Délibérations
La persécution, depuis quelque temps, ravageait les
provinces d'Orient, sous les empereurs Dioclétien et
Galérius, et Maximien venait de recevoir le décret
qui allait la faire naître en Occident. Cette fois-ci on
était bien résolu non pas seulement à
réprimer, mais à exterminer le christianisme.
Personne ne devait échapper ; les chefs de la religion
seraient frappés d'abord, puis les rangs
inférieurs sommairement massacrés. Pour cela il
fallait concerter les mesures nécessaires, afin que tous
les engins variés de destruction pussent accomplir leur
oeuvre avec un impitoyable accord, que tout le monde fût
prêt à seconder ce gigantesque effort, et que
l'éclat d'un ordre impérial augmentât la
terreur de ce coup terrible, qui devait anéantir le nom
chrétien.
Pour arriver à ce but, l'empereur, malgré son
impatience de se plonger dans le sang, cédait aux avis de
ses conseillers, qui voulaient tenir l'édit secret afin
de pouvoir le promulguer en même temps dans les provinces
d'Occident. Les foudres de sa vengeance, mystérieusement
retenues d'une main puissante, devaient produire un effet plus
désastreux, en tombant à l'improviste sur les
pauvres victimes, qu'elles enseveliraient sous des monceaux de
ruines.
Ce fut pendant le mois de novembre que Maximien Hercule
réunit un conseil afin d'arrêter ses plans
d'une manière définitive. Il y appela les
premiers officiers de la cour et de l'état. Un
des principaux, le préfet de la cité,
avait amené avec lui son fils Corvinus, pour
lequel il sollicitait le titre de capitaine d'une
troupe de «poursuivants» armés,
choisis pour leur férocité et leur haine
pour les chrétiens, qu'ils devaient traquer et
massacrer sans pitié. Les préfets ou
gouverneurs de la Sicile, de l'Espagne et des Gaules,
étaient présents, afin de recevoir des
ordres. En outre, on avait invité quelques
savants, des philosophes, des orateurs et parmi ces
derniers notre vieille connaissance Calpurnius.
Beaucoup de prêtres, venus de différentes
parties de l'empire, pour réclamer un
redoublement de persécutions, reçurent
l'ordre d'être présents. |
Maximien Hercule
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Nous avons déjà dit que la résidence
habituelle des empereurs était le mont Palatin. Il y en
avait une autre cependant qu'ils aimaient beaucoup, et qui
était particulièrement agréable à
Maximien Hercule. Sous le règne de Néron,
l'opulent sénateur Plautius Lateranus fut accusé
de conspiration et mis à mort : son immense fortune fut
confisquée par l'empereur, ainsi que son palais, d'une
grandeur et d'une magnificence extraordinaire, décrit par
Juvénal et par d'autres écrivains. Sa situation
sur le mont Coelius, à la limite méridionale de la
cité, était délicieuse, et permettait
d'embrasser une vue ravissante et unique aux environs de Rome.
L'oeil émerveillé voyait s'étendre à
perte de vue la campagne romaine, coupée par
d'énormes aqueducs, couverte de voies bordées de
tombeaux de marbre, et parsemée de villas
étincelantes au milieu des lauriers et des cyprès.
Le soir, Alba et Tusculum, «avec leurs filles»,
selon l'expression orientale, apparaissaient mollement
étendues sur le flanc des collines, empourprées
par le soleil couchant : à gauche, les montagnes
pierreuses de la Sabine, et à droite, l'immensité
de la mer encadraient noblement ce merveilleux tableau.
Il faudrait attribuer à Maximien une qualité
qu'il n'avait pas pour affirmer que l'amour du beau était
la seule raison de sa préférence pour une demeure
si bien située. La splendeur de ce palais, qu'il avait
encore surchargé d'ornements, ou peut-être la
facilité de s'éloigner de la ville pour chasser
l'ours et le loup, pouvaient suffisamment, l'expliquer.
Véritable barbare né à Sirmium, en
Esclavonie, d'une basse extraction, soldat de fortune sans
aucune éducation, et doué seulement d'une force
brutale qui justifiait parfaitement son surnom d'Hercule.
Maximien avait été élevé à la
pourpre impériale par son frère Dioclès,
non moins barbare que lui, et connu dans l'histoire sous le nom
de Dioclétien ; à son exemple, cupide
jusqu'à la bassesse, et prodigue jusqu'à la
sottise, livré aux mêmes vices bas et criminels
qu'une plume chrétienne ne saurait décrire,
incapable de commander à ses passions, dépourvu de
tout sentiment de justice et d'humanité, ce monstre
n'avait jamais cessé d'opprimer, de persécuter et
de massacrer tous ceux qui lui faisaient obstacle. Maximien se
réjouissait de l'approche de la persécution, comme
un gourmand, devant une table somptueuse, se réjouit de
pouvoir se dédommager, par un excès plus grand, de
la monotonie de ceux qu'il commet tous les jours. Ce dernier des
tyrans de Rome, d'une taille gigantesque, portant sur les traits
de son visage l'empreinte bien connue de sa race, aux cheveux et
à la barbe plutôt jaunes que roux et aussi rudes
que des brins de paille, aux regards inquiets et toujours
agités par le soupçon, la volupté et la
cruauté, effrayait tous ceux qui le regardaient,
excepté les chrétiens. Est-il étonnant
qu'il détestât leur race et jusqu'à leur nom ?
Ce fut dans la vaste basilique ou salle du palais de Latran
(Aedes Lateranae) que Maximien réunit son conseil,
composé d'éléments si confus, et auquel la
discrétion était imposée sous peine de
mort. L'empereur s'assit sur un trône d'ivoire richement
orné, placé au milieu de l'abside semi-circulaire
de l'extrémité de la salle ; devant lui se
rangèrent ses obséquieux et tremblants
conseillers. Une troupe d'élite gardait l'entrée.
Sébastien, l'officier qui la commandait,
négligemment appuyé contre la porte, à
l'intérieur, ne perdait pas un mot de tout ce qui se
disait.
Maximien Hercule ne se doutait
pas que la salle où il était assis, et qu'il donna
plus tard à Constantin, avec le palais adjacent, comme
une partie de la dot de sa fille Fausta, serait
cédée par son gendre au chef de cette religion
qu'il cherchait à détruire, et que, gardant son
nom de basilique de Latran, elle deviendrait cathédrale
de Rome, «mère et maîtresse de toutes les
églises de la cité et du monde» (1). Il était loin de songer
qu'à l'endroit même où était
placé son trône, s'élèverait une
chaire occupée par une race impérissable de
souverains spirituels et temporels dont les commandements
seraient exécutés jusqu'en des contrées
inconnues à la domination romaine.
Par respect pour la religion, les prêtres eurent les
premiers la parole ; chacun d'eux avait son mot à dire.
Ici une rivière avait débordé en ravageant
les prairies environnantes ; là un tremblement de terre
avait détruit la plus grande partie d'une ville. Sur les
frontières du Nord les barbares menaçaient d'une
invasion ; au Midi la peste décimait une population qui
se faisait remarquer par sa piété envers les
dieux. Partout les oracles avaient déclaré que
tous ces malheurs étaient une preuve de la colère
des dieux irrités de la tolérance accordée
aux chrétiens, dont les maléfices
désolaient l'empire. Bien plus, quelques oracles avaient
affligé leurs prêtresses en déclarant sans
détour qu'ils n'ouvriraient plus la bouche tant qu'on
n'exterminerait pas les odieux Nazaréens ; le grand
oracle de Delphes n'avait pas craint de dire que le «Juste
ne permettait pas aux dieux de parler».
Les philosophes et les orateurs vinrent ensuite qui
prononcèrent tour à tour d'interminables
harangues, pendant lesquelles Maximien donna des signes non
équivoques d'ennui. Mais comme les empereurs d'Orient
avaient tenu une réunion semblable, il crut de son devoir
de la supporter jusqu'au bout. Les mêmes calomnies furent
répétées pour la dix-millième fois,
aux applaudissements de l'assemblée ; on rappela le
meurtre des enfants qui devaient être mangés dans
les assemblées chrétiennes, tous les crimes
affreux qu'ils commettaient, le culte des martyrs, l'adoration
d'une tête d'âne ; on les accusa enfin, sans
beaucoup de logique, d'être incrédules et de ne
point reconnaitre de Dieu. Toutes ces histoires passaient pour
véritables, quoique ceux qui les racontaient
n'ignorassent pas que ce n'étaient que de bonnes
inventions païennes, très utiles pour entretenir
l'horreur du christianisme.
A la fin un homme se leva, qui passait pour être
très versé dans les doctrines de l'ennemi et
très habile à déjouer sa dangereuse
tactique. On disait qu'il avait étudié dans les
livres mêmes des chrétiens et que sa vigoureuse
réfutation porterait un coup mortel à leurs
erreurs. Son autorité était si grande parmi ses
partisans, que s'il eût attribué aux
chrétiens quelques monstrueuses croyances, le grand
prêtre en personne venant démentir une assertion de
Calpurnius aurait été en butte à toutes les
moqueries.
Il se lança dans une
voie tout opposée, et l'érudition qu'il
déploya fit l'étonnement de ses frères en
sophismes. «Il ne s'était pas contenté,
disait-il, de lire tous les livres originaux des
chrétiens, mais encore les ouvrages des Juifs, leurs
ancêtres ; ceux-ci, étant venus en égypte
pour éviter la famine à laquelle leur pays
était en proie, achetèrent tout le blé,
grâce à l'habileté de Joseph, leur chef, et
l'envoyèrent chez eux. Ptolémée les fit
emprisonner, en leur disant que, puisqu'ils avaient mangé
tout le grain, ils se nourriraient de la paille qui leur servait
à faire des briques
(2) pour la construction d'une grande ville.
Démétrius de Phalère, les ayant entendus
raconter un grand nombre de curieuses histoires au sujet de
leurs ancêtres, enferma dans une tour Moïse et Aaron,
les plus savants d'entre eux, après leur avoir
coupé la moitié de la barbe, jusqu'à ce
qu'ils eussent traduit en grec toutes leurs annales. Calpurnius
avait lu ces livres curieux, dont il se contenterait de donner
quelques extraits. Cette race faisait la guerre aux rois et aux
peuples qu'elle rencontrait sur son chemin et les exterminait.
S'ils prenaient une ville, les juifs avaient pour principe d'en
passer tous les habitants au fil de l'épée. Cette
conduite leur était inspirée par l'ambition de
leurs prêtres ; car, lorsqu'un certain roi Saül,
aussi appelé Paul, s'empara du pauvre monarque
nommé Agag, ce furent les prêtres qui
ordonnèrent son massacre. Maintenant encore,
continua-t-il, ces chrétiens sont sous la domination de
ces prêtres ; guidés par eux, ils seraient
prêts à renverser l'empire romain, et à nous
brûler tous sur le forum ; bien plus, ils oseraient porter
une main sacrilège sur la personne
vénérable et sacrée de nos divins
empereurs.»
A ces paroles un frisson d'horreur agita l'assemblée ; elle se calma bientôt en voyant Maximien se disposer
à parler.
«Quant à moi, dit-il, j'ai de plus graves motifs
pour détester ces chrétiens. Ils ont osé
établir au cœur de l'empire, à Rome même,
le chef suprême de leur religion : ce pontife, inconnu
auparavant, est indépendant de l'état, dont il
balance l'influence sur les esprits. Autrefois l'empereur
représentait la plus haute autorité religieuse et
civile ; aussi porte-t-il encore le titre de pontifex
maximus. En reconnaissant deux pouvoirs distincts, ces
chrétiens ont affaibli leur patriotisme. Cette usurpation
de ma puissance par les prêtres m'est odieuse, j'aimerais
mieux voir un rival me disputer mon trône que d'entendre
parler de l'élection d'un de ces pontifes à
Rome» (3).
Ce discours, prononcé d'une voix rude et discordante et
avec un accent barbare et vulgaire, fut couvert
d'applaudissements ; on prit aussitôt des mesures pour la
publication de l'édit dans les provinces de l'Occident,
et pour l'exécution rigoureuse des ordres sanguinaires
qu'il contenait.
L'empereur, se retournant tout à coup vers Tertullus,
lui dit : «Préfet, ne m'avez-vous pas dit que vous
aviez à me proposer quelqu'un capable de surveiller tout
cela et de traiter sans pitié ces misérables
traîtres ?
- Seigneur, le voici, c'est mon fils Corvinus.» Et
Tertullus présenta le jeune candidat, qui fléchit
les genoux au pied du trône de ce tyran farouche. Maximien
le considéra attentivement, et, poussant un hideux
éclat de rire, il s'écria : «Sur ma parole,
je crois qu'il fera l'affaire. Je ne me doutais pas,
préfet, que vous eussiez une si laide progéniture.
C'est tout à fait ce qu'il nous faut ; car on peut lire
sur le visage de votre fils toutes les qualités d'un
parfait coquin.»
Puis, se tournant vers Corvinus, devenu pourpre de rage, de
terreur et de honte, il lui dit : «Fais attention,
drôle, de ne pas gâter ta besogne ; point de
boucherie ni de massacres, point de bévues. Je paye bien
quand on me sert bien, et je règle promptement les
comptes de ceux qui me servent mal. Va maintenant, et
souviens-toi que ton dos me répondra des petites fautes,
et ta tête des grandes : les faisceaux des licteurs
contiennent des haches aussi bien que des verges.»
L'empereur se levait pour s'éloigner, lorsque ses yeux
tombèrent sur Fulvius, convoqué à titre
d'espion à la solde de l'empereur, et qui cherchait
à se dérober aux regards. «Holà ! mon
digne Oriental, lui cria-t-il, venez un peu ici.»
Fulvius obéit avec un empressement simulé, mais
au fond avec une véritable répugnance, et comme
s'il se fût approché d'un tigre dont la
chaîne ne lui offrait aucune garantie de solidité.
Depuis son arrivée à Rome, il s'était
aperçu qu'il déplaisait à l'empereur, sans
pouvoir en deviner la véritable cause. Sans doute
Maximien avait assez de favoris à enrichir et d'espions
à payer pour que Dioclétien s'abstint de lui en
expédier d'Asie ; cette explication avait sa valeur, mais
ne suffisait pas.
Il s'imaginait donc que la mission de Fulvius avait
principalement pour but de l'espionner lui-même, et de
communiquer à Nicomédie tout ce qui se disait ou
se faisait à sa cour. Obligé de le supporter et de
l'employer, il éprouvait néanmoins pour lui une
méfiance et une répugnance qui allaient
jusqu'à la haine. Ce fut presque une consolation pour
Corvinus lorsqu'il entendit son élégant
confrère aussi rudement apostrophé que lui, comme
on va pouvoir en juger.
«Point de ces regards hypocrites, coquin ; il me faut des
actes et non des grimaces. On t'a envoyé ici comme un fin
limier, habile à dépister les conspirateurs et
à les faire sortir de leurs repaires. Jusqu'à
présent je n'ai rien vu de tout cela, et tu m'as
déjà coûté des sommes énormes
pour commencer tes travaux. Ces chrétiens sont un fameux
gibier ; ainsi prépare-toi à nous montrer ce que
tu sais faire. Tu connais mon système ; marche droit, ou
il t'arrivera malheur. Les biens des accusés sont
divisés entre les dénonciateurs et le
trésor, à moins que je n'aie des raisons
particulières pour garder tout. Tu peux t'en aller
maintenant.»
La plupart pensèrent que ces raisons
particulières se transformeraient en règle
générale.
(1) Inscription
placée sur le fronton de la basilique de Latran et
sur les médailles. |
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(2) Les anciens
nous apprennent que telle était la manière
de faire les briques, qu'on séchait ensuite ou
cuisait au soleil. La paille servait de lien pour tenir la
terre ferme. Les égyptiens, encore de nos jours,
emploient pour bâtir des briques
séchées au soleil ; car dans ces
contrées la pierre est rare. (D'Allioli,
Comment. de la Bible, Exod., ch. v.) |
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(3) Ce sont les
propres paroles de Dèce, à propos de
l'élévation de saint Cornelius au
siège de saint Pierre : «Cum multo patientius
audiret levari adversum se emulum principem, quam
constitui Romae Dei sacerdotem.» (S. Cypr.,
Ep. LII, ad Antonianum, p. 69, éd.
Maur.) Où trouverait-on une preuve plus
convaincante que, même sous la domination des
princes païens, la puissance des papes était
sensible et extérieure, au point d'exciter la
jalousie impériale ? |