III - Caius César Caligula (an de Rome 790.)

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Caligula et Drusilla
Camée de sardoine
Bibliothèque nationale de France
Département des Monnaies, médailles et antiques

On ne sait si Tibère mourut d'une mort naturelle, ou s'il eut une fin tragique. Lorsqu'il termina ses jours, il avait soixante et dix-neuf ans (1), dont il avait régné vingt-trois. Caïus César, surnommé Caligula, fut choisi pour lui succéder, à la grande satisfaction de tous les Romains, dont l'attachement à la mémoire de ses aïeux était son premier titre à l'empire. En effet, du côté de sa mère, Auguste était son bisaïeul, et Agrippa, son aïeul ; Drusus, père de Germanicus, qui lui avait donné le jour, était son aïeul paternel. Dans cette circonstance, le peuple romain ne se rappelait pas sans une vive émotion les vertus et la mort prématurée de ces princes, dont aucun n'avait eu le bonheur d'atteindre à la vieillesse d'Auguste. Il n'était pas moins ému, lorsqu'il pensait à la fin tragique de sa mère et de ses frères que Tibère avait fait mourir. Ces souvenirs étaient cause que chacun s'efforçait d'adoucir l'affliction d'une si illustre famille, en espérant bien d'un jeune prince qui, né dans les camps où il avait pris son surnom d'une chaussure militaire (2), était cher et agréable aux légions. De plus, il n'y avait pas un seul homme prévoyant qui ne pensât qu'il ressemblerait à ses illustres parents (3), malgré cette loi de la nature, qui souvent, et comme à dessein, fait naître les méchants des gens de bien, les sots des hommes d'esprit, et vice versa.

C'est la raison pour laquelle plusieurs hommes sages ont regardé comme un bonheur de n'avoir point d'enfants. La bonne opinion qu'on s'était formée de Caligula n'était pas sans fondement. En effet, il s'était tellement appliqué, sous le règne de Tibère, à cacher ses détestables qualités, soit par pudeur, soit pour se donner les apparences de la soumission, que ce ne fut pas sans raison que, dans la suite, on avait coutume de dire de lui, que jamais il n'avait existé ni un meilleur serviteur (4), ni un plus mauvais maître. Dès qu'enfin il eut été élevé au pouvoir suprême, l'inconstance périodique à laquelle sont sujets les esprits de cette trempe (5), fit qu'il se concilia, par plusieurs actions dignes d'éloges, l'affection du peuple, du sénat et des soldats ; et même qu'un jour qu'on lui dénonça une conspiration, tramée contre sa personne, il fit semblant de n'y pas croire, et dit hautement qu'il n'était pas vraisemblable, qu'on voulût attenter à la vie d'un homme qui n'était à charge et ne nuisait à personne ; mais aussitôt qu'il eut fait périr, sous divers prétextes, un très petit nombre d'innocents, devenu semblable à une bête féroce, qui s'est abreuvée de sang, il ne s'occupa plus que des moyens d'en répandre, et pendant trois ans il souilla l'univers de celui des sénateurs et des plus vertueux citoyens. Après s'être rendu coupable d'inceste avec ses propres soeurs, et d'adultère avec les dames des plus illustres maisons de Rome, il adopta le costume avec lequel on représentait les dieux. Tantôt, à cause de son inceste, il se faisait passer pour Jupiter lui-même ; tantôt, environné d'un cortège de bacchantes, il disait qu'il était le dieu Bacchus. Ayant assemblé les légions par l'espérance qu'il leur donna qu'elles passeraient en Germanie, il leur fit ramasser sur les bords de l'Océan un grand nombre de coquillages et de petits cailloux. Il assistait à cette occupation, tantôt vêtu d'une robe traînante et avec les attributs de Vénus ; tantôt couvert de ses armes, et ne cessait de répéter qu'il emportait les dépouilles des dieux et non des hommes, parce qu'il s'emparait de ces coquillages, que les Grecs, qui s'appliquent à tout exagérer, appellent des yeux de nymphes (7). Enorgueilli de cet exploit, il essaya de se donner le titre de seigneur, et d'orner sa tête d'un diadème. Ce fut pour cette raison que les citoyens qui avaient conservé l'ancienne vertu romaine, animés par Chéréa (8), délivrèrent la république d'un si grand fléau. Sans doute cette action aurait eu le même résultat que celle de Brutus, qui chassa Tarquin, si les Romains eussent été exercés au métier des armes, et si leur indolence et leur amour pour les plaisirs ne les eussent forcés à ne composer l'armée que d'étrangers et de barbares ; enfin, si la corruption de leurs moeurs n'eût tué la liberté, en leur inspirant la passion des richesses. Pendant que le sénat lançait un décret de proscription contre tous les membres de la famille impériale, sans en excepter les femmes, et que des gens armés les cherchaient, il arriva par hasard qu'un Epirote, soldat d'une cohorte qui occupait les postes les plus importants du palais impérial, découvrit Claude qui s'était caché dans un endroit peu décent (9). Il l'en tira, et se mit à crier à ses camarades : «Si vous êtes sages, voici un empereur». L'imbécillité de ce prince le fit passer pour un homme d'un caractère fort doux, aux yeux des citoyens les moins pénétrants, comme elle lui avait été d'un grand secours auprès de son oncle Tibère, et l'avait garanti de la jalousie de Caligula, fils de son frère Germanicus. D'ailleurs, le mépris dans lequel il avait vécu sous le règne des deux empereurs, ses parents, l'avait rendu au peuple et aux soldats un objet de pitié, et même d'attachement. Pendant que la plupart s'entretenaient de ce qu'il avait été, tout à coup les troupes, qui étaient présentes, l'entourèrent sans que personne s'y opposât, et bientôt le reste des soldats et du peuple accourent auprès de lui. A cette nouvelle, les sénateurs envoient promptement un tribun pour réprimer cette audace. Mais, lorsqu'ils voient toute la ville en proie à la plus violente sédition, et les citoyens de tous les ordres de la république se diviser entre eux, ils se soumettent, comme s'ils en avaient reçu l'ordre. Ainsi le pouvoir suprême d'un seul fut de nouveau consolidé à Rome, et l'on vit alors très clairement que tous les efforts humains sont inutiles quand ils ne sont pas secondés par la fortune.


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(1)  L'auteur de l'Epitome dit : Soixante-dix-sept ans et quatre mois.

(2)  Le surnom de Caligula est le diminutif de Caliga, qui signifie chaussure.

(3)  Dans quelques éditions le texte porte, similem fore sui credebat ; et dans d'autres, similem fore suis, etc. Schott, Gruter, etc., tiennent pour la dernière leçon ; mais Arntzen écrit sui. J'ai préféré suis à cause de ce qui suit.

(4)  On lit dans le texte, neque meliores famulos. D'après Suétone et Tacite, il faut lire, neque meliorem famulum. Le sens de cette dernière leçon est beaucoup plus clair que celui de l'autre.

(5)  Le passage latin, uti talia ingenia veteris solent anni mensibus, a certainement été corrompu par les copistes, et les critiques conviennent unanimement qu'il ne signifie rien. Chacun d'eux a donc proposé sa conjecture. Pierre Pithou, cité par Schott et Gruter, propose de lire, uti talia ingenia veteri solent, etc. Gruter veut, verti solent. Madame Dacier approuve cette dernière leçon. Arntzen pense qu'on pourrait lire, uti talia ingenia victis insolentia mentibus ; et après avoir fait, à son ordinaire, un grand nombre de citations, il finit par avouer que son opinion n'est pas trop bien fondée. On voit que j'ai suivi la leçon de Gruter.

(6)  Il est évident qu'il faut lire, dans le texte, patres au lieu de partes, parce que les commencements du règne de Caligula ne ressemblèrent point à ceux du règne de Tibère, qui furent agités de quelques troubles.

(7)  Et les latins Ocellatos.

(8)  Tribun d'une cohorte prétorienne, et l'un des plus vertueux personnages de son siècle.

(9)  Claude s'était caché dans l'embrasure d'une fenêtre, endroit négligé et malpropre. Tacite se sert aussi de deformi latebra en parlant de la loge du portier, dans laquelle se réfugia Domitien.