Chapitre 37 |
Chaque consul, ainsi que je l'ai dit plus haut, avait un
janissaire préposé à sa garde ; celui du
consul de France était Candiote ; on l'avait
surnommé la Terreur. Toutes les fois que, dans
les cafés, on annonçait quelque nouvelle
défavorable à la France, il venait s'informer
au consulat de la vérité du fait, et lorsque
nous lui avions déclaré que les autres
janissaires avaient propagé une nouvelle fausse, il
allait les rejoindre, et là, le yatagan à la
main, déclarait vouloir combattre en champ clos ceux
qui soutiendraient encore l'exactitude de la nouvelle. Comme
ces menaces incessantes pouvaient le compromettre, car elles
ne s'appuyaient que sur son courage de bête fauve, nous
avions voulu le rendre habile dans le maniement des armes, en
lui donnant quelques leçons d'escrime ; mais il ne
pouvait endurer l'idée que des chrétiens le
touchassent à tout coup avec des fleurets ; alors il
nous proposait de substituer au simulacre de duel un combat
effectif avec le yatagan.
On se fera une idée exacte de cette nature brute,
lorsque je raconterai qu'un jour, ayant entendu un coup de
pistolet dont le bruit partait de sa chambre, on accourut, et
on le trouva baigné dans son sang ; il venait de se
tirer une balle dans le bras pour se guérir d'une
douleur rhumatismale.
Voyant avec quelle facilité les deys disparaissaient,
je dis un jour à notre janissaire : «Avec cette
perspective devant les yeux, consentiriez-vous à
devenir dey ? - Oui, sans doute, répondit-il. Vous
paraissez ne compter pour rien le plaisir de faire tout ce
qu'on veut, ne fût-ce qu'un seul jour !»
Lorsqu'on voulait circuler dans la ville d'Alger, on se
faisait généralement escorter par le janissaire
attaché à la maison consulaire ; c'était
le seul moyen d'échapper aux insultes, aux avanies et
même à des voies de fait. Je viens de dire :
c'était le seul moyen ; je me suis trompé, il y
en avait un autre, c'était d'aller en compagnie d'un
lazariste français âgé de soixante-dix
ans, et qui s'appelait, si j'ai bonne mémoire, le
père Josué ; il résidait dans ce pays
depuis un demi-siècle. Cet homme, d'une vertu
exemplaire, s'était voué avec une
abnégation admirable au service des esclaves de la
Régence, abstraction faite de toutes
considérations de nationalité. Le Portugais, le
Napolitain, le Sicilien, étaient également ses
frères.
Dans les temps de peste, on le voyait jour et nuit porter des
secours empressés aux Musulmans ; aussi, sa vertu
avait-elle vaincu jusqu'aux haines religieuses ; et partout
où il passait, lui et les personnes qui
l'accompagnaient recevaient des gens du peuple, des
janissaires, et même des desservants des
mosquées, les salutations les plus respectueuses.