Anicius Manlius Torquatus Boethius ou Boetius naquit vers l'an 455, dans la ville de Rome, où ses ancêtres avaient exercé les premières charges de l'Etat. Dès l'âge de dix ans il fut envoyé à Athènes pour y étudier la langue et les sciences de la Grèce, et il y resta dix-huit ans. Pendant ces années studieuses de sa jeunesse, il traduisit divers ouvrages de Ptolémée, de Nicomaque, d'Euclide, de Platon, d'Aristote et d'Archimède, traductions qu'il continua plus tard, dans les intervalles de loisir que lui laissaient les affaires publiques.

Peu d'années après son retour à Rome, à l'âge d'environ trente-deux ans, il fut nommé consul, l'an 485. On trouve son nom dans les fastes consulaires comme ayant été seul consul pendant cette année. Odoacre, chef des Hérules, dominait alors l'Italie où il s'était fait reconnaître comme roi, après avoir dépossédé le faible empereur Augustule. Le chef d'une nouvelle race barbare, de la seule qui ait sur-le-champ accepté la civilisation romaine sans perdre son énergie militaire, Théodoric, chef des Ostrogoths, se disposait déjà à l'établissement de sa glorieuse domination dans le midi de l'Europe. Elevé comme otage à la Cour de Constantinople, il y avait puisé le goût des arts ; son séjour en Italie devait lui apprendre le respect dû à la supériorité des lois romaines. Dès 489 il avait franchi les Alpes. En 493 il avait battu à différentes reprises Odoacre, assassiné, dit-on, ensuite par ses ordres, et avait épousé Audelflède, soeur de Clovis, afin de se fortifier par une alliance avec la race guerrière des Francs. En 497 il s'était fait reconnaître par l'empereur d'Orient Anastase, comme roi d'Italie. En 500 il faisait son entrée solennelle dans la ville de Rome, accueilli par les félicitations du pape, du consul, du sénat et du peuple.

Les deux fils de Boèce, Fl. Hypatius et Patricius, étaient les consuls désignés de cette année. Boèce, personnage consulaire et sénatorial, placé entre ses deux jeunes fils, lui-même jeune encore, puisqu'il avait à peine 45 ans, fut chargé de haranguer, au nom du sénat, le nouveau maître de l'Italie. Il parle de ce jour, dans ses ouvrages, comme de l'un des plus glorieux de sa vie. Sur cette terre dévastée depuis peu par tant de hordes barbares, et abandonnée par la lâcheté de ses souverains et de ses possesseurs, c'était un avenir heureux qu'annonçait le triomphe de Théodoric. Depuis sept ans qu'il avait renversé Odoacre, il avait fait éclater les talents d'un grand homme. Arien, ainsi que son armée, il avait montré la plus parfaite tolérance envers les subjugués ; Barbare, il avait adopté les lois et jusqu'au costume des Romains ; vainqueur, il avait respecté les propriétés des vaincus ; soldat, il voulut que ses soldats n'eussent droit qu'aux emplois militaires, et conféra tous les emplois civils, fidèlement conservés, aux pacifiques Romains dont il reconnut les lumières. Boèce fut un des premiers qu'il distingua. En se faisant reconnaître par les empereurs, Théodoric s'était réservé le droit de nomination au consulat d'Occident, et Boèce fut revêtu une seconde fois par ses mains, en 510, de la dignité de consul.

Ce fut à cette époque de sa vie que Boèce, dans toute la vigueur de son âge, écrivit son Commentaire sur les dix catégories d'Aristote et plusieurs autres ouvrages sur toutes les branches de la philosophie qui embrassait alors toutes les sciences morales, physiques et mathématiques. Son projet était de compléter sa traduction d'Aristote commencée à Athènes ; mais les affaires publiques ne lui laissèrent pas le loisir de terminer cet important travail, dont une partie obtint la plus haute célébrité dans les siècles qui suivirent.

On peut voir dans les curieuses lettres écrites au nom de Théodoric, par Cassiodore son secrétaire et un de ses ministres, quel cas Théodoric faisait de Boèce et dans combien de travaux divers il savait tirer parti de son talent. Trois des lettres de Théodoric sont adressées à Boèce. Dans la première, Théodoric a recours à ses talents mathématiques. Il lui dit qu'il a appris qu'un trésorier infidèle altère les monnaies ; que les fantassins et les cavaliers de sa garde se plaignent de ne pas recevoir d'argent de bon aloi, et d'être obligés par là de faire des pertes considérables ; et il lui prescrit de faire vérifier avec soin si les lois à cet égard sont observées.

Dans une seconde lettre ce sont les talents de Boèce pour la mécanique, dont Théodoric réclame l'emploi. Dans la troisième lettre Théodoric fait un appel au talent de Boèce pour la musique, et nous avons en effet encore de ce savant un traité sur la musique. Il paraît que le roi des Francs, Clovis, que Théodoric, qui avait épousé sa soeur Audelflède, appelle Ludvin, consonnance plus rapprochée que la nôtre de la forme réelle Hlutwig, avait beaucoup entendu vanter la musique des festins de son beau-père. Il lui écrivit donc pour le prier de lui envoyer un habile joueur de harpe. Théodoric s'adressa à Boèce.

«J'ai promis, dit-il, au roi des Francs, de satisfaire à la demande qu'il me fait, uniquement parce que je connais toute ton habileté en musique, et que j'ai compté sur toi, qui es parvenu par tes études aux sommets les plus ardus de cette science, pour me désigner l'homme le plus habile en ce genre... Choisis donc le meilleur joueur de harpe de notre temps, et qu'il devienne comme un autre Orphée, qui dompta par la suavité de ses accents la dureté du coeur des Gentils. Autant seront vifs les remercîments qu'on nous adressera, autant, par une équitable compensation, je saurai en faire retomber sur toi, pour avoir su à la fois et obéir à mes ordres et te distinguer toi-même».

Il eût été à désirer, pour la tranquillité de Boèce, qu'il continuât à s'occuper longtemps encore des travaux scientifiques qui avaient été l'affection de sa vie entière, et que, ministre d'un souverain arien, il n'usât de son influence politique et de la confiance de Théodoric que pour faciliter une réconciliation morale, comme d'autres avaient cherché à amener une fusion politique entre les Goths et les Romains. Théodoric lui avait témoigné depuis plus de vingt ans une grande considération, et dans l'année 522 il le nomma une troisième fois consul, conjointement avec son beau-père Symmaque ; mais le moment n'était pas éloigné où du faîte des honneurs et de la prospérité, Boèce allait retomber dans l'abîme de l'infortune ; et en considérant avec impartialité les événements de cette époque, les apparences, il faut l'avouer, semblent, jusqu'à un certain point, accuser Boèce et justifier Théodoric. A l'empereur semi-arien Anastase avait succédé, en 518, sur le trône de Constantinople, un orthodoxe fougueux, l'empereur Justin, dont le zèle était encore enflammé par celui de sa femme, l'impératrice Euphémie, née comme lui de race barbare. D'autres assurent que loin d'être le fils d'un paysan thrace, il était, comme Boèce, de la famille des Anicius. Quoi qu'il en soit, il ne fut pas plus tôt monté sur le trône qu'il commença une persécution universelle contre les Ariens. Il les dépouilla de leurs églises, les exclut de tous leurs emplois, confisqua tous leurs biens et menaça leur vie, traitant ainsi en conspirateurs des hommes qui formaient la moitié, et la plus énergique moitié, des habitants de l'empire ; car il faut se rappeler qu'alors, à l'exception des Francs, tous les Barbares qui étaient venus se jeter sur l'empire professaient, extérieurement au moins, l'arianisme. Les Ostrogoths de l'Italie et leur roi Théodoric, les Visigoths de la Gaule Narbonnaise, de l'Aquitaine et de l'Espagne, et leur roi Alaric, les Suèves de la Galice, les Burgondes de la Gaule Lyonnaise, les Vandales d'Afrique et Thrasimund leur roi, étaient également Ariens et soutenaient les Ariens de l'empire. La persécution allumée contre cette nombreuse secte en Orient enflamma promptement les Italiens du même esprit d'imitation. Là on ne pouvait qu'écrire et disputer, car la puissance politique était entre les mains des Ariens et de l'habile Théodoric. On écrivit donc et on disputa, et ce furent surtout les doctrines de l'arianisme qui servirent de champ de bataille. Arius, qui vivait au IVe siècle, avait publié que le Verbe n'était pas égal à son père et qu'il n'avait pas été de toute éternité, mais qu'il avait été créé de rien et qu'il était du nombre des créatures. Pour réfuter cette opinion schismatique, de nombreux traités avaient été écrits en faveur de la Trinité, et à l'époque dont nous parlons il y eut une extrême acrimonie dans les reproches faits par les Italiens catholiques, exercés dans les combats de la plume et de la parole, aux Goths ariens qui avaient peu l'usage de ces luttes littéraires.

Théodoric, irrité de voir se multiplier des levains de discorde qui pouvaient renverser l'édifice de sa sage politique, résolut d'y apporter un prompt remède. Il ordonna donc au pape Jean Ier, qui venait d'être élu, en 523, de se rendre avec son ami le patrice Symmaque, allié de Boèce, auprès de l'empereur Justin, à Constantinople, pour l'engager à modérer la rigueur de ses décrets contre les Ariens, rigueurs qui pouvaient le forcer lui-même à des représailles contre les catholiques. Jean Ier et Symmaque partirent ; mais le résultat de cette ambassade ne fut nullement satisfaisant pour Théodoric. Les deux ambassadeurs paraissent avoir préféré le triomphe de leur foi au succès de la mission qui leur avait été confiée. Quelques-uns des historiens de Jean Ier disent que, fier d'aspirer au martyre, il engagea l'empereur à ne se relâcher en rien de l'édit qu'il avait promulgué contre les Ariens ; d'autres assurent, et ils l'en louent, que voulant concilier autant que possible les devoirs de sa foi et ceux de sa mission, il se contenta d'engager Justin à les modérer dans l'exécution sans consentir à en modifier l'énoncé. A son retour de Constantinople, Théodoric le fit jeter en prison à Ravenne, où il mourut peu de temps après, et nomma lui-même un autre pape, Félix III.

Symmaque, allié de Boèce et compagnon de Jean Ier dans son ambassade à Constantinople, fut exposé aux mêmes reproches et à la même indignation de la part de Théodoric, qui le fit aussi jeter en prison et ensuite exécuter comme criminel d'Etat.

Boèce fut enveloppé dans la même disgrâce que ses deux amis. Il fut accusé auprès de Théodoric d'avoir entretenu avec l'empereur Justin, son parent, une correspondance secrète. Il voulait, disait-on, enlever l'Italie à la domination de souverains étrangers et ariens, et la faire rentrer sous celle des empereurs. On produisit même deux lettres de lui dans lesquelles cette conspiration semblait patente. Boèce déclara toujours que ces deux lettres n'étaient pas de lui et qu'elles avaient été supposées par ses ennemis. C'est ce qu'il assure encore dans un ouvrage où la plus haute morale parle constamment par sa bouche, les Consolations de la philosophie, écrites par lui dans la prison d'où il ne sortit que pour aller à la mort. Boèce ne fut jamais confronté avec ses ennemis, et le témoignage d'un homme aussi honorable, qu'aucune preuve réelle n'invalide, est sans doute d'un grand poids dans cette affaire. Mais Théodoric avait été blessé de le voir se mêler à une polémique religieuse si irritante ; la passion d'une part et l'habileté des intrigues des ennemis de Boèce de l'autre purent entraîner son jugement, et Boèce fut sacrifié. Il fut arrêté à Vérone où il s'était rendu pour présenter la défense de son beau-frère Symmaque, et il fut conduit prisonnier à Pavie, à la fin de l'année 524 ou au commencement de 525. Tombé du faîte de la puissance dans la plus profonde infortune, enfermé dans une dure prison, sous le poids d'une accusation capitale, Boèce retrouva sa hauteur d'âme et cette pure philosophie dont il avait été nourri dès l'enfance. Ce fut dans les moments d'une douloureuse solitude qu'il écrivit le plus beau de ses ouvrages, son véritable legs à la postérité.

Les Consolations de la philosophie, écrites par Boèce dans sa prison sans le secours d'aucun livre, sont un des plus beaux monuments de la philosophie latine, de même que le Phédon et le Criton de Platon, résumé des dernières pensées de Socrate prêt à recevoir la mort, sont un des plus beaux monuments de la philosophie grecque. Après avoir consacré son cinquième livre à prouver le libre arbitre de l'homme et à montrer comment la puissance de Dieu se concilie aisément avec la liberté de l'homme, on voit, par la disposition de son sujet, dans lequel il procède par déduction à la manière des Platoniciens, qu'il allait passer à un sixième livre, lorsqu'il fut interrompu pour subir une mort cruelle sur l'échafaud, le 23 octobre 526, à l'âge de soixante-onze ans. On montre à Pavie une ancienne tour de brique qu'on prétend être celle où Boèce perdit la vie. Il fut enterré dans cette ville.

Dans les siècles qui suivirent on voulut inscrire Boèce au nombre des saints et des martyrs à côté du pape Jean Ier. Mais cela ne peut se faire sans inscrire aussi Théodoric au nombre des persécuteurs et des tyrans, et ce serait contraire à toute vérité. Boèce fut condamné, ainsi que Jean Ier et Symmaque, pour crime d'Etat. Malgré les apparences qui témoignaient contre Boèce, l'assurance qu'il donne de son innocence dans un moment aussi solennel a convaincu la postérité de la pureté de ses intentions et de sa conduite ; toutefois, le défaut de confrontation avec ses témoins avait laissé à ses deux lettres toute l'autorité d'une chose prouvée. Un arrêt de mort dans une accusation politique aussi incertaine fut sans doute un arrêt violent ; mais de la même manière qu'il ne saurait flétrir l'honneur de Boèce, il ne suffit pas non plus pour flétrir une vis glorieuse comme celle de Théodoric et transformer en persécuteur féroce un homme dont tous les actes et toutes les paroles respirent l'amour de l'humanité.

Qu'on lise toutes les lettres écrites au nom de Théodoric, qu'on examine sa vie entière, et on verra quel est cet homme dont quelques légendaires ont voulu faire un sanglant persécuteur, dévoré ensuite d'affreux re-mords et tourmenté par des visions.

«Que les autres rois, écrivait-il à un de ses lieutenants, en ordonnant la restitution de propriétés à leurs anciens possesseurs en Gaule, que les autres rois se plaisent à amonceler les ruines des cités et à vivre de butin, nous, à l'aide de Dieu, nous voulons user de telle manière de notre victoire que ceux que nous aurons vaincus regrettent de n'avoir pas été plus tôt soumis à notre domination».

Avec un caractère aussi noble qui exclut tout soupçon d'atroce persécution religieuse, il faut donc en revenir à penser que Boèce fut victime d'un de ces jugements précipités, si ordinaires dans tous les temps à la justice des hommes et des partis ; jugements sur lesquels revient plus tard l'impartiale postérité. La réparation semble ne pas s'être fait longtemps attendre, car Amalasonte, fille de Théodoric et régente pendant la minorité de son propre fils Athalaric, successeur de Théodoric, fit relever les statues de Boèce abattues, et rendit à sa femme ses propriétés confisquées.

Théodahat, successeur d'Athalaric, continua cette oeuvre de réparation et fit épouser une de ses parentes à un descendant de l'illustre Boèce. Sa veuve Rusticienne cependant, soeur de Symmaque, qu'il avait épousée en secondes noces, était destinée à de nouvelles infortunes, communes cette fois à sa patrie entière. Elle survécut assez longtemps à son mari pour être témoin du ravage de Rome par Totila, chef des Goths, en 541, et fut, ainsi que les plus illustres matrones romaines, réduite à la plus profonde misère. Une suite d'hommages non interrompus fut rendue, après ces cruels moments d'épreuve, aux cendres de Boèce. Luitprand, roi des Lombards en 712, qui venait, en 722, de retirer à prix d'argent des mains des Sarrasins de Sardaigne le corps de saint Augustin et l'avait fait transporter à Pavie, fit aussi réparer et embellir le tombeau de Boèce, placé dans la même ville, et y fit mettre l'inscription suivante :

Moeoniae et latior linguae clarissimus, et qui
Consul eram, hic perii, missus in exilium.
Sed quem mors rapuit, probitas evexit ad auras,
Et nunc fama viget maxima, vivet opus.

En 996 l'empereur Othon III, dans un voyage à Rome, fit retirer les ossements de Boèce de ce tombeau et lui fit ériger un nouveau tombeau de marbre, pour lequel le savant Gerbert, archevêque de Reims, puis évêque de Ravenne et ensuite pape sous le nom de Silvestre II, composa une inscription.

J. A. C. BUCHON.