Chapitre VI - Théâtres, amphithéâtre

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Entrée de l'amphithéâtre

On sait que le mot théâtre, en grec theatron, de theaomai, contempler, signifie lieu d'où l'on regarde, et par extension lieu où se donnent les représentations dramatiques. Inventeurs du drame, les Grecs le furent aussi du théâtre, et l'on connaît dans leur patrie un assez grand nombre d'édifices de ce genre dont les ruines sont parvenues jusqu'à nous ; il suffira de citer les théâtres d'Athènes, de Milo, de Délos, d'Argos, de Mantinée, de Sicyone, de Missolonghi, Jero, Larisse, etc. Mais lorsqu'on éleva ces monuments durables, l'art dramatique était déjà depuis longtemps en honneur. Les premiers théâtres avaient été le char de Thespis pour la tragédie, les tréteaux de Susarion pour la comédie satirique.

Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
Promena par les bourgs cette heureuse folie,
Et d'acteurs mal ornes chargeant un tombereau,
Amusa les passants d'un spectacle nouveau.
BOILEAU, Art poétique (1).

De ces chariots, de ces échafauds qu'on dressait à la hâte jusqu'à une construction plus stable, plus solide, la transition ne dut être ni longue ni difficile. Cependant ces premiers théâtres furent de bois :

Eschyle dans le choeur jeta les personnages,
D'un masque plus honnête habilla les visages,
Sur les ais d'un théâtre en public exhaussé,
Fit paraître l'acteur d'un brodequin chaussé.
Ibid (2).

Le théâtre de bois d'Athènes s'écroula pendant qu'on jouait une pièce d'un ancien auteur nommé Pratinas, qui écrivait dans la 70e olympiade (3). Par suite de cet accident, peu après la défaite de Xerxès, dans la 75e olympiade (4), Thémistocle fit construire le premier théâtre de pierre qui ait été élevé en Grèce ; je dis le premier en Grèce, parce qu'il paraît que les colonies grecques avaient devancé le mouvement de la métropole. A Ségeste en Sicile, et dans l'île de Cysthène, aujourd'hui Castello-Rosso, à la pointe méridionale de l'Asie Mineure, on trouve des théâtres qui paraissent être d'une très haute antiquité. Leur disposition est très simple, et ils n'ont qu'un seul étage de gradins, une seule précinction, à laquelle conduisent deux escaliers disposés d'une manière arbitraire et non symétrique, et qui probablement dépendait de la situation et des convenances locales. A Adria, colonie des Etrusques, on observe encore les restes d'un théâtre en briques, qui ne peut être un ouvrage des Romains, mais qui doit dater d'une antiquité plus reculée, ainsi que le prouvent et son architecture et l'histoire de la ville. Il paraît donc évident que les colonies grecques, ou des peuples qui avaient eu avec les Grecs des rapports à une époque très reculée, eurent des théâtres de pierre quand la Grèce n'avait encore que des théâtres de bois ; mais aussi ces premiers théâtres étaient loin de la perfection de celui qui fut construit par Thémistocle, édifice qui devait servir de type à tous ceux qu'élevèrent dans la suite les Grecs et les Romains.

Le théâtre antique se composait de deux parties principales : 1° la partie semi-circulaire, appelée en grec koilon (le creux), en latin cavea ou visorium, réservée aux spectateurs ; 2° la partie rectangulaire, la scène, destinée à la représentation des pièces.

Le koilon ou cavea, en italien gradinata, et que nous appelons à tort l'amphithéâtre, était garni de plusieurs rangs de gradins semi-circulaires, en fuite les uns sur les autres et de plus en plus élevés en s'éloignant de la scène, afin que les spectateurs ne fussent pas gênés par ceux qui étaient devant eux. Ordinairement les gradins étaient comme séparés en plusieurs ordres ou étages par des galeries également semi-circulaires, nommées diazwma, baltei, ou praecinctiones. Selon l'étendue des théâtres, ils avaient une, deux ou trois praecinctiones, qui formaient des divisions portant les noms de ima, media et summa cavea.

Dans les théâtres grecs, chaque classe de citoyens avait ses sièges distincts. Les premiers rangs étaient occupés par les agonothètes, ou juges des pièces de théâtre, par les magistrats, par les généraux d'armée et les prêtres ; les citoyens aisés occupaient les rangs intermédiaires, et le commun du peuple était relégué aux places les plus élevées.

Dans les théâtres romains, les patriciens, les plébéiens, les femmes, furent longtemps confondus sans aucune distinction ; le peuple entrait pêle-mêle, et les places étaient au premier occupant. L'an de Rome 559, deux édiles, Serranus et Scribonius, d'après l'avis de Scipion l'Africain (5), qui à cette occasion perdit beaucoup de sa popularité, abolirent cette habitude de la vieille liberté et séparèrent les sénateurs des plébéiens. La loi Roscia réserva les quatorze rangs inférieurs de gradins aux personnes élevées en dignité (6). Enfin Auguste compléta la réforme, et voici comment ce fait est rapporté par Suétone : «Frappé de l'injure faite à un sénateur à qui, dans les jeux célébrés à Pouzzoles, aucun des nombreux spectateurs n'avait fait place, il corrigea le désordre et la confusion qui régnaient dans les spectacles. Il fit pour cela décréter par le sénat qu'à tout spectacle public, et en quelque lieu que ce fût, le premier rang de sièges resterait vacant pour les sénateurs (7) ; il défendit que les ambassadeurs des nations libres et alliées fussent assis à l'orchestre, parce qu'il découvrit que quelques-uns d'entre eux étaient fils d'affranchis (8). Il sépara le peuple des soldats ; les plébéiens mariés eurent une place marquée ; il y en eut une pour les enfants, et, auprès, d'autres pour les précepteurs. Il ordonna que les gens mal vêtus ne pourraient se placer à l'amphithéâtre ; il ne permit aux femmes de voir les combats de gladiateurs que du lieu le plus élevé, tandis qu'elles étaient accoutumées auparavant à rester confondues avec les autres spectateurs. Il n'accorda qu'aux seules vestales une place séparée au théâtre, et vis-à-vis la tribune du préteur. Il éloigna tellement les femmes de la vue des athlètes, que, dans les jeux qu'il donna comme pontife, le peuple lui demandant un couple de lutteurs, il le remit au lendemain, et proclama qu'il ne trouvait pas bon que les femmes vinssent au théâtre avant la cinquième heure du jour (9)».

Vous voyez que, chez les Romains comme chez les Grecs, les gradins supérieurs et la galerie, dont je parlerai tout à l'heure, étaient réservés aux femmes, aux esclaves et aux hommes vêtus de gris, expression qui servait à indiquer la dernière classe de la plèbe. «Nous arrivâmes, dit Titus Calphurnius (Tit. VII), nous arrivâmes à des places où la tourbe en haillons, et mêlée à des femmes, jouissait du spectacle». Voir le spectacle du gradin le plus élevé, de summa cavea spectare, était un proverbe qui désignait la plus misérable condition. Sénèque, en parlant de mots qui ne conviennent qu'à la canaille, les appelle verba ad summam caveam spectantia.

Le dernier rang de gradins était lui-même ordinairement surmonté et entouré d'un portique qui servait de refuge au public en cas de pluie, et qui avait l'avantage d'arrêter et de renvoyer la voix des acteurs (10). Cette galerie, quelquefois divisée en loges, venait souvent se raccorder avec un autre portique ménagé derrière la scène. C'était là qu'étaient placés les modillons qui recevaient les poutres destinées à soutenir le velarium. On sait que les théâtres des anciens n'étaient pas couverts ; il n'y avait d'exception que pour les plus petits, appelés Odéons. Le velarium, en grec parapetasma, était donc indispensable pour garantir les spectateurs de l'ardeur du soleil. Selon Pline, c'est en Campanie que prit naissance l'usage de couvrir ainsi les théâtres ; Quintus Catulus l'introduisit à Rome, et Lentulus Spinther fut le premier qui y employa des toiles de lin lors des jeux célébrés en l'honneur d'Apollon, l'an 57 avant J.-C.(11). Une des plus grandes preuves de la prodigalité de César est d'avoir, dans une fête magnifique qu'il donna au peuple romain, couvert l'amphithéâtre d'un velarium de soie, matière qui se vendait alors au poids de l'or. Pline nous apprend aussi que Néron fit faire un velarium de pourpre, dont les broderies d'or représentaient le char du soleil entouré de la lune et des étoiles.

Cette invention utile fut désapprouvée, et regardée comme une mollesse campanienne par les anciens, qui étaient habitués à passer le jour dans leurs théâtres, exposés à toutes les intempéries des saisons. Ammien Marcellin reproche sévèrement aux Romains de l'avoir adoptée, et leur donne le titre méprisant d'imitateurs de la lâche Campanie :

Plebei velabris umbraculorum theatralium latent quae Campanam imitantur lasciviam.
Les plébéiens se cachent à l'ombre de ces voiles de théâtre empruntés à la voluptueuse Campanie.

Valère Maxime exprime la même pensée à peu près dans les mêmes termes :

Quintus Catulus Campanam imitatus lasciviam primus spectantium concessum velorum umbraculis texit (12).
Quintus Catulus, imitant la mollesse de la Campanie, couvrit le premier de l'ombre du Velarium la réunion des spectateurs.

On sait qu'un des grands plaisirs de Caligula était de faire subitement retirer le velarium, forçant les spectateurs à rester nu-tête et immobiles, exposés à toutes les ardeurs du soleil.

Quand on pense à l'énorme grandeur des théâtres et des amphithéâtres antiques, on a peine à concevoir comment on pouvait parvenir à tendre un voile d'une si gigantesque dimension. Aucun auteur ancien ne nous a transmis de détails positifs ; nous savons seulement que le velarium pouvait être étendu et replié à volonté, et que cette manoeuvre s'exécutait sans doute avec autant de facilité que de promptitude. Nous en trouvons la preuve dans le trait de cruauté de Caligula que nous venons de rappeler d'après Suétone. Le velarium devait encore s'étendre au moyen de poulies et de cordages, puisque, selon Lampridius, une compagnie de matelots, habitués à la manoeuvre des navires, était attachée à son service. La plupart des théâtres et des amphithéâtres présentent, ainsi que je l'ai dit, dans leur partie supérieure, des modillons en pierre pour les poutres du velarium. D'après ce qui subsiste, le Colisée, dont le diamètre est de 191m 327, dut avoir deux cent quarante modillons et un nombre égal de poutres. C'est d'après ces indices que M. Borgnis, dans son Traité de Mécanique appliquée aux arts, a proposé son procédé d'établissement du velarium. Au centre du Colisée serait un ovale de 32m 483 ; il serait formé de trois rangs de madriers superposés, pleins sur joints et liés par des boulons au nombre de cent vingt, portant à leur partie supérieure des anneaux, qui recevraient chacun deux cordes, répondant aux poulies fixées au sommet de deux cent quarante poutres placées au faîte du monument.

On conçoit qu'en tirant ces câbles, l'ovale devait s'élever, et qu'il était facile de disposer sur ces cordes les toiles du velarium. Chaque voile ayant la forme d'un trapèze eût porté en dessous un certain nombre de tringles parallèles, ayant des anneaux que les grandes cordes eussent enfilées. De cette manière, une autre corde, s'enroulant d'un bout sur une poulie et attachée de l'autre à la partie inférieure du trapèze, eût fait remonter, lorsqu'on voulait le fermer, le velarium, qui, pour s'ouvrir, retombait de son propre poids. J'ai cru qu'on me saurait quelque gré d'avoir fait connaître ce procédé ingénieux, qui, avec quelques légères modifications, peut s'appliquer également aux théâtres ; il paraît fort praticable, mais, faute des documents nécessaires, nous ne pouvons affirmer d'une manière positive qu'il soit celui qui était employé par les anciens. Lorsqu'il s'élevait un grand vent, il était souvent impossible de tenir le velarium tendu ; aussi Martial dit-il dans une de ses épigrammes :

In Pompeiano tectus spectabo theatro,
Nam populo ventus vela negare solet
.
J'assisterai couvert au théâtre de Pompée, car le vent refuse presque toujours au peuple l'abri du velarium.

Revenons aux théâtres, dont je me suis écarté un instant. Dans cette même partie supérieure d'où s'étendait le velarium, on suspendait, pour rendre la voix des acteurs plus sonore, des espèces de cloches d'airain ou de terre cuite, nommées echea, dont l'ouverture était tournée vers le bas, du côté de la scène. Les echea étaient de proportions différentes, de manière à former des accords de musique. La voix, en frappant leur cavité, produisait ainsi un son plus clair, plus nourri et plus harmonieux (13).

Les étages de gradins étaient eux-mêmes divisés, par des escaliers rayonnant autour du centre, en portions que leur forme avait fait appeler kerkideV, navettes, cunei, coins. Quand un citoyen, n'ayant pas trouvé de place dans les cunei, était obligé de se retirer ou de rester debout dans les escaliers, on disait qu'il était excuneatus. On reconnaît à des marques très visibles que, dans le grand théâtre de Pompéi, la place réservée à chaque spectateur était large de 0m 35. Une sorte d'huissier nommé designator était chargé d'indiquer à chacun la place qu'il devait occuper (14).

Les escaliers étaient ordinairement au nombre de sept dans les grands théâtres. Quand l'édifice était adossé à une montagne, les escaliers en descendaient ordinairement jusqu'à l'orchestre, et c'était de cet orchestre, dans lequel on pénétrait par deux grandes entrées latérales ou vomitoires, vomitoria, que l'on montait aux gradins les plus élevés.

Telle était la disposition des théâtres de Cysthène, de Telmessus, etc. Les deux grands vomitoires de l'orchestre étaient parfois, comme à Pompéi, surmontés de tribunes réservées, appelées podium. Dans d'autres théâtres, les escaliers s'arrêtaient au gradin qui était le plus voisin de l'orchestre, et en étaient séparés par un mur d'appui et dans ce cas, les portes, ou vomitoires, étaient ouvertes dans le portique, à la partie de l'édifice la plus élevée sur la montagne, à laquelle on arrivait par des chemins tracés à cet effet. Il en était ainsi à Tindaris, à Syracuse, à Catane, à Taormina, etc. Quelquefois ces deux modes d'entrées se trouvaient réunis, comme aux théâtres de Ségeste et d'Orange. A Lillebonne, on parvenait au haut des gradins par un escalier pratiqué derrière le théâtre. Quant aux théâtres entièrement isolés, on y entrait, comme dans les amphithéâtres, par des escaliers qui, ménagés dans l'intérieur de la construction qui soutenait les gradins, venaient aboutir aux divers étages de précinctions.

Les cinq ou six premiers rangs de l'amphithéâtre se trouvaient, comme le parterre des modernes, à un niveau inférieur à celui de la scène, dont ils étaient séparés par l'orchestre, qui était la partie semi-circulaire comprise entre le koilon, ou cavea et la ligne du proscenium ou avant-scène. Selon Barthélemy (15), il n'était permis à personne de rester dans cet orchestre qui répondait à notre parterre, l'expérience ayant appris que, s'il n'était pas absolument vide, les voix se faisaient moins entendre. Ceci est évidemment une erreur qui a échappé à l'illustre antiquaire ; l'étymologie même du mot dément son assertion. Le mot orchstra vient du verbe orceomai, danser ; il est donc positif que, dans certains cas, des danses étaient exécutées dans l'orchestre. Nous savons d'ailleurs que souvent le choeur des chants se plaçait dans l'orchestre. Au milieu était la thymèle, petit autel sur lequel on sacrifiait à Bacchus au commencement du spectacle ; c'était le point central autour duquel était tracé le demi-cercle du koilon. Cet autel avait des degrés sur lesquels se plaçait quelquefois le choeur ; alors le coryphée montait sur la partie supérieure de la thymèle, qui était de niveau avec le pulpitum, dont je parlerai bientôt. Millin pense que la thymèle pouvait servir aussi de tribune aux magistrats et aux généraux qui haranguaient le peuple assemblé dans le théâtre pour assister à des délibérations sur les intérêts de l'Etat. Nous pourrions supposer également que les poètes et les philosophes y prenaient place lorsqu'ils convoquaient le public pour juger leurs vers ou leurs discussions (16).

Comme, dans les théâtres romains, il n'y avait ni thymèle ni choeurs, l'orchestre était moins étendu que dans les théâtres grecs, et il était réservé aux principaux spectateurs. La place d'honneur pour le préteur ou pour le prince était au centre de la courbure du cercle ; il y avait aussi dans cette enceinte des sièges disposés pour les vestales, les sénateurs (17), et, ainsi que nous l'avons dit, les gradins qui l'entouraient étaient réservés aux personnages les plus distingués.

Nous voici arrivés à la seconde des grandes divisions du théâtre, à la partie rectangulaire destinée aux représentations, la scène. Le mot skhnh, scena, scène, avait une signification plus étendue dans les théâtres anciens que dans les nôtres. On appelait ainsi toute la construction rectangulaire qui faisait face au koilon ou cavea, et formait le fond du théâtre. La scène comprenait donc le proscenium, l'hyposcenium, la scène proprement dite, et le postscenium.

Le proscenium, ou logeion, ne correspondait que fort imparfaitement à ce que nous appelons aujourd'hui avant-scène. Au-devant était une plate-forme avançant sur l'orchestre, construite le plus souvent en bois, ce qui fait que dans beaucoup de théâtres on n'en trouve plus de traces. C'était le pulpitum qui occupait une place beaucoup plus large que le proscenium même, et qui n'était jamais fermé par le rideau (18). Ce serait chez nous l'espace compris entre le rideau et la rampe ; c'était là que se tenaient les acteurs.

L'hyposcenium était le dessous du théâtre.

La scène proprement dite correspondait à notre toile de fond, avec cette différence que c'était une construction solide, embellie des plus riches ornements de l'architecture. Sa largeur était double de celle de l'orchestre ; elle présentait trois portes ; celle du milieu, ordinairement à plein cintre, s'appelait aula regia, la porte royale ; elle conduisait au palais du principal personnage chez lequel le drame se passait. Les deux autres portes, plus petites et rectangulaires, portaient le nom d'hospitales, parce qu'elles servaient aux hôtes ou étrangers. Le mur de la scène d'Orange présente une sorte d'alcôve ou de renfoncement au milieu duquel s'ouvre la porte royale, et qui probablement avait pour but de renvoyer vers la cavea la voix des acteurs. Cette construction de la scène faisait retour sur les côtés pour circonscrire l'espace réservé à l'action, et sur ces ailes , appelées versurae, étaient ouvertes deux autres portes, dont l'une était supposée conduire au port, et l'autre à la campagne.

Dans le principe, la scène n'avait d'autre ornement que ces colonnes, ces bas-reliefs, ces statues, qui étaient établis à demeure. Un artiste, nommé Agatharcus, conçut l'idée des décorations au temps d'Eschyle, et dans un savant commentaire il développa les principes qui avaient dirigé son travail. Ces premiers essais furent ensuite perfectionnés, soit par les efforts des successeurs d'Eschyle, soit par les ouvrages qu'Anaxagore et Démocrite publièrent sur les règles de la perspective. Les anciens avaient aussi poussé assez loin l'art du machiniste, mais la description de leurs machines théâtrales m'entraînerait dans une digression que les bornes de cet ouvrage me prescrivent d'éviter.

Le postscenium, ou paraskhnia, était le derrière et les côtés extérieurs de la scène ; c'était le lieu où les acteurs s'habillaient, et où se préparait tout ce qui était nécessaire aux représentations. Derrière le postscenium étaient ordinairement des portiques, des jardins, ou une place publique. Le rideau, siparium ou aulaeum (19), paraît n'avoir été usité que chez les Romains. Lorsque le spectacle commençait, au lieu de lever la toile, comme chez les modernes, on la descendait en la faisant entrer ou glisser par une coulisse dans l'hyposcenium. Ces rideaux peints représentaient en général des scènes historiques. Ovide, dans le 3e livre des Métamorphoses, dit :

Sic, ubi tolluntur festis aulaea theatris,
Surgere signa solent, primumque ostendere vultus,
Caetera paulatim ; placidoque educta tenore
Tota patent, invoque pedes in margine ponunt.


Ainsi, lorsqu'au théâtre un rideau se déroule,
Des figures qu'il peint aux regards de la foule
Le visage, les bras, et le buste, et les pieds
S'élèvent par degrés, tour à tour déployés.

Les premières pièces de théâtre furent représentées à Rome l'an 391 de sa fondation (363 avant J.-C.), à la suite d'un voeu fait aux dieux pendant la peste qui avait ravagé Rome deux ans auparavant et coûté la vie à Camille, le vainqueur de Brennus (20).

Longtemps les théâtres, comme je l'ai dit, furent en bois et temporaires ; les spectateurs étaient debout. Marcus Emilius Lépidus fut le premier qui fit bâtir un théâtre avec des sièges. Les plus magnifiques de ces constructions précaires furent les théâtres que Scaurus et Curion élevèrent vers la fin de la république. Scaurus, gendre de Sylla, y dépensa des sommes énormes ; Curion, désespérant de le surpasser en magnificence, voulut se distinguer au moins par la singularité : il érigea deux théâtres adossés l'un à l'autre, qui, lorsque les représentations de la scène furent terminées, tournèrent sur pivot avec tous les spectateurs qu'ils contenaient, et, se réunissant, formèrent un amphithéâtre où furent livrés des combats de gladiateurs.

Déjà, en l'an de Rome 599 (155 avant J.-C.), le censeur Cassius avait entrepris d'élever un théâtre à demeure entre le Lupercal et le mont Palatin ; mais l'austérité des moeurs romaines et la fermeté du consul Scipion Nasica s'étaient opposées à la construction de cet édifice (21). C'était au grand Pompée qu'il était réservé de doter Rome de son premier théâtre de pierre, qui fut dédié l'an de Rome 699 (55 avant J.-C.) (22). Il imita, dit Plutarque, le théâtre de Mitylène, mais sur une bien plus grande échelle, puisque le sien pouvait contenir quarante mille spectateurs.

Bientôt les théâtres se multiplièrent dans la métropole ; la passion des jeux scéniques gagna les provinces, et il n'y eut plus une petite ville qui ne possédât un théâtre plus ou moins vaste selon sa population. Pompéi en eut deux que l'on désigne sous les noms de l'Odéon et du Grand Théâtre ou Théâtre tragique.

L'odén communiquait avec le grand théâtre par la galerie dont nous avons parlé.


(1)  Ignotum tragicae genus invenisse Camoenae
Dicitur et plaustris vexisse poemata Thespis
Quae canerent, agerentque peruncti foecibus ora.
Hor. Ars Poet.

(2)  Post hunc personae, pallaeque repertor honestae
Aeschylus et modicis instravit pulpita tignis
Et docuit magnumque loqui, nitique cothurno
. Ibid.

(3)  500 à 497 av. JC

(4)  479 av. JC

(5)  Valer. Max. II, 4, § 3

(6)  La loi Roscia fut portée l'an de Rome 685 (68 ans av. JC) par Lucius Roscius Otho, tribun du peuple ; elle défendait de prendre place sur l'un des quatorze gradins réservés aux chevaliers quand on n'avait pas 400.000 sesterces de biens (environ 80,000 francs).
«Ainsi le décida l'orgueilleux Othon, qui établit parmi nous des distinctions». Sic libitum vano qui nos distinxit Othoni. Juvénal, Sat. III.
«Acquérez, dit ailleurs le satirique latin, la somme en vertu de laquelle la loi d'Othon permet de s'asseoir sur l'un des quatorze gradins de l'amphithéâtre». ... effice summam
Bis septem ordinibus quam lex dignatur Othonis. Sat. X1V.
L'an de Rome 695, dix ans seulement après la promulgation de la loi, les chevaliers ayant, dans une représentation, accueilli froidement César et applaudi Curion à outrance, il fut question, dit Cicéron (lettre 45, à Atticus), d'abolir la loi Roscia et de retirer ainsi aux chevaliers leur privilège.
Il était passé en usage de désigner par le mot quatorze seul les gradins réservés, et nous lisons dans Suétone : «De la scène il alla s'asseoir dans les quatorze, en passant par l'orchestre». Sessum in quatuordecim e scena per orchestram transiit.., Vie de César, XXXIX.

(7)  Suétone lui-même contredit ce qu'il avance ici : «Claude, dit-il, assigna des places aux sénateurs qui, avant lui, n'en avaient point de marquées, promiscue spectare solitis». Vie de Claude, XXI.

(8)  Il parait que ce décret ne fut pas exécuté sous les successeurs d'Auguste, car nous lisons également dans Suétone : «Claude permit aux députés des Germains de s'asseoir dans l'orchestre, ayant vu avec quelle simplicité et quelle confiance ces envoyés, qu'on avait fait placer parmi le peuple, étaient allés se mettre à côté des ambassadeurs des Parthes et de l'Arménie assis parmi les sénateurs, disant qu'ils ne leur étaient inférieurs ni en qualité ni en courage». Ibid., XXV.

(9)  Vie d'Auguste, XLIV

(10)  «Voilà un spectateur, le dernier au sommet de l'amphithéâtre, qui fait signe qu'il n'a pas entendu. Eh bien, approchez-vous. Si vous n'avez pas de place pour vous asseoir, vous en avez pour vous promener». Si non ubi sedeas, locus est ubi ambules. PLAUTE. Captivi. Prolog.

(11)  Pline, XIX, 6

(12)  Val. Max. II, 4, § 6

(13)  Vitruve, V, 5

(14)  «Que le désignateur ne passe pas devant les spectateurs». Neu designator praeter os obambulet. Plaute, Poen. Prolog.
Le P. Garrucci croit reconnaître un designator dans une figure tenant une baguette, gravée à la pointe sur une colonne. (Inscriptions gravées sur les murs de Pompéi.)

(15)  Voyage d'Anacharsis, 70.

(16)  C'était sans doute du haut de la thymèle que le poète Philémon avait commencé la lecture d'une comédie que la pluie interrompit et que la mort subite qui le frappa pendant la nuit ne lui permit pas d'achever le lendemain. Apulée, Flor. XVI.
Un autre passage du même auteur nous apprend que quelquefois les théâtres servaient aussi de tribunaux dans les causes qui attiraient un tel concours de peuple que la basilique ou les tribunaux ordinaires no suffisaient pas :
«Déjà les magistrats avaient pris place sur l'estrade et l'huissier commandait le silence, quand tout d'une voix l'assemblée se récrie contre les dangers d'une agglomération si considérable dans un si étroit espace, et l'on demande qu'en raison de son importance la cause soit jugée au théâtre, judicium tantum theatro redderetur». Apul. Métam. III.
Enfin, ce fut encore au théâtre que, l'an de Rome 471, le peuple de Tarente reçut les ambassadeurs du sénat romain, suivant l'usage des Grecs, ut est consuetudo Graeciae. Val. Max. II, 2, § 5.

(17)  Vitruve, V, 6

(18)  «La hauteur du pulpitum ne doit pas être de plus de cinq pieds, afin que ceux qui sont assis dans l'orchestre puissent voir tout ce que font les acteurs». Ibid.

(19)  On désignait par le mot siparium le rideau de la comédie, et par aulaeum celui de la tragédie. Il paraît que le premier était un double rideau qui s'ouvrait en se tirant comme ceux de nos fenêtres ; l'aulaeum seul rentrait dans l'hyposcenium. Quelquefois aussi les deux sortes de rideaux étaient réunies, témoin ce passage d'Apulée : Aulaeo subducto et complicitis sipariis scena disponetur. Métam, X

(20)  «Ce fut durant cette peste qu'on introduisit à Rome les jeux scéniques, autre peste plus funeste encore, non pour les corps, mais pour les âme».
In hac pestilentia scenicos ludos aliam novam pestem, non corporibus Romanorum, sed quod est multo perniciosius, moribus intulerunt.
Saint Augustin, De civitate Dei, III, 17

Tertullien ne se déchaîne pas avec moins de violence contre l'introduction des jeux de la scène et de l'arène : «Nous renonçons sans peine â vos spectacles ; pleins de mépris pour tout ce qui s'y passe, nous ne les réprouvons pas moins que les superstitions d'où ils tirent leur origine. Nous n'avons rien de commun avec les folies du Cirque, avec les impuretés du théâtre, avec les cruautés de l'arène, avec les vains exercices des athlètes».
Nihil est nobis cum insania circi, cum impudicitia theatri, cum atrocitate arenae, cum xysti vanitate.
Apologet. XXXVIII.

(21)  Velleius Paterculus. I, 15

(22)  Ce théâtre ayant été incendié fut reconstruit par Claude.
Suétone, Vie de Claude, XXI