La journée critique : première partie
Hmmes et peuples ont, dans leur vie, des jours critiques. Nous
n'entendons pas désigner ainsi les journées de
Marathon, de Cannes ou de Lépante, dont le
résultat, s'il eût été
différent, aurait gravement influencé
l'état social et politique du monde. Il est probable que
Christophe Colomb pourrait se reporter non seulement au jour,
mais à l'heure exacte où son énergie et sa
décision acquirent au monde tout ce qu'il lui a
donné et enseigné, et le placèrent
lui-même au nombre de ses plus signalés
bienfaiteurs. Chacun de nous, malgré son peu
d'importance, a eu aussi son jour critique, son jour de choix,
qui a décidé du sort de toute sa vie ; son jour
providentiel, qui a changé sa position et ses rapports
avec autrui ; son jour de grâce, où l'esprit a
vaincu la matière. De quelque manière que ce soit,
chaque âme, comme Jérusalem (1), a eu son jour.
A l'égard de Fabiola, tous les événements
n'ont-ils pas marché vers une crise ? L'empereur et
l'esclave, Fabius et son convive, les bons et les
méchants, les chrétiens et les païens, les
riches et les pauvres, la vie et la mort, la joie et la douleur,
la science et la simplicité, le silence et la
conversation, tous ces agents divers n'avaient-ils pas
contribué à entraîner son esprit par les
chemins opposés en maintenant néanmoins son
âme généreuse et noble, quoique
impétueuse et hautaine, dans une seule et unique
direction, de même que le souffle du vent et le gouvernail
ne luttent l'un contre l'autre que pour maintenir le vaisseau
dans la bonne voie ? Quel est celui qui dirigera ces forces
contraires ? Ce n'est point l'affaire de l'homme, ni de la
sagesse, ni de la philosophie. Nous venons de raconter les
événements du 20 janvier ; que le lecteur jette
les yeux sur un calendrier et regarde la date suivante : il
verra aussitôt que cette journée ne sera pas une
des moins importantes de notre récit.
Après l'audience, Fabiola se retira dans les
appartements d'Irène, où elle ne trouva que la
désolation et la tristesse. Elle partageait vivement la
douleur de ses amies ; mais elle sentait aussi la
différence des motifs qui l'inspiraient. Leur chagrin
indiquait moins le découragement ; une joie
secrète et voilée brillait à travers leurs
larmes ; parfois un rayon de soleil perçait les nuages
amoncelés sur leurs fronts. La douleur de Fabiola, au
contraire, était morne et sombre, lugubre et accablante,
comme si elle eût fait une perte irréparable. Elle
ne voulait plus poursuivre ses études sur le
christianisme, qui lui semblaient jusqu'alors si aimables et si
pleines d'intérêt ; le maître auprès
duquel elle aurait tant aimé s'instruire n'était
plus. Lorsque la foule se fut éloignée du palais,
elle prit un affectueux congé de la veuve et de ses
filles ; mais, sans qu'elle pût se l'expliquer, la jeune
païenne lui inspirait moins d'affection que sa soeur.
Fabiola rentra chez elle, s'assit dans une chambre solitaire et
s'efforça de lire. Elle prit les uns après les
autres tous ses ouvrages favoris sur la mort, le courage,
l'amitié et la vertu ; tous lui parurent fades, absurdes
et faux. Elle se plongea de plus en plus dans la plus noire
mélancolie, qui dura jusqu'à l'approche de la
nuit, lorsqu'elle en fut tirée par l'arrivée d'une
lettre qu'on plaça entre ses mains. Graia, l'esclave
grecque, se retira à l'extrémité de la
chambre, alarmée et stupéfaite de ce qu'elle vit.
A peine sa maîtresse eut-elle parcouru cette lettre,
qu'elle se leva vivement d'un air égaré, pressa
fortement ses tempes dans ses mains, comme dans un paroxysme de
douleur, et resta un instant dans cette position, les cheveux en
désordre, les yeux hagards, puis retomba lourdement sur
son siège avec un profond gémissement. Elle
demeura pendant quelques minutes les bras inertes, la lettre
toujours entre les mains, et presque sans connaissance.
«Qui donc a apporté cette lettre ? demanda-t-elle
ensuite d'un air plus tranquille.
- Un soldat, madame, répondit l'esclave.
- Priez-le de venir ici.»
Pendant qu'on transmettait ce message, elle tâcha de se
remettre et répara le désordre de sa chevelure. A
l'arrivée du soldat, elle lui demanda rapidement :
«D'où venez-vous ?
- Je suis de garde à la prison de Tullius.
- Qui vous a remis cette lettre ?
- La noble Agnès elle-même.
- Pour quel motif la noble enfant est-elle détenue ?
- Un nommé Fulvius l'accuse d'être
chrétienne.
- Est-ce là tout ?
- Oui, j'en suis sûr.
- Alors l'affaire sera bientôt arrangée. Je puis
prouver le contraire. Dites-lui que je viendrai bientôt la
voir, et prenez ceci pour votre peine.»
Le soldat s'éloigna, et Fabiola demeura seule. Lorsqu'il
fallait agir, son esprit retrouvait son énergie et sa
vigueur ; plus tard la tendresse de la femme reprenait
douloureusement tout son empire. Elle s'enveloppa soigneusement
d'un manteau, et se dirigea seule vers la prison ; on la
conduisit sans retard à la cellule séparée
qu'avait obtenue Agnès en considération de son
rang et des largesses de sa famille.
«Que veut dire tout ceci, Agnès ? demanda Fabiola
avec anxiété après avoir affectueusement
embrassé sa cousine.
- J'ai été arrêtée il y a quelques
heures et amenée ici.
- Comment Fulvius peut-il être assez insensé et
assez vil pour inventer contre vous une accusation que je
détruirai en moins de cinq minutes ? J'irai
moi-même trouver Tertullus, afin de mettre fin à
une pareille absurdité.
- Quelle absurdité, chère cousine ?
- Mais cette ridicule accusation d'être
chrétienne.
- Je suis chrétienne, grâce à Dieu ! »
répondit Agnès en faisant le signe de la
croix.
Cette déclaration ne frappa point Fabiola comme un coup
de foudre, ne l'irrita point, ne l'étonna ni ne
l'embarrassa. La mort de Sébastien avait adouci et amorti
l'ardeur de son esprit. Elle avait trouvé la foi en celui
qu'elle considérait comme le type de toutes les vertus
viriles ; elle n'était donc pas surprise de la retrouver
en celle qu'elle chérissait comme le plus parfait
modèle des vertus de son sexe. La vertu à la fois
simple et grande de cette enfant, son admirable innocence, son
inaltérable bonté inspiraient à Fabiola une
affection qui allait presque jusqu'à l'adoration. En
découvrant ces deux êtres incomparables, ces deux
plantes qui n'avaient pas surgi par hasard, mais étaient
sorties de la même semence, elle vit toutes ses
difficultés s'évanouir et tous ses
problèmes se résoudre. Elle baissa la tête
en signe de respect pour l'enfant, et lui demanda :
«Depuis combien de temps êtes-vous
chrétienne ?
- Depuis ma naissance, chère Fabiola ; j'ai sucé
la foi, comme nous disons, avec le lait de ma mère.
- Et pourquoi me l'avoir caché ?
- Parce que je voyais quels violents préjugés
vous nourrissiez contre nous, que vous nous détestiez
comme des gens qui se livrent aux plus ridicules superstitions
et commettent les infamies les plus odieuses. Je m'apercevais
que vous nous méprisiez, parce qu'il vous plaisait de
nous croire dépourvus d'intelligence, d'éducation,
de savoir et de bon sens. Vous ne vouliez pas entendre parler de
nous. Le nom de chrétien était la seule chose pour
laquelle votre cœur généreux ressentait de la
haine.
- C'est vrai, chère Agnès ; mais je crois que si
j'avais su que vous et Sébastien étiez
chrétiens, je n'eusse point gardé cette opinion.
Je n'aurais pu m'empêcher d'aimer ce que vous aimiez
vous-mêmes.
- Vous dites cela maintenant, Fabiola ; mais vous ignorez la
force des préjugés universellement
répandus, le poids des mensonges
répétés chaque jour. Combien de nobles
esprits et de hautes intelligences subissent cet esclavage,
ajoutent foi à toutes les faussetés dont on nous
accuse, et nous croient plus coupables que les plus grands
criminels !
- En vérité, Agnès, je serais bien
égoïste de disputer avec vous dans la position
où vous êtes. Sans doute vous allez contraindre
Fulvius à prouver que vous êtes
chrétienne.
- Oh ! non, chère Fabiola ; je l'ai déjà
confessé, et je suis prête à renouveler
cette confession demain matin.
- Demain ! dites-vous, demain matin ! s'écria la jeune
Romaine stupéfaite de tant de précipitation.
- Oui, demain. Afin d'éviter des
troubles à mon sujet (je crois pourtant que peu de
personnes s'occuperont de moi), mon interrogatoire aura lieu de
bonne heure, et mon sort sera promptement décidé.
Quelle bonne nouvelle, n'est-ce pas, chère Fabiola ? » dit Agnès avec ardeur en lui prenant les mains.
Et avec un de ses regards inspirés elle s'écria :
«Voici que j'aperçois déjà le but de
mes continuels désirs et que j'entre en possession de
l'objet de mes espérances. Je me sens par avance unie
dans le ciel à celui que j'ai aimé sur la terre du
plus ardent amour (2). Oh ! qu'il est beau, Fabiola ! combien il dépasse en
splendeur les anges qui l'entourent ! Que son sourire est plein
de bonté ! que ses regards sont tendres et aimables ! Et
cette douce et affectueuse Reine, toujours à ses
côtés, notre souveraine et notre maîtresse,
qui lui a donné tout son amour, avec quel air gracieux
elle me fait signe de venir la rejoindre ! Je viens! je viens ! ils sont partis, Fabiola, mais ils reviendront me chercher
demain de bonne heure ; de bonne heure, entendez-vous ? et pour
ne plus nous séparer.»
Fabiola sentit son cœur se gonfler et se
pénétrer comme d'un élément nouveau.
Elle n'en connaissait pas la nature ; mais il lui semblait que
ce n'était pas une simple émotion humaine. Jamais
le nom de la grâce n'avait frappé ses oreilles.
Agnès remarqua ce merveilleux changement de son
âme, et en remercia Dieu dans le fond de son cœur. Elle
pria sa cousine de venir la retrouver avant l'aurore, afin de
recevoir ses derniers adieux.
Au même instant, dans la maison du préfet, ce
fonctionnaire et son digne fils tenaient conseil ensemble. Le
lecteur fera bien d'écouter leur conversation, afin de
connaître leurs plans.
«Certainement, disait le magistrat, si la sorcière
avait raison en un sens, elle ne pouvait se tromper en l'autre.
Je puis affirmer, par expérience, que la puissance des
richesses est irrésistible.
- Et vous conviendrez aussi, après
l'énumération que nous venons d'en faire, que
parmi le nombre des aspirants à la main de Fabiola il
n'en est pas un seul qui ne puisse être appelé un
aspirant à sa fortune.
- Vous avez compris, mon cher Corvinus.
- Oui, jusqu'à un certain point ; mais il n'en sera pas
ainsi lorsque, avec ma personne, je mettrai à ses pieds
la grande fortune d'Agnès.
- Surtout si vous agissez de façon à
impressionner favorablement son caractère, que l'on dit
être généreux et hautain. Offrez-lui cette
opulence sans conditions, et présentez-vous ensuite. Vous
lui imposerez ainsi deux obligations : ou elle vous
agréera pour époux, ou elle vous abandonnera cette
fortune.
- Admirablement combiné, mon père. Je n'avais
jamais songé à cette seconde alternative.
Croyez-vous qu'il serait possible de s'assurer de cette fortune
autrement qu'en la faisant passer par ses mains ?
- C'est impossible. Fulvius, naturellement, réclamera sa
part ; il est très probable que l'empereur
déclarera son intention de tout garder pour lui, car il
déteste Fulvius. Mais si je propose un plan
évidemment plus raisonnable et plus juste, d'abandonner
ces biens aux parents les plus proches, dévoués
aux dieux de l'empire, comme l'est Fabiola, n'est-ce pas ? ...
- Certainement, mon père.
- Je crois qu'il l'adoptera, tandis qu'il n'y a aucune chance
qu'il m'en fasse un don gratuit. Une telle demande de la part
d'un juge le mettrait en fureur.
- Comment ferez-vous donc, mon père ?
- Je ferai préparer pendant la nuit un rescrit
impérial prêt à être signé.
Aussitôt après l'exécution je me rendrai au
palais et j'y exagérerai l'effervescence populaire qui
doit certainement la suivre, en rejetant tout sur Fulvius ; et
je prouverai à l'empereur qu'en accordant cette fortune
aux héritiers les plus proches, il augmentera grandement
par cette mesure son crédit et sa gloire. Maximien est
aussi rempli de vanité que cruel et rapace ; il faut donc
combattre un vice par un autre.
- Rien ne pourrait être mieux combiné, cher
père ; je vais me livrer au sommeil avec un esprit
tranquille. Demain sera l'époque critique de ma vie. Tout
mon avenir dépend de l'acceptation ou du refus de
Fabiola.
- Mon seul désir, ajouta Tertullus en se levant,
eût été d'avoir pu contempler cette
incomparable dame, afin de sonder les profondeurs de sa sagesse
avant que l'affaire soit définitivement conclue.
- Soyez sans inquiétude, mon père ; elle est
très digne d'être votre belle-fille. Oui, la
journée de demain est bien celle qui décidera de
mon sort.»
Corvinus lui-même pouvait avoir son jour critique :
pourquoi Fabiola ne l'aurait-elle pas aussi ?
Pendant ce conciliabule domestique, Fulvius et son aimable
oncle tenaient conseil de leur côté. Ce dernier,
rentrant tard, trouva son neveu assis solitairement chez lui et
plongé dans une morne tristesse. Il l'aborda en ces
termes :
«Eh bien, Fulvius, est-elle en sûreté ?
- Oui, mon oncle, autant qu'on peut l'être
derrière les barreaux et les murs ; mais son esprit est
aussi libre que jamais.
- Ne vous préoccupez pas de cela ; le tranchant du
poignard a bientôt raison de l'esprit. Son sort est-il
décidé ? Quelles seront les conséquences de
son jugement ?
- Si rien n'arrive, sa condamnation est inévitable ; son
exécution dépend du caprice de l'empereur.
J'éprouve de douloureux remords en sacrifiant une vie si
jeune pour un résultat incertain.
- Allons, Fulvius, dit sévèrement le vieillard,
aussi froid et aussi dur qu'un rocher trempé par le
brouillard du matin, pas de faiblesse dans cette affaire, je
vous en prie. Vous souvenez-vous quel jour c'est demain ?
- Oui, c'est le douzième avant les calendes de
février (21 janvier).
- Ce jour a toujours été pour vous un moment
critique. C'est à pareille date que, pour ravir les biens
d'une autre, vous avez commis...
- Taisez-vous, taisez-vous ! s'écria Fulvius d'un air de
désespoir ; pourquoi me rappeler sans cesse ce que je
voudrais tant oublier ?
- Par cette raison que vous finirez par vous oublier
vous-même, ce qui ne doit pas être. Je veux tuer
dans votre cœur les sentiments qui vous portent à suivre
les inspirations de votre conscience, de la vertu et de
l'honneur. C'est une folie d'épargner par compassion la
vie d'une personne qui forme un obstacle entre vous et la
fortune, après votre conduite envers celle que vous
savez.»
Fulvius se mordit les lèvres dans un accès de
rage silencieuse, et cacha dans ses mains son front rougissant.
Eurotas le fit tressaillir en lui disant : «Eh bien,
demain sera pour vous une autre journée critique et
probablement la dernière. Calculons de sang-froid ses
conséquences. Vous irez trouver l'empereur, et vous
réclamerez la part qui doit vous revenir dans les biens
confisqués. Supposons qu'on vous l'accorde.
- Je la vends aussi promptement que possible, je paye mes
dettes, et je me réfugie dans un pays où mon nom
n'aura jamais été prononcé.
- Supposons encore que vos droits soient méconnus.
- Impossible ! impossible ! s'écria Fulvius, que cette
pensée faisait horriblement souffrir ; c'est mon droit,
que j'ai assez durement gagné pour qu'on ne puisse m'en
priver.
- Doucement, mon jeune ami. Discutons
tranquillement l'affaire. Souvenez-vous de notre proverbe : de
l'étrier à la selle il y a place pour plus d'une
chute. Supposez seulement qu'on refuse de reconnaître vos
droits.
- Alors je suis un homme ruiné. Je n'ai plus aucun moyen
de rétablir ma fortune ici. La fuite est ma seule
ressource.
- Très bien ! et combien devez-vous à l'arcade de
Janus (3) ?
- Je dois environ deux cents sesterces (40,000 fr.) à ce
voleur de Juif éphraïm, en y comprenant le capital
et l'intérêt accumulé à cinquante
pour cent.
- Quelle garantie lui avez-vous donnée ?
- Mes espérances certaines sur l'héritage
d'Agnès.
- Et si vous êtes trompé dans votre attente,
croyez-vous qu'il vous laissera fuir ?
- Non, certainement, s'il vient à l'apprendre. Nous
devons donc être préparés dès
maintenant à toutes les éventualités, et
agir avec le plus grand secret.
- Laissez-moi ce soin, Fulvius. Vous voyez de quelle importance
sera pour vous la journée de demain, ou plutôt ce
jour-ci, car l'aurore ne va pas tarder à poindre. C'est
une question de vie ou de mort, et le moment le plus grave de
notre vie. Courage donc ! que votre fermeté soit
inébranlable, et que vos énergiques efforts
assurent le succès ! »
(1) Ah ! si tu
reconnaissais au moins en ce jour qui t'est encore
donné... (Luc, XIX, 42) |
|
(2) Ecce quod
concupivi jam video, quod speravi jam teneo ; ipsi sum
juncta in coelis, quem in terris posita tota devotione
dilexi. (Office de sainte Agnès.) |
|
(3) Presque
à l'entrée du Forum on remarquait plusieurs
arcades dédiées à Janus, ou
simplement appelées de son nom. C'est auprès
de cet endroit que se tenaient les usuriers et les
prêteurs sur gages. |