La première fleur
Cécilia, déjà prévenue, était
arrivée au cimetière par une autre entrée,
voisine de la première. A peine fut-elle descendue,
qu'elle sentit la forte odeur des torches. Voilà qui ne
ressemble pas à notre encens, se dit-elle ; l'ennemi est
déjà dans la place. Elle se hâta donc de se
rendre au milieu de l'assemblée, et remit la note de
Sébastien, en ajoutant ce qu'elle venait de remarquer.
Chacun alors se dispersa, et se réfugia dens les galeries
éloignées et inférieures. On supplia le
pontife de ne point sortir avant qu'on l'eût
prévenu ; car c'était particulièrement sa
personne qu'on recherchait.
Pancrace pressa la messagère aveugle de se mettre
à l'abri. «Non, répondit-elle, mon devoir
est de veiller près de la porte et de servir de guide aux
fidèles.
- Mais l'ennemi s'emparera de vous.
- Qu'est-ce que cela fait ? dit-elle en riant ; ma capture peut
sauver des vies plus précieuses. Donnez-moi une lampe,
Pancrace.
- Elle vous sera inutile, observa-t-il gaiement.
- C'est vrai, mais elle éclairera les autres.
- Les autres peuvent être vos ennemis.
- Quand il en serait ainsi, répondit-elle, je ne
voudrais pas être arrêtée dans les
ténèbres. Si mon fiancé vient à moi
dans la nuit de ce cimetière, je veux qu'il me trouve
avec de l'huile dans ma lampe.»
Elle partit et arriva à son poste ; puis, n'entendant
point d'autre bruit que des pas étouffés, elle
crut que des amis s'avançaient, et leva sa lampe pour les
éclairer.
Lorsque la petite troupe sortit au grand jour, avec son unique
captive, Fulvius entra dans une violente colère.
Descendre dans les entrailles de la terre pour en ramener cette
petite souris, c'était pire qu'un insuccès
complet, c'était ridicule. Il railla Corvinus d'une si
amère façon, que ce dernier en devint tout
frémissant de rage ; puis tout à coup il demanda :
«Où est Torquatus ? » Le récit qu'on
lui fit de sa disparition soudaine était aussi
embrouillé que l'histoire du Dace posté sur le
Forum ; il en fut extrêmement mortifié. Il ne
mettait pas en doute la trahison de sa victime supposée,
qui venait de lui échapper dans les labyrinthes
inextricables du cimetière. Sa captive pouvait le
renseigner à ce sujet ; il se détermina donc
à la questionner. S'étant placé devant
elle, après avoir pris son air le plus fin et le plus
imposant, il dit d'un ton sévère :
«Regardez-moi, femme, et dites la
vérité.
- Je me contenterai de dire la vérité sans vous
regarder, seigneur, répondit la pauvre fille avec un
joyeux sourire, et de sa voix la plus douce : ne voyez-vous pas
que je suis aveugle ?
- Aveugle ! » s'écrièrent tous ceux qui
étaient présents, en s'approchant pour la
considérer. Un imperceptible mouvement d'émotion
agita les traits de Fulvius, semblable à une brise
légère qui fait à peine onduler les
épis mûrs de la moisson dorée. Un
soupçon venait de lui traverser l'esprit ; il venait de
mettre la main sur un indice révélateur.
«Il serait ridicule, reprit-il, que vingt soldats
accompagnassent à travers la ville une pauvre fille
aveugle. Retournez dans vos quartiers ; j'aurai soin que vous
receviez une bonne récompense. Corvinus, prenez mon
cheval, et allez en avant chez votre père ; vous lui
raconterez tout. J'accompagnerai la captive dans un char.
- Pas de trahison, Fulvius, dit le fils du préfet d'un
air vexé et humilié ; ne manquez pas de l'amener.
La journée ne doit pas se terminer sans sacrifice.
- Ne craignez rien», fut la réponse.
Fulvius se demandait si, après avoir perdu un espion, il
ne serait pas à propos de s'en procurer un autre. La
douceur paisible de la pauvre mendiante l'embarrassait beaucoup
plus que le zèle bruyant du joueur libertin, et ses yeux
privés de lumière semblaient le défier plus
hardiment que les regards effrontés du buveur. Lorsqu'il
fut seul avec elle dans le char, il lui adressa la parole d'un
ton plus caressant ; il savait qu'elle n'avait pas entendu sa
conversation avec Corvinus.
«Ma pauvre fille, dit-il, depuis combien de temps
êtes-vous aveugle ?
- Depuis ma naissance, répondit-elle.
- Quelle est votre histoire ? D'où venez-vous ?
- Je n'ai pas d'histoire. Mes parents étaient pauvres et
m'amenèrent à Rome à l'âge de quatre
ans. Ils venaient accomplir un voeu aux saints martyrs
Chrysanthe et Darie, lorsque mon existence était
menacée par une grave maladie. Pendant qu'ils
pratiquaient leurs dévotions, ils me confièrent
à une pieuse femme infirme, à la porte du titre de
Fasciola. En ce jour mémorable beaucoup de
chrétiens furent enterrés vivants, près de
la tombe de ces saints martyrs, sous la terre et les pierres
dont on les couvrit : mes parents eurent le bonheur d'être
du nombre.
- Comment avez-vous vécu depuis ce temps-là ?
- Dieu a été mon père, et son
église catholique ma mère. L'un nourrit les
oiseaux du ciel ; l'autre prend soin des petits et des plus
faibles du troupeau. Je n'ai jamais manqué de rien.
- Vous vous dirigez très bien dans les rues, sans aucune
hésitation, comme si vous y voyez.
- Comment savez-vous cela ?
- Je vous ai vue. Vous souvenez-vous d'avoir conduit, cet
automne, de très grand matin, un pauvre infirme le long
du vicus Patricius ? »
Elle rougit et garda le silence. L'aurait-il vue glisser sa
part des aumônes dans la bourse du vieillard ?
«Vous avouez être chrétienne ? demanda-t-il
d'un air indifférent.
- Oh ! oui ; comment pourrais-je le nier ?
- Cette assemblée n'était composée que de
chrétiens ?
- Sans aucun doute : en pourrait-il être autrement ? »
C'en était assez pour justifier ses soupçons.
Agnès, que Torquatus n'avait jamais pu ou voulu accuser,
était chrétienne. Son plan était donc
tracé d'avance : elle céderait, ou bien sa
vengeance serait assouvie.
Après un moment de silence, il la regarda fixement et
dit : «Savez-vous où vous allez ?
- Devant le juge terrestre peut-être, qui m'enverra
rejoindre mon époux dans le ciel.
- Avec tant de calme ? demanda-t-il tout surpris, car un doux
sourire était la seule marque d'émotion qui
parût sur sa figure.
- Bien mieux, avec joie», fut sa courte
réponse.
Ayant appris tout ce qu'il désirait savoir, il confia sa
prisonnière à Corvinus, auprès des portes
de la basilique émilienne, et l'abandonna à son
sort. La journée avait été froide et
humide, comme la nuit précédente. Ce mauvais temps
et l'aventure de la nuit avaient refroidi l'enthousiasme. Comme
le préfet était obligé de siéger
dans le tribunal, où très peu de personnes
pouvaient trouver à se placer, et que les heures
s'envolaient sans arrestations, sans procès et sans
nouvelles, les plus curieux s'étaient retirés.
Seuls, les plus persévérants étaient
restés jusqu'après l'heure ordinaire de la
promenade dans les jardins publics. Un instant avant
l'arrivée de la captive, un nouveau groupe de spectateurs
venait d'entrer, et se tenait près des portes
latérales, d'où l'on pouvait voir tout ce qui se
passait.
Corvinus avait préparé son père à
l'arrivée de Cécilia ; aussi Tertullus, ému
de compassion et croyant qu'il serait facile de vaincre
l'obstination d'une pauvre mendiante ignorante et aveugle, pria
les assistants de rester immobiles, afin que, se croyant seule
avec lui, elle cédât plus aisément à
ses paroles persuasives. Il menaça de peines
sévères ceux qui se permettraient de rompre le
silence.
C'est ce qui arriva. Au moment où le préfet lui
parla avec douceur, Cécilia ne se doutait pas de la
présence du public.
«Comment t'appelles-tu, mon enfant ?
- Cécilia.
- C'est un noble nom. L'as-tu reçu de ta famille ?
- Non ; je ne suis pas noble, à moins que je ne le sois
devenue lorsque mes parents, malgré leur pauvreté,
moururent pour le Christ. Comme je suis aveugle, ceux qui ont eu
soin de moi m'ont donné le nom de Caeca (aveugle),
que leur affection a transformé en celui de
Cécilia.
- Allons, abandonne la folie de ces chrétiens, qui n'ont
jamais pu t'empêcher de rester pauvre et aveugle. Honore
les décrets des divins empereurs, offre des sacrifices
aux dieux. Tu auras des richesses, de beaux habits et de bons
repas ; les meilleurs médecins s'efforceront de te rendre
la vue.
- N'avez-vous rien de meilleur à m'offrir ? Je ne cesse
de rendre des actions de grâces à Dieu et à
son divin Fils pour les maux dont vous prétendez me
délivrer.
- Que veux-tu dire ?
- Je remercie Dieu de ce que je suis pauvre, mal vêtue,
mal nourrie ; car c'est ainsi que je ressemble davantage
à Jésus-Christ, mon unique époux.
- Folle ! interrompit le juge un peu impatienté, as-tu
déjà appris toutes ces sottises ? Au moins tu ne
remercies pas Dieu de t'avoir privée de la vue ?
- Pour cela, plus que pour tout le reste, je le remercie
à chaque heure du jour de tout mon cœur.
- Comment cela ? Penses-tu que ce soit une
bénédiction de n'avoir jamais contemplé une
figure humaine, le soleil ou la terre ? Quelle singulière
idée !
- Vous vous trompez, noble seigneur. Au milieu de ce que vous
appelez les ténèbres, je distingue un point
lumineux, que j'appellerai la lumière, et qui contraste
vivement avec tout ce qui l'entoure. Elle est pour moi ce qu'est
pour vous le soleil, dont l'éclat n'est que local, si on
en juge par la direction variée de ses rayons. Toujours
je suis environnée de la douce et incomparable
clarté de cette lumière ; elle prend sa source en
celui que j'aime de l'amour le plus pur. Je ne voudrais pas,
pour tout au monde, que sa splendeur fût diminuée
par celle d'un plus brillant soleil, ni sa merveilleuse
beauté confondue avec des beautés
étrangères, ni mon regard détourné
d'elle par des visions terrestres. Je l'aime trop pour ne pas
désirer de la contempler toujours.
- Allons, allons, assez de propos ridicules. Obéis sans
retard aux empereurs, ou bien j'essayerai sur toi l'effet de la
douleur. Tu seras bientôt soumise.
- La douleur ? demanda-t-elle avec innocence.
- Oui, la douleur. Ne l'as-tu jamais sentie ? Personne ne
t'a-t-il jamais fait de mal pendant ta vie ?
- Oh ! non, jamais les chrétiens ne se font de mal entre
eux.» Selon l'usage, le chevalet était
dressé devant lui ; il fit signe à Catulus d'y
placer Cécilia. Le bourreau, l'ayant prise par les bras,
la poussa en arrière. Elle ne fit aucune
résistance, et fut bientôt étendue sur sa
couche de bois. En un instant les noeuds coulants des cordes
toujours prêtes furent passés autour de ses pieds,
et ses bras tirés au-dessus de sa tête. La pauvre
aveugle ne voyait pas celui qui la traitait ainsi, et pouvait
croire que c'était la même personne qui venait de
converser avec elle. Si les spectateurs avaient
été silencieux jusqu'alors, maintenant ils ne
respiraient plus ; les lèvres de Cécilia
s'agitaient dans une fervente prière.
«Encore une fois, avant d'aller plus loin, je t'ordonne
de sacrifier aux dieux, afin d'éviter ces tourments
cruels, dit le juge d'une voix plus sévère.
- Ni les tourments ni la mort, répondit la douce victime
déjà liée sur l'autel, ne me
sépareront de l'amour du Christ. Je ne puis offrir de
sacrifice qu'au seul Dieu vivant, et l'offrande volontaire que
je lui destine est celle de ma propre vie.»
Le préfet fit un signe au bourreau, qui imprima un
mouvement rapide aux deux roues du chevalet, dont les cordes
étaient enroulées autour des tourniquets. Les
membres de la jeune fille se tendirent tout d'un coup sous un
violent effort, qui, sans les briser, ce qu'un nouveau tour de
roue eût accompli, lui fit ressentir dans tout son
être les inexprimables tortures propres à ce genre
de supplice. Les ténèbres où son
infirmité la tenait plongée augmentaient ses
souffrances, en ne lui permettant pas d'en deviner la cause ni
d'en apercevoir les préparatifs. Un légère
convulsion des traits de son visage, une pâleur soudaine
indiquèrent seules la douleur qu'elle endurait.
«Ah ! ah ! s'écria le juge,
tu sens cela ? Allons, cela suffira ; obéis, et tu auras
la liberté.»
Elle sembla ne faire aucune attention à ces paroles, et
exhala ses sentiments dans cette prière : «Je vous
rends grâces, ô Seigneur Jésus-Christ, qui me
permettez de souffrir une première fois pour l'amour de
vous. Je vous ai aimé dans la paix, je vous ai
aimé dans l'abondance, je vous ai aimé dans la
joie, et je vous aime maintenant plus que jamais dans la
douleur. Combien il est plus doux d'être étendu
avec vous sur la croix que d'être même durement
assis à la table du pauvre !
- Tu te moques de moi, s'écria le juge
exaspéré, et tu méprises mon indulgence ! Nous allons essayer quelque chose de plus fort. Ici, Catulus,
approchez de ses côtés les torches
enflammées
(1).»
Un mouvement de dégoût et d'horreur parcourut
l'assemblée, qui ne pouvait s'émpêcher de
ressentir de la sympathie pour la pauvre aveugle. Un murmure
d'indignation mal contenu se fit entendre dans toute la
salle.
Pour la première fois Cécilia comprit qu'elle se
trouvait au milieu de la foule. Son front, son visage et son
cou, jusqu'alors d'une blancheur de marbre,
s'empourprèrent aussitôt d'une modeste rougeur. Le
juge furieux prévint d'un geste l'explosion des
sentiments du public ; tous écoutèrent avec
recueillement la nouvelle prière, plus ardente encore,
qui s'échappait des lèvres de la jeune fille
:
«0 cher Seigneur, mon époux bien-aimé,
témoin de ma fidélité à votre
égard, je consens à souffrir pour l'amour de vous
la douleur et les tortures, mais épargnez-moi
l'humiliation des regards des hommes. Appelez-moi sans retard
près de vous, et qu'en paraissant devant vos yeux la
honte ne m'oblige pas à me voiler la face.»
Un murmure de compassion se fit entendre dans la salle.
«Catulus ! hurla le juge frémissant de rage et
trompé dans son attente, remplis ton devoir, coquin ! Que
fais-tu là avec ta torche ? »
Le bourreau s'avança, et étendit la main pour
écarter la robe de la victime avant d'appliquer la
torture. Mais il recula, et, se tournant vers le préfet,
il ajouta d'une voix émue :
«C'est trop tard. Elle est morte.
- Morte ! cria Tertullus, morte d'un tour de roue ! C'est
impossible ! »
Catulus fit mouvoir la roue en
arrière, et le corps resta sans mouvement. Il
était vrai. Elle avait passé du chevalet au
trône de gloire, elle n'entendait plus les paroles de ce
juge au visage sombre et cruel, et jouissait maintenant des
caresses de l'époux. Son âme pure était-elle
montée au ciel, comme un doux parfum, avec l'encens de sa
prière? ou bien le sang que sa modestie virginale avait
fait affluer à son visage y était-il resté
sans avoir la force de retourner au cœur (2) ?
Au milieu de la stupeur et de la surprise, une voix claire et
hardie, s'élevant d'un groupe arrêté
près de la porte, cria : «Tyran impie, ne vois-tu
pas qu'une pauvre chrétienne aveugle a plus de puissance
sur la vie et la mort que toi ou tes maîtres cruels ?
- Comment ! pour la troisième fois en vingt-quatre
heures, je te trouve encore sur mon chemin ! Cette fois tu ne
m'échapperas pas.»
Puis, quittant brusquement son père avec d'affreuses
imprécations, Corvinus franchit l'enceinte du tribunal et
se dirigea vers le groupe. Comme il se précipitait en
avant, il se heurta, bien par hasard sans doute, contre un
officier d'une taille herculéenne qui s'en
éloignait ; il chancela du coup, et le soldat le soutint
en disant :
«J'espère que vous ne vous êtes pas fait de
mal, Corvinus ?
- Non, non ; laissez-moi, Quadratus, laissez-moi aller.
- Où allez-vous si vite ? Puis-je vous être utile ? demanda l'officier en le retenant toujours.
- Lâchez-moi, vous dis-je, ou il
m'échappera.
- Qui donc vous échappera ?
- Pancrace, répondit Corvinus, qui vient d'insulter mon
père. - Pancrace ? dit Quadratus regardant autour de lui
afin de s'assurer que ce dernier avait disparu, je ne le vois
pas.» Puis il le laissa aller ; mais il était trop
tard : le jeune homme était en sûreté chez
Diogène, dans le quartier de la Suburra.
Pendant toute cette scène, le préfet, très
mortifié, ordonna à Catulus de faire jeter le
cadavre dans le Tibre. Mais un autre officier, enveloppé
d'un manteau, s'avança vers l'exécuteur et lui fit
un signe. Celui-ci comprit, et étendit la main pour
recevoir la bourse qu'on lui présentait.
«Au delà de la porte Capène, à la
villa de Lucine, une heure après le coucher du soleil,
dit Sébastien.
- Il sera fidèlement remis, répondit
Catulus.
- De quoi pensez-vous que cette pauvre fille est morte ? demanda un spectateur à son voisin en sortant du
tribunal.
- De frayeur, je crois, répondit-il.
- De modestie chrétienne», reprit un
étranger qui passait à côté
d'eux.
(1) Le chevalet
était à deux fins : il était en
lui-même un supplice et servait aussi à tenir
le corps bien étendu pendant l'application des
autres tortures ; une des plus fréquentes
était celle du feu. |
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(2) On lit
fréquemment dans les Vies des martyrs que la mort
fut accordée à leurs prières. Il en
fut ainsi pour sainte Praxède, sainte
Cécile, sainte Agathe, etc. |