Chapitre 38

Chapitre 37 Sommaire Chapitre 39

Pendant nos longues heures de navigation sur le bâtiment algérien, de notre séjour obligé dans les prisons de Rosas et sur le ponton de Palamos, j'avais recueilli sur la vie intérieure des Maures ou des Coulouglous des renseignements qui, même à présent qu'Alger est tombé sous la domination de la France, mériteraient peut-être d'être conservés. Je me bornerai cependant à rapporter à peu près textuellement une conversation que j'eus avec Rais-Braham, dont le père était un Turc fin, c'est-à-dire un Turc né dans le Levant :

«Comment consentez-vous, lui dis-je, à vous marier avec une jeune fille que vous n'avez jamais vue, et à trouver peut-être une femme excessivement laide, au lieu de la beauté que vous aviez rêvée ?

- Nous ne nous marions jamais sans avoir pris des informations auprès des femmes qui servent, en qualité de domestiques, dans les bains publics. Les juives sont d'ailleurs, dans ce cas, des entremetteuses très utiles.

- Combien avez-vous de femmes légitimes ?

- J'en ai quatre, c'est-à-dire le nombre autorisé par le Koran.

- Vivent-elles en bonne intelligence ?

- Ah ! Monsieur, ma maison est un enfer. Je ne rentre jamais sans les trouver au pas de la porte ou au bas de l'escalier ; là, chacune veut me faire entendre la première les plaintes qu'elle a à porter contre ses compagnes. Je vais prononcer un blasphème, mais je crois que notre sainte religion devrait interdire la multiplicité des femmes à qui n'est pas assez riche pour donner à chacune une habitation à part.

- Mais, puisque le Koran vous permet de répudier même les femmes légitimes, pourquoi ne renvoyez-vous pas trois d'entre elles à leurs parents ?

- Pourquoi ? parce que cela me ruinerait ; le jour du mariage, on stipule une dot avec le père de la jeune fille qu'on va épouser, et on en paie la moitié. L'autre moitié est exigible le jour où la femme est répudiée. Ce serait donc trois demi-dots que j'aurais à payer si je renvoyais trois de mes femmes. Je dois, au reste, rectifier ce qu'il y a d'inexact dans ce que je disais tout à l'heure, que jamais mes quatre femmes n'avaient été d'accord. Une fois, elles se trouvèrent unies entre elles dans le sentiment d'une haine commune. En passant au marché, j'avais acheté une jeune négresse. Le soir, lorsque je me retirais pour me coucher, je m'aperçus que mes femmes ne lui avaient pas préparé une couche, et que la malheureuse était étendue sur le carreau ; je roulai mon pantalon, et le mis sous sa tête en guise d'oreiller. Le matin, les cris déchirants de la pauvre esclave me firent accourir, et je la trouvai succombant presque sous les coups de mes quatre femmes ; cette fois, elles s'entendaient à merveille.»


Chapitre 37 Haut de la page Chapitre 39