Le loup dans la bergerie
Après les aventures de la nuit, nos jeunes gens eurent
peu de temps à consacrer au repos. Les chrétiens
se réunirent de très bonne heure aux
différents titres, afin de se disperser avant le jour.
Ils s'y retrouvaient ensemble pour la dernière fois.
Dès lors les oratoires allaient être fermés,
et les divins mystères célébrés dans
les églises souterraines des catacombes. On ne pouvait
raisonnablement espérer qu'il serait possible à
tout le monde de s'aventurer sans péril, même le
dimanche, à quelques milles au delà des portes de
Rome (1). En ce moment de
trouble, un grand privilège était accordé
aux fidèles, à qui l'on permettait de conserver
dans leurs maisons la sainte Eucharistie et de se communier
eux-mêmes en particulier, «avant de prendre aucune
nourriture», comme Tertullien le recommande (2).
Les fidèles ne se comparaient pas à des
brebis que l'on va immoler, ni à des criminels
qui attendent l'exécution, mais à des
guerriers qui s'arment pour le combat. C'est en
participant au banquet du Seigneur qu'ils trouvaient
à la fois leurs armes, leur nourriture, la force
et le courage ; le pain de vie prêtait une
énergie nouvelle aux tièdes et aux
timides. Dans les églises, ainsi que cela se
voit encore dans les cimetières, étaient
placés des sièges pour les
pénitenciers, aux pieds desquels
s'agenouillaient les coupables pour confesser leurs
fautes et en recevoir l'absolution. On adoucissait
alors la rigueur des lois de la pénitence, et la
durée de l'expiation publique était
abrégée. Les prêtres, animés
d'un saint zèle, avaient passé toute la
nuit à préparer leur troupeau à la
communion publique, qui, pour un grand nombre, devait
être la dernière. Nous ne rappellerons pas
à nos lecteurs que l'office divin, quant au fond
et pour beaucoup de détails, était le
même qu'ils voient tous les jours
célébrer à l'autel catholique :
non seulement, alors comme à notre
époque, on le considérait comme le
sacrifice du corps et du sang de Notre-Seigneur, non
seulement l'oblation, la consécration, la
communion, étaient semblables, mais la plupart
des prières étaient identiques. De telle
sorte que le catholique qui les écoute, et plus
encore le prêtre qui les récite dans la
même langue que l'église romaine des
catacombes, peuvent se sentir en étroite et
vivante communion avec les martyrs qui
célébraient ces sublimes mystères
ou s'y unissaient par leur présence. |
Le sacrement de la pénitence aux premiers temps de l'Eglise |
Dans la circonstance
actuelle, lorsque vint le moment d'échanger le
baiser de la paix, témoignage sincère
d'amour fraternel, on entendit des soupirs
étouffés, on vit les yeux se mouiller de
pleurs ; car, pour la plupart des assistants,
c'était un baiser d'adieu. Plus d'un fils,
entourant son père de ses bras, se demandait si
ce jour n'était pas le premier d'une longue
séparation qui ne se terminerait qu'au ciel.
Comme les mères pressaient leurs filles sur leur
cœur, dans l'ardeur de ce nouvel amour, rendu plus
ardent encore par la crainte de se les voir enlever ! Vint ensuite la communion, plus solennelle qu'à
l'ordinaire, plus pieuse, plus silencieusement
recueillie. «Voici le corps de Notre-Seigneur
Jésus-Christ», disait le prêtre
à chaque fidèle en lui présentant
la nourriture sacrée. «Amen»,
répondait ce dernier d'une voix
pénétrée de foi et d'amour. Puis,
étendant un orarium ou linge de toile
blanche, il y recevait une provision de pain de vie
assez considérable pour lui permettre d'attendre
jusqu'à la fête prochaine. Il enveloppait
avec soin et respect ce dépôt
sacré, et le plaçait sur son sein
après l'avoir encore entouré d'une
étoffe précieuse ou renfermé dans
une boîte en or
(3). Ce fut alors que, pour la première
fois, la pauvre Syra regretta amèrement la perte
de sa riche écharpe brodée, qu'elle
eût depuis longtemps donnée aux pauvres,
si elle n'avait pris soin de la réserver pour
une si belle occasion et un si saint usage. Jamais sa
maîtresse n'avait pu lui faire accepter aucun
objet précieux sans qu'elle y mît cette
condition, qu'elle en pourrait disposer à son
gré, ce qui voulait dire en faveur des
pauvres. |
L'Eucharistie aux premiers siècles de l'Eglise |
Les différentes réunions des fidèles
avaient cessé avant la découverte de la violation
de l'édit ; il serait plus exact de dire qu'elles avaient
continué dans les cimetières. Les
fréquentes entrevues de Torquatus avec ses deux
associés païens aux bains de Caracalla avaient
été épiées par le vigilant
capsarius et sa femme. Victoria avait même surpris
leur projet d'attaquer le cimetière de Callistus le
lendemain de la publication du décret. Les
chrétiens se considérèrent donc en
sûreté le premier jour, et profitèrent de la
circonstance pour inaugurer par de solennels offices les
églises des catacombes. Après quelques
années d'abandon elles venaient d'être
réparées et mises en ordre par les fossores ; les peintures avaient été refaites en certains
endroits, et tous les objets nécessaires au culte remis
en place.
Corvinus, après avoir dévoré l'affront
qu'on venait de lui faire et avoir fait afficher un autre
édit moins pompeux que le précédent, se mit
à songer sérieusement aux conséquences
probables de la colère de son impérial
maître. Le Dace avait raison ; c'est lui qui aurait
à répondre de ce ridicule échec. Il sentit
la nécessité de se distinguer pendant cette
journée, afin d'effacer la disgrâce qu'il avait
encourue, avant d'affronter de nouveau les regards de
l'empereur. Son parti fut bientôt pris ; le
cimetière, au lieu d'être attaqué le jour
suivant, le serait le jour même.
Comme il était encore de fort bonne heure, il se rendit
aux bains où Fulvius, gardien toujours vigilant de
Torquatus, qu'il retenait près de lui, l'attendait pour
tenir conseil : ce trio d'honnêtes gens concerta toutes
ses manoeuvres. Conduit à regret par le maître
apostat, Corvinus, à la tête d'une troupe
d'élite mise à sa disposition, devait envahir le
cimetière de Callistus et en chasser le clergé et
les principaux chrétiens, tandis que Fulvius,
resté à l'entrée avec d'autres soldats,
leur couperait la retraite et saisirait les plus importants
d'entre eux, particulièrement le pontife et les
principaux membres du clergé, que son assistance à
l'ordination lui permettait de reconnaître. Tel
était son plan. Que les sots, se disait-il à
lui-même, jouent le rôle du furet qui
pénètre dans une garenne ; pour moi, je serai le
chasseur qui reste à l'entrée.
Pendant leur délibération, Victoria, qui avait
surpris quelques-unes de leurs paroles, n'en devint que plus
attentive, sans paraître écouter leur conversation,
à ranger et à nettoyer la salle
écartée où ils s'étaient
retirés.
Elle alla tout raconter à Cucumio ; celui-ci se gratta
longuement la tête, et finit par trouver un
ingénieux moyen de faire connaître ces graves
nouvelles à qui de droit.
Sébastien, après avoir assisté de
très bonne heure à l'office divin, ne pouvait
faire davantage à cause des devoirs qu'il avait à
remplir au palais.
Selon l'usage à peu près général,
il s'en alla donc aux bains pour rafraîchir et fortifier
ses membres, et aussi pour dissiper les soupçons
qu'aurait pu exciter son absence de la matinée. Pendant
qu'il était occupé de ces soins, le vieux
capsarius (car c'était là le titre sonore
qu'il avait adopté dans son inscription funéraire
anticipée) écrivit sur un fragment de parchemin
tout ce que sa femme avait pu surprendre touchant le complot
d'attaquer immédiatement le cimetière et de
s'emparer de la personne du saint pontife, puis il l'attacha
avec une épingle ou une aiguille à
l'intérieur de la tunique de Sébastien,
confiée à sa garde ; car il n'osait lui parler en
public.
Après son bain, le tribun passa dans la salle où
l'on discutait les événements de la matinée ; Fulvius y attendait que Corvinus vint l'avertir que tout
était prêt. Comme il s'éloignait, plein de
dégoût, il se sentit, en marchant, piqué
à la poitrine : il examina ses vêtements et
découvrit le papier. Cucumio avait écrit son petit
billet d'un latin aussi élégant que celui de son
épitaphe ; néanmoins Sébastien en comprit
assez pour qu'il crût nécessaire de diriger ses pas
vers la voie Appienne, au lieu du mont Palatin, afin de
communiquer ces importantes nouvelles aux chrétiens
rassemblés dans le cimetière.
La pauvre fille aveugle qu'il venait de rencontrer lui
paraissant un messager plus sûr et plus rapide que
lui-même, et surtout moins propre à attirer
l'attention, il l'arrêta, lui confia la lettre,
après y avoir ajouté quelques mots à l'aide
d'une plume et de l'encre qu'il portait sur lui, et l'exhorta
à la faire parvenir le plus tôt possible à
sa destination. Fulvius, un instant après le
départ de Sébastien, reçut l'avis que
Corvinus et sa troupe s'avançaient à travers
champs, pour dérouter les soupçons, vers l'endroit
convenu. Aussitôt il monta à cheval, et s'en alla
le long de la grande route, tandis que dans une rue
détournée le soldat chrétien donnait ses
instructions à sa messagère aveugle.
Lorsque nous
accompagnâmes Diogène et ses amis dans les
catacombes, Severus ne nous montra point l'église
souterraine, dont il ne voulait pas trahir l'existence à
Torquatus. C'est dans son enceinte que les chrétiens
étaient alors réunis autour de leur premier
pasteur. Elle était construite comme toutes les
excavations de ce genre, et méritait à peine le
nom d'édifice.
Notre lecteur pourra se représenter deux des
cubicula ou chambres que nous avons décrites
précédemment, placées de chaque
côté d'une galerie de façon que les deux
portes, ou plutôt les deux larges ouvertures, soient
opposées l'une à l'autre. Au fond de l'une de ces
salles se trouve l'arcosolium ou tombeau surmonté
de l'autel, autour duquel, selon les conjectures les plus
probables, étaient rangés les hommes sous la
conduite des ostiarii
(4), tandis que les femmes, ayant à leur
tête les diaconesses, se tenaient dans la salle la plus
éloignée. La primitive église a toujours
strictement maintenu la séparation des sexes pendant
l'office divin. Parfois quelques ornements d'architecture
venaient embellir ces églises souterraines. Les murs,
surtout près de l'autel, étaient enduits de
plâtre et revêtus de peintures ; des demi-colonnes,
avec leurs bases et leurs chapiteaux, assez
élégamment taillés dans la pouzzolane,
marquaient les divisions ou décoraient l'entrée.
Dans la plus considérable des basiliques
découvertes jusqu'à présent au
cimetière de Callistus, on remarque une chambre sans
autel, communiquant avec l'église par une ouverture en
forme d'entonnoir, qui traverse en biais un mur de roc d'une
épaisseur de près de douze pieds, et
débouche de l'autre côté à cinq ou
six pieds au-dessus du sol, à cause de la
différence du niveau ; ce qui permettait aux personnes
réunies dans la salle d'entendre ce qui se disait
à l'église, mais non de voir ce qui s'y
passait.
Il est très naturel de supposer que c'était
là l'endroit réservé à cette classe
de pénitents publics nommés audientes ou
auditeurs, et aux catéchumènes qui n'avaient pas
encore été initiés par le baptême. La
basilique oà se trouvaient les chrétiens lorsque
Sébastien envoya son message était semblable
à celle qui a été découverte dans le
cimetière de Sainte-Agnès. Chacune des deux
divisions était double, ou plutôt se composait de
deux vastes salles. La partie que nous appellerons
l'église des femmes n'était divisée que par
des demi-colonnes, remplacées, dans celles des hommes,
par des piliers carrés ; l'un d'eux était
creusé en forme de niche destinée à
recevoir une statue ou une lampe. Ce qu'il y a de plus
remarquable dans ces basiliques, c'est leur prolongation de
manière qu'elles puissent avoir un choeur ou
presbytère qui égalait à peine en
étendue la moitié de chacune des autres divisions,
dont il était séparé par deux colonnes
placées contre les parois.
Comme les sanctuaires modernes, sa hauteur était
moindre ; car dans chaque division on remarque,
enchâssée dans la muraille, d'abord une
haute tombe surmontée d'une arcade et de quatre
ou cinq rangées de sépulcres, tandis que
le sanctuaire n'est pas plus élevé que
ces arcosolia ou tombes-autels. Au milieu et au
fond du sanctuaire, appuyé contre le mur, se
trouvait un siège avec un dossier et des bras
taillés dans le roc : à droite et
à gauche, un banc de pierre régnait tout
le long des côtés du choeur. La tablette
de la tombe voûtée étant plus
élevée que le dos du fauteuil, qui
était fixe, il est évident qu'on ne
pouvait y célébrer les divins
mystères. On plaçait alors devant le
trône un autel portatif, qui restait isolé
au milieu du sanctuaire ; selon la tradition, cet autel
avait servi à saint Pierre. |
Un autel avec sa cathedra, au cimetière de Sainte Agnès |
C'est dans une de ces basiliques que nous devons nous
représenter l'assemblée des fidèles au
moment où Corvinus et ses satellites arrivent à
l'entrée du cimetière. Le traître savait
bien où trouver les degrés cachés sous des
fagots et conduisant d'un bâtiment en ruines dans
l'intérieur du cimetière. L'endroit étant
désert, ils prirent aussitôt leurs mesures. Fulvius
avec dix ou douze hommes resta aux aguets, afin de surveiller
l'entrée du souterrain et de saisir ceux qui en
sortiraient ou chercheraient à y pénétrer.
Corvinus, accompagné de Torquatus et de huit soldats, se
prépara à descendre.
«Je n'aime pas ces expéditions
ténébreuses, dit un vieux légionnaire
à barbe grise ; je suis militaire et non chasseur de
rats. Qu'on me donne un ennemi à combattre en plein jour,
et je lui disputerai le terrain pied à pied,
l'épée à la main ; mais je ne me soucie
point d'être étouffé ou empoisonné
comme la vermine dans un égout.»
Ces paroles furent bien accueillies des soldats. L'un d'eux
ajouta : «Peut-être y a-t-il plusieurs centaines de
ces hypocrites chrétiens cachés ici, et nous ne
sommes guère qu'une demi-douzaine.
- Nous ne sommes pas payés non plus pour faire un pareil
métier, s'écria un autre.
- Je crains leurs sortilèges, continua un
troisième, beaucoup plus que leur valeur.»
Il fallut toute l'éloquence de Fulvius pour leur rendre
un peu d'énergie. Il leur assura que rien n'était
à craindre, que les lâches chrétiens
fuiraient comme des lièvres à leur approche, et
qu'ils trouveraient dans l'église plus d'or et d'argent
qu'ils n'en pourraient gagner pendant une année
entière.
Ainsi encouragés, ils descendirent les degrés
à tâtons. De distance en distance des lampes
projetaient une lumière incertaine dans ces
mystérieuses profondeurs.
«Chut ! dit l'un d'eux, écoutez cette voix ! »
Des accents lointains arrivaient, adoucis par la distance :
c'étaient les notes joyeuses d'une voix fraîche et
jeune, que la peur ne faisait pas trembler, et si claire, qu'on
pouvait distinguer les paroles. Elle chantait les versets
suivants :
Dominus illuminatio mea et salus mea : quem timebo ?
Dominus protector vitae meae : a quo trepidabo ?
«Le Seigneur est ma lumière et mon salut : qui
craindrai-je ? Le Seigneur est le défenseur de ma vie :
qui pourra me faire trembler ? »
On entendit ensuite s'élever un choeur de voix semblable
au mugissement des eaux :
Dum appropiant super me nocentes, ut edant carnes meas, qui
tribulant me, inimici mei, ipsi infirmati sunt et
ceciderunt.
«Lorsque ceux qui veulent me perdre sont près de
fondre sur moi pour dévorer ma chair, ces mêmes
ennemis qui me persécutent ont été
affaiblis et sont tombés.»
En entendant ces paroles pleines de calme et de confiance, qui
semblaient un défi, la honte et la rage entrèrent
à la fois dans le cœur des soldats.
La voix recommença seule le chant, qui devenait moins
distinct :
Si consistant adversum me castra, non timebit cor
meum.
«Quand des armées d'ennemis seraient
campées devant moi, mon cœur n'en serait point
effrayé.»
«Je connais cette voix, il me semble, murmura Corvinus,
je la reconnaîtrais entre mille. C'est la voix de celui
qui a empoisonné mon existence, de celui qui a
été la cause de cette maudite aventure de la nuit
dernière, et de l'embarras où nous sommes
aujourd'hui ; c'est Pancrace, c'est lui qui a arraché le
décret. En avant, en avant, mes amis ! Je ne marchanderai
pas la récompense à qui me l'amènera mort
ou vif.
- Attendez, dit un soldat, allumons les torches.
- Ecoutez, ajouta un second pendant qu'ils s'occupaient de ce
soin ; quel est ce bruit sourd et étrange, semblable
à un grincement ou à des coups de marteau ? Voilà déjà quelque temps que je
l'entends.
- Tenez, reprit un troisième, les lumières
viennent de disparaître là-bas, et les chants ont
cessé. Nous sommes certainement découverts.
- Il n'y a aucun danger, dit Torquatus d'un ton beaucoup plus
rassuré qu'il ne l'était réellement. Ce
sont ces vieilles taupes, Diogène et ses fils, qui font
ce tapage en creusant des tombes pour les chrétiens que
nous allons prendre.»
En vain Torquatus avait-il engagé sa petite troupe
à ne pas se munir de torches, mais à se procurer
des lampes comme celles que nous voyons
représentées entre les mains de Diogène, ou
bien encore des flambeaux de cire, tels qu'il en avait
apporté lui-même ; mais ces hommes jurèrent
qu'ils ne descendraient point, s'il ne leur était pas
permis de se procurer une abondante lumière, que le vent
ou un choc violent sur le bras ne saurait éteindre. Le
résultat ne se fit pas attendre. A mesure qu'ils
s'avançaient le long de l'étroite et basse
galerie, les torches de résine pétillaient en
jetant des lueurs éclatantes qui leur brûlaient le
visage d'une manière intolérable, tandis que les
flots d'une fumée noirâtre, descendant de la
voûte, enveloppaient les porteurs de torches d'une
atmosphère épaisse et lourde, et les
replongeaient, pour ainsi dire, dans une obscurité plus
profonde. Torquatus, à la tête des soldats,
comptait à droite et à gauche toutes les galeries
latérales, dont il avait noté le nombre ; mais on
avait soigneusement détruit toutes les marques qu'il
avait tracées. Après avoir compté un peu
plus de la moitié du nombre nécessaire, il demeura
stupéfait et désappointé en trouvant le
chemin comblé du haut en bas.
Il lui fallut reconnaître que des yeux plus vigilants que
les siens avaient déjoué ses calculs.
Résolu à ne pas être surpris, Severus
n'avait pas cessé de se tenir en alerte. Lorsque les
soldats étaient en haut de l'ouverture du
cimetière, il était au bas des degrés.
Aussitôt il courut à l'endroit où l'on avait
préparé du sable pour combler le passage ; son
frère et plusieurs vigoureux travailleurs s'y tenaient
tout prêts au moindre signal de danger. En un clin d'oeil,
de cette façon silencieuse et rapide à laquelle
ils étaient habitués, ils se mirent au travail
avec leurs pelles de chaque côté de
l'étroite et basse galerie, qu'ils remplirent de sable,
tandis que des coups de pioches habilement dirigés
détachèrent de la voûte d'énormes
fragments de roc qui achevèrent d'obstruer le passage.
Abrités par cette barrière, ils pouvaient à
peine s'empêcher de rire en entendant leurs ennemis
à travers les pierres mal jointes. C'est ce travail, dont
le bruit était arrivé jusqu'aux oreilles des
soldats, qui avait étouffé le bruit des chants et
intercepté la lumière des lampes.
L'extrême perplexité de Torquatus ne fut pas
diminuée par la grêle de jurements,
d'imprécations et de menaces qui tomba sur lui ; on
l'accusa de sottise et de trahison. «Attendez un instant,
je vous en conjure, dit-il, peut-être me suis-je
trompé dans mes calculs. Le vrai chemin est à
quelques pieds au delà d'une tombe fort remarquable ; je
vais jeter un coup d'oeil dans les deux allées
latérales que nous venons de
dépasser.»
En disant ces mots il courut vers la première galerie
à gauche, fit quelques pas en avant et disparut tout
à coup.
Ses compagnons le suivirent jusqu'à l'entrée de
la galerie, et ne purent néanmoins comprendre ce qui lui
était arrivé. Cela semblait être de la
magie, et ils étaient tout disposés à y
croire. Sa lumière et sa pèrsonne s'étaient
évanouies en un instant. «En voilà assez
comme cela, s'écrièrent-ils ; ou Torquatus est un
traître, ou un sorcier l'a enlevé».
Fatigués, brûlés par l'épaisse
atmosphère que leurs torches avaient presque
échauffée comme une fournaise ; noirs de suie,
aveuglés, étouffés par la fumée
noire et résineuse, abattus et découragés,
ils revinrent sur leurs pas. Comme leur chemin les menait droit
à l'entrée, ils se débarrassèrent de
leurs torches en les jetant çà et là dans
les allées latérales, à mesure qu'ils les
rencontraient. Lorsqu'ils regardèrent derrière
eux, il leur sembla qu'une illumination triomphale avait
enflammé l'atmosphère même de ce sombre
corridor. Une clarté éblouissante, sortant de
l'ouverture de chacun de ces antres ténébreux,
teignait les grossières murailles de tuf d'une pourpre
somptueuse ; les longues spirales de la fumée semblaient
autant de légers nuages dorés flottant le long des
voûtes. De chaque côté, les plaques de marbre
et les tuiles jaunes qui scellaient les tombes, subitement
inondées de cette riche lumière, jetaient
l'éclat de l'or et de l'argent, et se détachaient
sur le rouge étincelant des murailles : c'était
comme un hommage rendu au martyre par les furies du paganisme,
en ce premier jour de la persécution. Les torches
qu'elles avaient allumées pour le détruire ne
servaient qu'à illuminer les monuments de cette vertu qui
n'avait jamais failli au salut de l'église.
Mais avant d'avoir atteint l'entrée, ces limiers en
défaut, la tête basse, reculèrent à
la vue d'une apparition étrange. Ils crurent d'abord
reconnaître la lumière du jour ; mais bientôt
ils s'aperçurent que c'était la lueur incertaine
d'une lampe, qu'une personne droite et immobile tenait d'une
main ferme, de façon à être
éclairée de ses rayons. Sombrement vêtue,
elle ressemblait à ces statues de bronze dont la
tête et les extrémités sont de marbre blanc,
et qui, au premier coup d'oeil, causent un instant de surprise,
tant elles semblent animées.
«Qui cela peut-il être ? Qu'est-ce donc ? se
demandaient les soldats à voix basse.
- Une sorcière, répondit l'un.
- Le genius loci (génie du lieu), observa un
autre.
- Un esprit», suggéra un troisième.
Comme ils approchaient avec précaution, le fantôme
ne parut pas s'apercevoir de leur présence ; ses regards
étaient sans expression ; il demeurait immobile et sans
effroi. Enfin deux d'entre eux arrivèrent assez
près pour lui saisir les bras.
«Qui êtes-vous ? demanda Corvinus furieux.
- Une chrétienne, répondit Cécilia de sa
voix toujours tranquille et gaie.
- Emmenez-la, ordonna-t-il ; celle-là du moins payera
pour les autres.»
(1) Il existait un
cimetière appelé Ad sextuor Philippi.
On croit qu'il était situé à six
milles de Rome. La plupart n'étaient pas à
plus de trois milles du cœur de la cité. |
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(2) Ad uxorem, II,
5. |
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(3) Lorsque le
cimetière du Vatican fut exploré en 1571, on
trouva dans les tombes deux petites boites carrées
en or, avec un anneau fixé sur le couvercle.
Bottari croit que ces anciens et vénérables
objets servaient à porter la sainte Eucharistie
suspendu autour du cou. (Roma subterranea, t. I,
fig. 11.) Pellicia soutient cette opinion par beaucoup
d'arguments. (Christianae Eccl. Politia, t. III, p.
20.) |
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(4) Portiers.
C'est un des ordres mineurs de l'église
latine. |