Une triste mort
Peu de jours après que Fabiola fut revenue de la
campagne, Sébastien crut de son devoir de se rendre chez
elle, afin de lui raconter le dialogue qu'il avait surpris entre
son esclave noire et Corvinus, ou du moins ce qu'il pouvait lui
en dire sans l'inquiéter inutilement. Nous l'avons
déjà remarqué, parmi tous les jeunes
patriciens que Fabiola voyait dans le palais de son père,
Sébastien était le seul qui eût
excité son admiration et son respect. Franc,
généraux, brave, quoique modeste, doux, gracieux
et aimable, toujours occupé des autres, d'un
caractère à la fois plein de noblesse et de
simplicité, d'une haute sagesse et d'un grand bon sens,
il lui apparaissait comme le type achevé de la vertu
virile, que le temps ne pourrait entamer, et que la
familiarité ne saurait affaiblir.
Aussi, lorsqu'on lui annonça que le tribun
Sébastien désirait l'entretenir en particulier
dans une des salles du rez-de-chaussée, son cœur battit
à cette nouvelle, et son imagination lui suggéra
mille suppositions bizarres sur ce qu'il avait à lui
dire. Son trouble ne diminua guère quand le jeune
officier, après s'être excusé de son
apparente importunité, lui dit avec un sourire que,
sachant très bien les ennuis que lui causaient les
nombreux candidats à sa main, il regrettait de venir en
déclarer un autre dont le nom ne figurait pas encore sur
la liste. Cette façon ambiguë d'entrer en
matière la surprit, et peut-être ne lui
déplut pas ; mais elle fut bientôt
désabusée en apprenant qu'il s'agissait de ce
vulgaire et sot Corvinus. Fabius lui-même, malgré
son peu de discernement des caractères, avait assez
observé Corvinus dans son dernier banquet, pour le
dépeindre à sa fille en se servant de ces
flatteuses épithètes.
Sébastien, qui craignait beaucoup plus les effets
physiques des philtres d'Afra que leur influence sur le moral,
trouva bon d'informer Fabiola du traité conclu entre ces
deux savants adeptes de la magie, et dont le but principal,
après tout, était d'arriver jusqu'à la
bourse d'une dupe récalcitrante ; il se garda bien de
répéter ce qui avait été dit des
chrétiens. I1 la mit sur ses gardes, et elle lui promit
de mettre un terme aux expéditions nocturnes de son
esclave nécromancienne. Fabiola ne crut pas un seul
instant qu'Afra accomplirait ce qu'elle avait promis de faire ; du reste les dernières paroles de l'esclave noire,
après avoir quitté sa victime, étaient bien
la preuve qu'elle voulait le tromper ; elle ne craignait pas non
plus des artifices qu'elle méprisait profondément ; mais son indignation était grande d'avoir
été l'objet d'un marché entre deux
personnages aussi vils, et surtout d'avoir été
prise pour une femme avaricieuse que l'on pouvait acheter.
«Je reconnais là votre bonté, dit-elle
enfin à Sébastien, de venir me donner cet avis ; j'admire la délicatesse avec laquelle vous avez
traité un sujet si désagréable, et votre
bienveillance envers ceux qu'elle concerne.
- Ce que je viens de faire, répondit le tribun, je suis
prêt à le recommencer pour tous ceux que je
pourrais préserver ainsi de la douleur et sauver d'un
danger.
- Pour vos amis, n'est-ce pas ? demanda Fabiola en souriant ; autrement votre vie entière se passerait à rendre
des services qui resteraient sans récompense.
- Qu'il en soit ainsi, je ne saurais mieux l'employer.
- Vous ne parlez pas sérieusement, Sébastien. Si
vous voyiez un de vos ennemis, qui vous eût toujours
détesté et qui cherchât à vous
détruire, menacé d'un malheur qui le rendrait
impuissant dans ses mauvais desseins, étendriez-vous la
main pour le sauver et le secourir ?
- Certainement. Si Dieu fait briller le soleil et tomber la
pluie indistinctement sur ses amis et ses ennemis, comment un
faible mortel oserait-il agir d'après un autre principe
de justice ? »
Ces paroles surprirent Fabiola ; elles semblaient pareilles
à celles du mystérieux parchemin, et appartenaient
au système philosophique de son esclave.
«Vous êtes donc allé en Orient ? demanda-t-elle vivement à Sébastien. Est-ce
là que vous avez puisé ces principes ? car j'ai
chez moi une jeune fille asiatique, demeurée
volontairement mon esclave ; elle est douée de rares
qualités morales et m'a développé la
même théorie.
- Ce n'est point en pays étranger que j'ai puisé
ces principes, je les ai sucés avec le lait de ma
mère ; néanmoins je crois que nous les tenons de
l'Orient.
- Ils sont magnifiques abstractivement, remarqua Fabiola ; mais
la mort nous atteindrait avant que nous eussions pu les mettre
en pratique, si nous devions régler sur eux notre
conduite.
- Et la mort, sans nous surprendre, pourrait-elle venir
à un meilleur moment que lorsque nous sommes
occupés de l'accomplissement de notre devoir, avant
même que nous ayons atteint le but de nos efforts ?
- Pour moi, répondit-elle, je suis de l'avis du vieux
poète épicurien. La vie est un banquet que je ne
quitterai pas sans être rassasiée, ut conviva
satur. Je veux lire le livre de la vie jusqu'à la
fin, et le fermer avec calme, après en avoir parcouru la
dernière page.»
Sébastien secoua la tête en souriant et dit :
«La première page du livre de ce monde se trouve
souvent au milieu du volume, à l'endroit que la mort
vient désigner du doigt. Mais à la page suivante
commence le livre glorieux d'une nouvelle vie, le livre dont la
dernière page est l'éternité.
- Je vous comprends, répondit Fabiola d'un air
enjoué, vous parlez comme un brave soldat. Il vous faut
toujours être préparé à la mort qui
vous menace de mille manières. Quant à nous, nous
la voyons rarement s'approcher avec tant de rapidité ; elle est plus miséricordieuse, et s'avance à la
dérobée pour ménager notre faiblesse. Sans
doute vous rêvez le sort plus glorieux et plus honorable
de succomber en face de l'ennemi, la poitrine percée de
flèches : vous espérez les funérailles
solennelles d'un soldat sur un bûcher orné de vos
trophées militaires. C'est alors que s'ouvriront pour
vous les pages brillantes du livre de gloire.
- Non, non, noble dame, s'écria vivement
Sébastien, ce n'est pas là ce que je veux dire. Je
ne tiens pas à une gloire dont on ne jouit qu'en se la
présentant d'avance. Je parle de la mort la plus
vulgaire, qui peut m'atteindre à l'égal du dernier
des esclaves : que ce soient la fièvre dont l'ardeur
consume le corps, la consomption qui le mine lentement, les
cruels ulcères qui le dévorent, ou bien le
supplice plus cruel encore que lui inflige la
méchanceté des hommes. Quoi qu'il arrive, je
reçois tout comme un don de la main que j'aime.
- Prétendez-vous dire qu'une pareille mort soit la
bienvenue ?
- Oui, elle me rendrait aussi joyeux que l'épicurien qui
pénètre dans la salle d'un banquet, et dont les
yeux ravis parcourent les tables richement servies et
brillamment éclairées, les mets succulents, les
esclaves élégants et couronnés de roses.
Lorsque la mort, sous quelque forme que ce soit, m'ouvrira les
portes, de fer de notre côté, et d'or de l'autre,
qui conduisent à une nouvelle et éternelle vie,
mon cœur tressaillira d'allégresse comme celui de
l'épouse vers laquelle s'avance l'époux, les mains
chargées de présents, afin de la conduire dans sa
nouvelle demeure. Je ne crains pas le messager hideux de la mort ; car il m'annonce l'approche de Celui dont le visage resplendit
d'une céleste beauté.
- Et qui est-il ? demanda Fabiola avec ardeur. Faut-il donc
être déjà dans les bras de la mort pour
avoir le droit de le contempler ?
- Non, répondit Sébastien ; car c'est lui qui
nous récompensera, non seulement pour notre vie, mais
encore pour notre mort. Heureux les cœurs au fond desquels il a
toujours trouvé la pureté et l'innocence ! Heureux
ceux dont les actions ont toujours été vertueuses ! Ceux-là jouiront du bonheur de le contempler, et ce ne
sera encore que le commencement de la
récompense.»
Combien cette doctrine
ressemble à celle de Syra, pensa-t-elle ; mais avant
qu'elle pût ouvrir la bouche pour s'informer de son
origine, une esclave apparut sur le seuil de la porte et dit
avec respect :
«Madame, un courrier arrive à l'instant de Baia (1).
- Excusez-moi, Sébastien, s'écria-t-elle. Qu'il
vienne tout de suite.»
Le courrier, qui avait laissé à la porte
d'entrée son cheval épuisé de fatigue,
entra couvert de poussière, l'air abattu, et lui remit un
pli cacheté.
«Est-ce de mon père ?
- Il s'agit de lui, du moins», fut la réponse de
mauvais augure.
Elle ouvrit la lettre et la parcourut du regard ; puis elle
jeta un cri et tomba à la renverse. Sébastien la
reçut dans ses bras avant qu'elle touchât la terre,
l'étendit sur un lit de repos, et l'abandonna aux soins
de ses femmes, qui étaient entrées
précipitamment en entendant le cri qu'elle venait de
pousser.
Un coup d'oeil lui avait tout révélé : son
père était mort.
(1) Ville d'eaux
à la mode aux environs de Naples. |