La journée critique : deuxième partie
Il ne fait pas jour encore, et nous parlons déjà
de sa seconde partie. Comment cela peut-il se faire ? Cher
lecteur, n'avez-vous pas célébré les
premières vêpres de cette glorieuse journée,
divisées comme elles le sont, entre Sébastien,
martyr d'hier, et Agnès, la victime d'aujourd'hui ? Ces
deux âmes bienheureuses ne les ont-elles pas
chantées dans une fraternelle union, la première
au ciel, où elle était parvenue le matin, et la
seconde au fond du cachot où on l'avait enfermée
le soir ? Glorieuse église du Christ, que ton
inaltérable unité est puissante ! elle
s'étend du ciel jusque dans les entrailles de la terre,
et dans tous les endroits où sont emprisonnées les
âmes des justes !
Fulvius quitta sa demeure, pour rafraîchir son sang et
son front brûlants au contact de l'air vif et piquant dle
la nuit. Il errait au hasard, sans but, et se rapprochait
insensiblement et malgré lui de la prison de Tullius.
Quel aimant secret attirait en cet endroit ce cœur sans
affection ? C'était un mélange de sentiments
bizarres, aussi amers que les ingrédients qui entrent
dans la coupe de l'empoisonneur : le remords rongeur, l'orgueil
humilié, l'avarice insatiable, la honte ignominieuse, et
cette frayeur inexprimable qui s'empare du criminel au moment
où il va consommer son forfait. Il est vrai qu'il avait
été rejeté avec mépris et vaincu par
une enfant dont la fortune lui était indispensable pour
le sauver de la misère et de la mort ; et cependant il
aimait mieux obtenir sa main que de voir tomber sa tête.
Un pareil meurtre lui semblait révoltant
d'atrocité, quoiqu'il fût absolument indispensable.
Il voulut donc lui donner encore une chance de salut.
Arrivé à la porte de la prison, il
prononça le mot d'ordre, qui lui avait été
communiqué, entra et fut conduit, selon son désir,
à la cellule de sa victime. Elle ne se leva pas
précipitamment pour s'enfuir dans un coin, comme un
oiseau effarouché par l'entrée d'un faucon dans sa
cage ; calme et intrépide, elle se tint debout devant
lui.
«Respectez-moi au moins ici, Fulvius, dit-elle avec
douceur. Je n'ai plus que quelques heures à vivre : ne
pourrai-je les passer en paix ?
- Madame, répondit-il, je suis venu afin de changer ces
quelques heures en de longues années, si vous y consentez ; au lieu de paix, je vous offre le bonheur.
- Si je comprends bien vos paroles, Fulvius, il me semble que
le moment est assez mal choisi pour de pareilles vanités.
C'est une cruelle moquerie de venir parler ainsi à une
personne que vous abandonnez à la mort.
- Détrompez-vous, noble dame ; votre sort est entre vos
mains, et la seule cause de votre mort est votre obstination. Je
viens encore une fois solliciter votre main et vous offrir la
vie. C'est votre dernière chance de salut.
- Ne vous ai-je pas déjà dit que j'étais
chrétienne, et que j'aimerais mille fois mieux mourir que
de trahir ma foi ?
- Je ne vous demande même plus cela. Les portes de la
prison s'ouvriront devant moi. Fuyons ensemble ; en dépit
des décrets impériaux, vous serez
chrétienne et vous vivrez.
- Je vous ai déjà dit que j'étais
fiancée à monseigneur et sauveur
Jésus-Christ, et que je veux lui garder une
fidélité éternelle.
- Folie que tout cela ! Persévérez jusqu'à demain dans ces
sentiments, et vous aurez à subir le sort ignominieux que
vous redoutez tant, et qui chassera pour toujours ces illusions
de votre esprit.
- Je ne crains rien avec le Christ. Sachez qu'un ange (1) veille toujours sur moi, qui
ne permettra pas que la servante de son maître souffre
aucun outrage. Cessez vos sollicitations injurieuses, et
laissez-moi jouir du dernier privilège des
condamnés, la solitude.»
Fulvius avait fini par perdre patience, et ne pouvait plus
retenir sa colère. Rejeté encore une fois, vaincu
par une enfant dont la tête allait tomber sous le
tranchant du glaive ! Une flamme ardente s'échappa du
foyer de mauvaises passions qui couvaient en lui. Tout le venin
de son cœur se concentra en une seule goutte, la haine. L'oeil
enflammé, le geste menaçant, il s'écria
:
«Malheureuse femme, encore une fois je vous offre les
moyens d'échapper à la destruction. Voulez-vous la
vie avec moi, ou la mort ?
- C'est la mort que je choisis pour elle, plutôt que la
vie avec un monstre tel que toi ! s'écria une voix
près de la porte.
- Elle l'aura, répondit Fulvius en fermant les poings et
en lançant un regard plein de colère à son
nouvel interlocuteur ; et toi aussi, si tu oses jeter encore ton
ombre malfaisante sur mon chemin.»
Pour la dernière fois, Fabiola était seule avec
Agnès. Pendant quelques minutes, elle avait
assisté, sans être vue, à cette lutte que,
si elle eût été chrétienne, elle
aurait appelée un combat entre un ange de lumière
et un esprit de ténèbres ; car la douce
Agnès ressemblait autant à un ange qu'il est
possible à une créature humaine. Pour se
préparer dignement à cette fête si proche de
ses noces avec l'Agneau sans tache, où elle allait signer
comme lui, avec son sang, la promesse d'un éternel amour,
elle avait jeté par-dessus ses vêtements de deuil
la robe nuptiale, d'une blancheur immaculée. Au milieu de
cette sombre prison, éclairée par une lampe
solitaire, elle paraissait environnée d'un éclat
éblouissant ; tandis que son tentateur, enveloppé
d'un manteau sombre, et se courbant vers la terre pour franchir
la porte basse du cachot, semblait un noir démon se
précipitant, après une honteuse défaite,
dans les abimes de l'enfer.
Fabiola contempla ensuite le visage
d'Agnès, qui ne lui avait jamais paru si beau. On n'y
remarquait aucune trace d'emportement, de crainte ni
d'anxiété ; l'agitation ou la frayeur ne l'avaient
pas tour à tour empourpré ou pâli. Ses doux
et intelligents regards brillaient à peine d'un
éclat plus vif ; son sourire était aussi
tranquille et aussi gai que d'habitude, pendant qu'elles
conversaient ensemble. Son maintien et son expression
étaient si nobles et si imposants, que Fabiola les
eût volontiers comparés à cette
majesté et à cette atmosphère d'ambroisie
auxquelles on reconnaissait sur la terre (2) dans la mythologie
poétique, les êtres appartenant à une
sphère supérieure. Ce n'était pas de
l'inspiration, car on n'y voyait aucune trace de passion, mais
une expression, un caractère particulier, un reflet, pour
ainsi dire, qui paraissait au dehors, de la beauté et de
l'élévation de son âme. L'amour de Fabiola
pour sa cousine prit alors un caractère plus
élevé : ce fut plutôt du respect.
Agnès prit les mains de Fabiola dans les siennes, les
croisa tranquillement sur son sein, et, fixant sur elle ses yeux
remplis de la plus vive tendresse, elle dit :
«J'ai une requête à vous adresser avant de
mourir. Vous ne m'avez jamais rien refusé jusqu'à
présent : je suis sûre que vous m'entendrez
aujourd'hui.
- Comment pouvez-vous parler ainsi, Agnès ? Ne me
suppliez pas, commandez-moi.
- Eh bien ! promettez-moi que vous allez étudier sans
retard les doctrines du christianisme. Je sais que vous les
embrasserez ; et alors vous ne serez plus ce que vous êtes
maintenant.
- Que suis-je donc ?
- Environnée de ténèbres, Fabiola, de
profondes ténèbres. Lorsque je vous
considère en ce moment, je distingue en vous une noble
intelligence, des dispositions généreuses, un
cœur aimant, un esprit cultivé, des sentiments
élevés et une vie vertueuse. Que peut-on
désirer de plus dans une femme ? Néanmoins,
au-dessus de tous ces dons magnifiques, mes yeux
aperçoivent un nuage épais, l'ombre de la mort.
Chassez-le, et la lumière vous pénétrera de
ses rayons.
- Je le sens, chère Agnès, je le sens. Ici,
devant vous, il me semble que je suis un point
ténébreux, en présence de la lumière
qui vous environne. Si j'embrasse le chistiartisme, comment
pourrais-je marcher sur vos traces ?
- Il faut passer, Fabiola, à travers le torrent qui nous
sépare (la jeune Romaine tressaillit, se souvenant de son
rêve). Les eaux rafraichissantes couleront sur votre
corps, et l'huile vivifiera votre chair. Votre âme
deviendra aussi blanche que la neige, et votre cœur aussi
tendre que celui d'un enfant. Vous sortirez de ce bain
transformée dans tout votre être, et vous
renaîtrez à une vie nouvelle et immortelle.
- Perdrai-je aussi tous les dons que vous estimiez en moi ? demanda Fabiola découragée.
- Vous n'ignorez pas, répondit la martyre, que le
jardinier choisit une plante robuste et vigoureuse pour y
greffer l'imperceptible bourgeon d'une autre plante plus
délicate ; les fleurs et les fruits de celle-ci
appartiennent à la première, et ne lui
enlèvent rien de la grâce, de la beauté et
de la vigueur qu'elle avait auparavant. De même la
nouvelle vie que vous recevrez ennoblira, épurera,
sanctifiera (vous pouvez à peine comprendre ce mot) les
dons précieux que vous tenez déjà de la
nature et de l'éducation. Que vous serez une grande
chrétienne, Fabiola !
- Dans quel monde inconnu vous me conduisez, chère
Agnès ! Oh ! pourquoi me laissez-vous sur le seuil ?
- Ecoutez, s'écria Agnès dans une extase de joie,
les voilà, les voilà ! Entendez-vous le pas
cadencé des soldats qui résonne dans la galerie ? Ce sont les amis de l'époux qui viennent me chercher. Je
vois dans les cieux, sur les nuages brillants qui se
lèvent avec l'aurore, les compagnons de l'Epoux qui me
font signe de les rejoindre. Oui, ma lampe est prête, je
me lèverai et j'irai au-devant de l'époux. Adieu,
Fabiola, ne pleurez pas sur mon sort. Oh ! que ne puis-je vous
faire comprendre, comme je le ressens moi-même, le bonheur
de mourir pour le Christ ! Et maintenant je vous dirai une
parole que jamais je ne vous avais adressée auparavant :
«Que Dieu vous bénisse ! » Puis elle
traça le signe de la croix sur le front de Fabiola. La
jeune patricienne serra convulsivement Agnès sur son
sein, et celle-ci lui rendit son étreinte avec calme et
tendresse : ce fut la dernière marque d'affection
qu'elles se donnèrent ici-bas. La première rentra
chez elle le cœur animé d'un nouveau et
généreux dessein ; la seconde s'abandonna aux
mains des soldats, honteux d'avoir à remplir une pareille
mission.
Nous jetterons un voile sur la
première partie des souffrances de la jeune martyre,
quoique les anciens Pères et les offices de
l'église aient insisté sur ce détail, qui
lui a mérité une double couronne (3). Disons seulement que son ange
gardien la préserva de tout danger (4), et que la seule
présence d'une si innocente victime transforma un repaire
infâme en un sacré et glorieux sanctuaire (5). Il était encore de
très bonne heure lorsqu'elle parut pour la seconde fois
au pied du tribunal du préfet, en plein Forum, aussi
calme, aussi pure qu'auparavant, sans que la honte eût
fait rougir son visage souriant, ou qu'une crainte douloureuse
eût agité son cœur. Ses longs cheveux
détachés, symbole de la virginité,
ondulaient en flots d'or sur ses vêtements, aussi blancs
que la neige (6). La
matinée était délicieuse. Un temps
magnifique favorise presque toujours cet anniversaire ; c'est ce
que n'oublient jamais ceux qui, pour le célébrer,
franchissant la porte Nomentane, maintenant Porta Pia, se
rendent à l'église érigée sous le
vocable de notre vierge martyre, et vont assister à la
bénédiction des deux agneaux dont la laine sert
à tisser le pallium que le pape envoie aux
archevêques de sa communion.
L'amandier est déjà tout blanc, non de
gelée, mais de fleurs ; on écarte la terre au pied
des vignes : le printemps semble caché dans tous les
bourgeons gonflés de sève, qui n'attendent que le
premier souffle de la brise du midi pour éclater et
s'épanouir
(7).
L'air était pur, le ciel sans nuages ; les rayons
déjà puissants du soleil répandaient cette
douce chaleur, qui adoucit la fraîcheur de
l'atmosphère sans la rendre accablante. Enfin c'est le
temps particulier à la fête de sainte Agnès,
et dont nous avons souvent joui en compagnie de milliers de
pèlerins qui s'en vont visiter sa chasse.
Le juge était assis au milieu du Forum ; une foule assez
compacte entourait cet endroit redoutable que les
chrétiens avaient seuls le courage de franchir. Parmi les
spectateurs, deux surtout attiraient tous les regards ; ils se
tenaient en face l'un de l'autre à chaque
extrémité du demi-cercle formé par
l'assistance. Le premier était un jeune homme,
enveloppé dans sa toge, un chapeau rabattu sur les yeux,
de façon à cacher ses traits. L'autre était
une dame à tournure aristocratique, et d'une taille
élégante, qu'on ne s'attendait pas à
trouver en pareille société. Soigneusement
voilée des pieds à la tête, comme cette
belle statue antique que les artistes appellent la Modestie
(Pudicitia), elle avait roulé autour d'elle une
écharpe ou manteau indien, orné des plus riches
broderies de pourpre et d'or, véritable vêtement
impérial, non moins déplacé qu'elle en cet
endroit. Elle était accompagnée d'une esclave de
la classe supérieure, aussi soigneusement voilée
que sa maîtresse. Cette dame semblait en proie à
quelque vive préoccupation, et demeurait immobile,
accoudée sur un pilier de marbre.
Agnès fut introduite par ses gardes dans l'espace
resté vide, et se tint intrépidement debout, en
face du tribunal. Ses pensées semblaient bien loin de la
scène qui se passait sous ses yeux ; elle ne remarqua pas
ces deux mystérieux personnages qui jusqu'alors avaient
attiré l'attention générale.
«Pourquoi n'est-elle pas enchaînée ? demanda
le juge irrité.
- Elle n'en a pas besoin ; elle est si obéissante,
répondit Catulus, et si jeune !
- Mais elle est aussi obstinée que les plus
âgés. Mettez-lui les menottes à
l'instant.»
L'exécuteur chercha parmi un grand
nombre de ces joyaux de la prison, ainsi que les
chrétiens les appelaient, et finit par choisir les plus
petites et les plus légères qu'il pût
trouver, et les fixa autour de ses poignets. Agnès secoua
ses mains en souriant, et elles tombèrent bruyamment
à ses pieds, comme la vipère qui avait mordu saint
Paul (8). «Ce sont
les plus étroites que nous ayons ici, seigneur,
répondit le bourreau d'une voix émue ; une enfant
si jeune devrait porter d'autres bracelets.
- Silence, Catulus», reprit le juge
exaspéré ; puis, se tournant vers la martyre, il
lui dit d'un ton radouci :
«Agnès, j'ai pitié de votre jeunesse, de
votre famille et de la mauvaise éducation que vous avez
reçue. Si cela est possible, je désire vous sauver
la vie. Renoncez aux fausses et pernicieuses maximes du
christianisme, obéissez aux décrets
impériaux et sacrifiez aux dieux.
- Il est inutile, répondit-elle, de me tenter plus
longtemps. Ma résolution est inébranlable. Je
méprise vos divinités trompeuses ; car je ne dois
aimer et servir que le seul Dieu vivant. «O Maître
éternel, ouvrez toutes grandes les portes du ciel, dont
les hommes ont été si longtemps exclus ! Bienheureux Christ, recevez une âme qui soupire
après vous, une victime qui vous a d'abord
consacré sa virginité, et qui s'immole maintenant,
par le martyre, à l'honneur de votre Père (9) ! »
- Je perds mon temps, je le vois bien, dit le préfet
avec impatience, en remarquant quelque signe de pitié
parmi la foule. Secrétaire, enregistrez la sentence. Je
condamne Agnès, pour son mépris des ordres de
l'empereur, à périr par
l'épée.
- Sur quelle route et à quelle borne milliaire le
jugement sera-t-il exécuté (10) ? demanda le bourreau.
- Qu'on l'exécute sur-le-champ», fut la
réponse.
Agnès leva un instant les mains et les yeux au
ciel, et s'agenouilla tranquillement. Elle ramena
elle-même ses beaux cheveux au-dessus de sa
tête, et présenta son cou au tranchant du
glaive (11). Il
y eut ensuite un moment de silence ; car le bourreau,
tremblant d'émotion, n'avait pas la force de
brandir son arme
(12). Cette douce enfant agenouillée,
vêtue de sa robe immaculée, la tête
penchée en avant, les bras modestement
croisés sur la poitrine, et ses cheveux aux
reflets d'or pendant jusqu'à terre et cachant
son visage, ne ressemblait-elle pas à une plante
rare dont la tige délicate, aussi blanche qu'un
lis, se courberait accablée par le poids d'une
riche moisson ? |
|
«Seigneur, dit-elle d'une voix claire et nette, mais
pleine d'émotion, accordez-moi une faveur. Ne permettez
pas que les mains rudes de vos serviteurs touchent et profanent
encore les restes sacrés de celle que j'aimais le plus au
monde. Qu'il me soit permis de les transporter au
sépulcre de ses pères ; car elle était
noble autant que bonne.»
Tertullus était visiblement irrité :
«Madame, répondit-il, qui que vous soyez, je ne
puis consentir à votre demande. Catulus, faites en sorte
que le corps soit jeté dans le Tibre, selon l'usage, ou
livré aux flammes.
- Je vous en conjure, seigneur, au nom de tous les droits que
peut avoir sur vous la vertu d'une femme, par les larmes que
vous avez fait répandre à votre mère, par
toutes les consolations qu'une soeur vous aura prodiguées
durant la maladie ou dans l'infortune ; au nom de la tendresse
de ces êtres chéris, exaucez mon humble
prière. Ce soir, lorsque vous rentrerez dans votre
demeure, si vos filles se pressent sur le seuil pour baiser
votre main encore souillée du sang de cette victime,
à laquelle vous pourriez être fier de les voir
ressembler, puissiez-vous leur dire alors que vous avez rendu
à la pudeur virginale l'humble hommage que je viens
réclamer en son nom.»
La sympathie paraissait si générale dans
l'auditoire, que Tertullus, désireux d'en affaiblir
l'effet, lui demanda brusquement :
«Vous aussi, seriez-vous chrétienne ? »
Elle hésita un instant avant de répondre ; puis
elle reprit : «Non, seigneur, je ne le suis pas ; mais je
dois vous avouer que si quelque chose pouvait me décider
à le devenir, ce serait le spectacle auquel je viens
d'assister.
- Que voulez-vous dire ?
- Ceci. Je déplore que, pour sauver la religion de
l'empire, vous ayez cru nécessaire de sacrifier une
existence aussi pure que celle d'Agnès (ses larmes
étouffèrent sa voix pendant un instant), tandis
qu'il est permis à des monstres qui déhonorent
l'humanité de vivre et de réussir dans le monde.
Ah ! seigneur, vous ne connaissiez pas celle que vous avez
condamnée à périr aujourd'hui ! C'était l'être le plus innocent, le plus doux et le
plus saint de la terre, la fleur de son sexe, malgré son
âge si tendre. Elle respirerait encore, si elle n'avait
repoussé avec dégoût l'offre qu'un vil
aventurier lui faisait de sa main, la poursuivant de ses
propositions outrageantes jusque dans sa villa, jusque dans le
sanctuaire de la demeure paternelle, et jusque dans sa
dernière retraite au fond de son cachot. Elle en mourut,
car elle ne voulait pas enrichir ni ennoblir par son alliance
cet espion d'Asie.»
Elle désignait avec une froide ironie Fulvius, qui
bondit à ces paroles et s'écria avec rage :
«Elle ment, seigneur ; c'est une indigne calomnie :
Agnès s'est ouvertement déclarée
chrétienne.
- Permettez-moi, seigneur, répondit la dame avec une
dignité calme, d'achever mon accusation ; vous pourrez
lire sur sa figure la preuve de ce que j'avance. Ce matin, de
bonne heure, Fulvius, n'êtes-vous pas allé la
trouver, cette douce enfant, dans sa prison ? ne lui avez-vous
pas dit positivement (car je vous entendais à votre insu)
que si elle voulait accepter votre main, non seulement vous
sauveriez sa vie, mais encore qu'en dépit des ordres de
l'empereur vous lui garantiriez la liberté de rester
chrétienne ? »
Fulvius, d'une pâleur mortelle, demeura immobile,
immobile comme s'il eût été touché au
cœur ou frappé de la foudre. Il ressemblait à un
homme qui attend non une sentence de mort, mais sa condamnation
à un éternel pilori d'infamie. Le juge lui dit
alors :
«Fulvius, vos regards confirment cette grave accusation.
Je pourrais sur-le-champ prononcer contre vous la peine
capitale. Suivez mon conseil, éloignez-vous d'ici pour
n'y plus reparaître. Fuyez, cachez-vous, afin de vous
soustraire, après un pareil crime, à l'indignation
des honnêtes gens et à la vengeance des dieux ; qu'on ne vous revoie jamais sur ce Forum ou dans aucun autre
lieu. S'il plaît à cette dame, je recueillerai sa
déposition contre vous. - Madame, demanda-t-il ensuite
avec respect, pourrai-je avoir l'honneur de connaître
votre nom ?
- Fabiola», y répondit-elle.
Le juge devint immédiatement fort gracieux ; car il
voyait devant lui celle qu'il espérait avoir pour
belle-fille. «J'ai souvent entendu parler de vous, madame,
ajouta-t-il, de vos grands talents et de votre haute vertu. En
outre, je sais que vous êtes alliée de très
près à cette victime de la trahison ; vous avez
donc le droit de réclamer ses restes. Ils sont à
votre disposition.» Le commencement de ce discours avait
été interrompu par les sifflets et les
huées qui accompagnèrent le départ de
Fulvius, blême de honte, de terreur et de rage.
Fabiola remercia gracieusement le préfet, et fit un
signe à Syra, qui l'accompagnait ; celle-ci transmit cet
ordre à une autre personne, et quatre esclaves
s'avancèrent avec une litière de femme. La jeune
patricienne ne permit qu'à sa servante de lui aider
à recueillir les reliques de la martyre, à les
placer sur la litière et à les recouvrir de la
précieuse étoffe. «Portez ce trésor
à sa demeure», dit-elle. Et, accompagnée de
Syra, elle suivit ce convoi funèbre. Une petite fille
tout en pleurs vint lui demander si elle pouvait se joindre
à elle.
«Qui es-tu ? lui demanda Fabiola.
- Je suis la pauvre émérentienne, sa soeur de
lait», répondit l'enfant.
Fabiola la prit avec bonté par la main.
A peine le corps avait-il été enlevé,
qu'une foule de chrétiens, hommes, femmes, enfants, se
précipitèrent avec des éponges et des
linges pour essuyer le sang. Ce fut en vain que les gardes
s'efforcèrent de les chasser à coups de fouet,
à coups de bâton et même à coups
d'épée, de façon que plusieurs
mêlèrent leur sang à celui de la jeune
martyre. Lorsqu'un souverain, à son couronnement ou
à son entrée dans sa capitale, jette des
poignées d'or et d'argent parmi la foule, il n'excite pas
plus d'ardeur à les ramasser que n'en montraient les
chrétiens pour recueillir le sang vermeil qui avait
jailli, pour l'amour de Dieu, du cœur des martyrs. A leurs
yeux, ce trésor était d'un plus grand prix que
toutes les richesses et les prières du monde. Mais tous
respectèrent les droits sacrés de l'un d'entre eux ; le diacre Reparatus s'avança, au péril de sa
vie, une fiole à la main, afin d'y renfermer le sang
d'Agnès, qui devait être fixé sur sa tombe
comme un sceau indélébile et un glorieux
témoignage de son martyre.
(1) Meum enim
habeo custodem corporis mei, angelum Domini.
(Bréviaire) |
|
(2) Incessu
patuit dea. |
|
(3) Duplex est
corona prestita martyri. (Prudentius) |
|
(4) Ingressa
Agnes turpitudinis locum, angelum Domini praeparatum
invenit. (Bréviaire) |
|
(5) C'est
l'église Sainte-Agnès, sur la place Navone,
une des plus belles de Rome. Cui posse soli Cunctipotens dedit Castum vel ipsum reddere fornicem ......... Nil non pudicum est, quod pia visere Dignaris, almo vel pede tangere. (Prudentius) |
|
(6) «Non
intorto crine caput comptum.» Ses cheveux
n'étaient pas ornés de tresses. (St
Ambroise, Lib. I de Virgin, II - Voyez le portrait
de sainte Eulalie, par Prudence, Peri Stef, III,
31) |
|
(7) Solvitur
acris hiems, grata vice veris et Favoni.
(Horace) |
|
(8) Saint Ambroise, ubi
supra. |
|
(9) Aeterne
rector, divide januas Coeli, obseratas terrigenis prius, Ac te sequentem, Christe, animam vota, Cum virginalem, tum Patris hostiam. (Prudentius, Peri Stef, 14) |
|
(10) On
décapitait ordinairement hors des portes de la
ville, à la seconde, à la troisième
ou à la quatrième borne milliaire.
D'après Prudence et d'autres auteurs, il est clair
que sainte Agnès fut exécutée
à l'endroit même où elle subit son
jugement. |
|
(11) Prudentius. |
|
(12) St
Ambroise |
|
(13) Prudence
rapporte que le corps de sainte Eulalie, couché au
milieu du Forum, fut subitement recouvert de flocons de
neige. |