahison contre les
divins empereurs, répondit Fulvius.
- De quelle façon a-t-il été commis ? demanda un troisième.
- Ne savez-vous pas, dit Proculus, que le Dace posté non
loin du Puteal a été trouvé mort,
traversé de vingt-sept coups de poignard, dont dix-neuf
eussent chacun été mortels ?
- C'est là un faux bruit, interrompit Scaurus : rien n'a
été fait par violence, mais entièrement par
magie. Deux femmes s'approchèrent du soldat, qui frappa
l'une de sa lance : l'arme passa à travers son corps, et
se ficha en terre de l'autre côté, sans lui faire
aucune blessure. Il assaillit l'autre à grands coups
d'épée, mais sans plus de résultat que sur
un bloc de marbre. Elle jeta ensuite sur lui une pincée
de poudre qui le fit voler en l'air ; ce matin on l'a
retrouvé sain et sauf, endormi sur le toit de la
basilique émilienne. Un de mes amis, sorti de bonne
heure, a vu l'échelle qui avait servi à le
descendre.
- Merveilleux ! s'écrièrent plusieurs. Quels gens
extraordinaires doivent être ces chrétiens !
- Je n'en crois pas un mot, observa Proculus. La magie n'a
point ce pouvoir, et je ne vois pas pourquoi ces
misérables en seraient doués de
préférence à leurs supérieurs.
Allons, Calpurnius, continua-t-il, laissez là ce vieux
livre, et répondez à nos questions. En
dînant un jour avec vous, j'ai eu plus de détails
sur les chrétiens que je n'en avais entendu pendant toute
ma vie. Quelle admirable mémoire est la vôtre, qui
vous permet de retenir avec exactitude la
généalogie et l'histoire de ce peuple barbare ! Ce
que Scaurus vient de nous dire est-il possible ? »
Calpurnius débita ce qui suit d'un ton sentencieux
:
«Je ne connais pas de raison pour que ce soit impossible,
le pouvoir de la magie étant illimité. Pour
composer une poudre qui permît à un homme de
s'élever en l'air, il suffirait de réunir les
herbes dans lesquelles l'air entre pour une plus grande part que
les trois autres éléments. Selon Pythagore, les
pois et les lentilles sont dans ce cas. Ces plantes doivent
être cueillies lorsque le soleil entre dans le signe de la
Balance, dont la propriété est d'équilibrer
les pesanteurs dans l'air, et au moment de sa conjonction avec
Mercure, puissance ailée, vous ne l'ignorez pas. Rendues
plus énergiques à l'aide de certaines paroles
mystérieuses prononcées par un habile magicien, on
les réduit ensuite en poudre dans un mortier formé
d'un aérolithe, c'est-à-dire d'une pierre qui est
montée vers le ciel et en est redescendue. Sans aucun
doute, ces poudres convenablement employées peuvent
rendre une personne capable de s'élever en l'air, et
même l'y contraindre. On sait du reste que les
sorcières de Thessalie voyagent à leur gré
d'un endroit à un autre en passant par les nuages, ce qui
ne peut avoir lieu qu'à l'aide de
sortilèges.
Pour en revenir aux chrétiens, veuillez vous rappeler,
excellent Proculus, que dans la petite explication dont vous me
faites l'honneur de vous souvenir, et que je donnai à la
table du divin Fabius, je nommai, si je ne me trompe, le pays
où cette secte prit naissance, la Chaldée,
célèbre par la culture des arts occultes. Mais la
meilleure preuve de ce que j'avance se trouve consignée
dans l'histoire. C'est un fait avéré qu'ici
même, à Rome, un certain Simon, tantôt
appelé Simon-Pierre et tantôt Simon le Magicien,
vola très haut dans les airs en présence de la
foule ; mais le charme qu'il portait ayant glissé de sa
ceinture, il tomba et se brisa les jambes ; c'est pourquoi on
fut obligé de le crucifier la tête en bas.
- Est-ce que tous les chrétiens sont
nécessairement sorciers ? demanda Scaurus.
- Nécessairement ; c'est une partie de leurs
superstitions. Ils croient que leurs prêtres ont un
pouvoir extraordinaire sur la nature. Par exemple, ils
s'imaginent aussi qu'en se plongeant le corps dans l'eau leur
âme acquiert par là des dons merveilleux et une
grande supériorité, malgré leur état
d'esclaves, sur leurs maîtres et sur les divins empereurs
en personne.
- C'est abominable ! s'écria-t-on en choeur.
- Nous savons tous, reprit Calpurnius, quel affreux crime ils
ont commis la nuit dernière, en arrachant l'édit
suprême des divinités impériales. Supposons
même (que les dieux éloignent ce malheur ! ) qu'ils
aient poussé plus loin la trahison, et attenté
à l'existence sacrée des empereurs ; eh bien ! ils
croient qu'il suffit d'aller trouver un de leurs prêtres
pour lui avouer leur crime et demander pardon, et, si ce pardon
est accordé, ils se considèrent comme tout
à fait innocents.
- Affreux ! s'écrièrent-ils à
l'unisson.
- Une pareille doctrine, dit Scaurus, est incompatible avec la
sûreté de l'état. L'homme qui
reconnaît à un autre la puissance de pardonner tous
les crimes est capable de les commettre lui-même.
- Et cela, observa Fulvius, est précisément la
cause de ce nouvel et terrible décret lancé contre
eux. Après ce que Calpurnius vient de nous rapporter de
ces furieux, aucune mesure ne saurait être trop
sévère.»
En disant ces mots, Fulvius regardait fixement
Sébastien, qui était entré pendant la
conversation, et affectait de lui adresser la parole.
«C'est aussi votre avis, n'est-ce pas, Sébastien ?
- Je pense, répondit-il avec calme, que si les
chrétiens sont tels que Calpurnius vient de nous les
dépeindre, c'est-à-dire d'infâmes sorciers,
ils méritent d'être exterminés de la surface
de la terre. Néanmoins, même dans ce cas, je leur
donnerais volontiers une chance de salut.
- Laquelle ? demanda Fulvius d'un ton ironique.
- Ceux-là seuls
seraient autorisés à les persécuter qui
pourraient fournir la preuve qu'ils sont moins coupables qu'eux.
Personne ne lèverait la main contre eux sans avoir bien
démontré auparavant qu'il n'a jamais
été adultère, concussionnaire, ivrogne,
mauvais mari, père dénaturé, fils insoumis,
débauché ou voleur ; car on n'impute jamais ces
crimes aux pauvres chrétiens
(1).
Fulvius fit la grimace en entendant ce long catalogue de
crimes, et surtout en voyant le tranquille regard de
Sébastien arrêté sur lui. Le nom de voleur
le fit presque bondir. Le tribun l'aurait-il vu ramasser
l'écharpe dans la maison de Fabius ? Quoi qu'il en soit,
la répulsion que lui avait inspirée le tribun
à leur première entrevue s'était
changée en haine à leur seconde ; dans ce cœur,
la haine était écrite en caractères de
sang, et ne pouvait que croître en intensité.
Sébastien sortit et ne tarda pas à exhaler les
sentiments qui l'oppressaient en une tendre prière :
«Jusques à quand, Seigneur, jusques à quand ? Quel espoir pouvons-nous entretenir de la conversion d'un
grand nombre à la foi, et encore moins de cet immense
empire, aussi longtemps que nous verrons des personnes
honnêtes et savantes croire sans difficulté toutes
les calomnies que l'on débite contre nous, recueillir
d'âge en âge toutes les fables et les fictions, et
refuser même d'étudier nos doctrines, sous
prétexte qu'elles ne peuvent être que fausses ou
méprisables ? »
Il parlait haut, se croyant seul, lorsqu'une voix douce
s'éleva à côté de lui pour lui
répondre : «Bon jeune homme étranger, dont
je crois cependant reconnaître la voix, souvenez-vous que
le Fils de Dieu a rendu la lumière aux yeux de l'aveugle
en y appliquant un peu de boue, et que ce remède, entre
les mains d'un homme, eût aggravé la maladie.
Soyons donc comme la poussière sous ses pieds, si nous
désirons qu'il nous emploie à rendre la vue aux
âmes aveuglées. Laissons-nous fouler aux pieds
encore un peu de temps ; l'étincelle qui doit tout
embraser jaillira peut-être des cendres de notre
misérable corps.
- Merci, merci, Cécilia, dit Sébastien, pour vos
justes et doux reproches. Où allez-vous si joyeusement en
ce premier jour de péril ?
- Ne savez-vous pas que j'ai été nommée
guide dans le cimetière de Callistus ? Je vais prendre
possession de ma charge. Priez, afin que je sois la
première fleur de ce printemps qui
s'approche.»
Elle allait se remettre en route en chantant avec gaieté ; mais Sébastien la pria de lui accorder encore un
instant.
(1) Voyez le
discours de Lucien au juge, à propos de la
condamnation de Ptolémée, au commencement de
la seconde Apologie de saint Justin, ou dans
Ruinart, Acta sincera, vol. I, p. 120, éd.
Aug., 1802. |