Acte I - Deuxième tableau

Prologue Scène 2

Le Champ de Mars. - Au troisième plan à droite, une maison ; en face de la maison, le Tibre faisant le coude. Au fond, le mur et la porte Flaminia. A gauche, le tombeau de Sylla, ombragé par un grand pin et par un groupe de cyprès. Au lever du rideau, des jeunes gens, dans l'espace compris à droite, s'exercent à la lutte, au saut, au disque, à la balle ; c'est un collège de patriciens. A gauche est un groupe de trois personnes couchées au pied du tombeau de Sylla.


Scène 1
VOLENS, CICADA, GORGO, un pédagogue, jeunes gens

LE PEDAGOGUE
Allons, la dixième heure est criée. Assez de récréation comme cela. Formez-vous deux par deux, et rentrons à la maison.

CICADA
Bon ! et le Tibre, on ne lui dit donc pas deux mots, aujourd'hui ? nous ne faisons pas un peu comme cela ? (Il imite un homme qui nage.)

LES ENFANTS
En effet, on nous avait promis le bain pour aujourd'hui.

LE PEDAGOGUE
Ce sera pour demain ; à vos rangs !

CICADA
Et quand on pense que nous sommes dans un pays libre, et qu'on force des citoyens romains à obéir à un méchant pédagogue grec, qu'on en vend de pareils au marché pour cinquante sesterces.

GORGO
Tais-toi, Cicada.

LE PEDAGOGUE
Apprends, drôle, qu'on ne se baigne pas après avoir travaillé comme viennent de le faire ces jeunes seigneurs.

CICADA
C'est cela, ces jeunes seigneurs, en voilà un travail qu'ils ont fait. Bon ! je me souviendrai de cela. Jouer à la balle, lancer le disque, se donner des crocs-en-jambe, cela s'appelle travailler.

LE PEDAGOGUE
Et ce que tu fais là, vautré comme un âne sur le foin, comment cela s'appelle-t-il ?

CICADA
Cela s'appelle se reposer... Tiens, pourquoi donc que je travaillerais, moi ? est-ce que je suis patricien ? est-ce que je suis chevalier ? est-ce que je suis noble ? C'est bon pour ces paresseux-là, qui ont le temps de suer toute la journée. Eh bien, cela m'est encore égal, que les jeunes seigneurs n'aillent pas à l'eau ; mais je veux que le pédagogue y aille. A l'eau, le maître d'école ! à l'eau !

GORGO
Prends garde ! c'est le pédagogue qui instruit les enfants des sénateurs ; il appellera son esclave, et tu te feras rosser, la Cigale !

CICADA
Rosser, moi ? Allons donc, un citoyen romain ? Je voudrais bien voir un peu cela. A l'eau, le maître d'école ! à l'eau !

TOUS
Oui, à l'eau ! à l'eau !

LE PEDAGOGUE
Holà, Castor !

UN ESCLAVE NOIR accourt avec son fouet.
Me voilà !

LE PEDAGOGUE, désignant Cicada
Attrape-moi ce drôle.

CICADA
Et des jambes ?

LE PEDAGOGUE
Allons, courage ! il y a cinq sesterces pour toi, Castor.

CICADA
C'est pour tout de bon ?

LE NOIR
Tu vas voir.

(Course dans le Champ de Mars. Cicada emploie toutes ses ressources ponr échapper, et finit par être pris.)

CICADA, avant qu'on lui ait rien fait
Oh ! là là ! oh ! là là !

VOLENS, vieux soldat, s'éveillant
Qu'y a-t-il ?

CICADA
Au secours ! au secours !

VOLENS, se levant à demi
Est-ce qu'on ne va pas me laisser dormir un peu tranquille ?

CICADA
A moi, le vieux ! à moi !

VOLENS
Veux-tu lâcher cet enfant, face de charbon !

CICADA
Veux-tu me lâcher ! A moi, Volens ! à moi !

VOLENS, se soulevant
Attends !

GORGO, le retenant
Prends garde !

VOLENS
A quoi ?

GORGO
Prends garde à ce géant, qui t'assommera d'un coup de poing.

VOLENS
Bah ! j'en ai vu, des Africains, en Afrique, et de près, je m'en vante.

GORGO
Oui, mais tu avais vingt ans de moins.

VOLENS
C'est vrai.

GORGO
Et puis il a tort, le petit.

VOLENS
Il a tort ? C'est autre chose... Il paraît que tu as tort, la Cigale ! tire-toi de là comme tu pourras.

CICADA
Comment ! tu m'abandonnes ?... C'est bien la peine de s'appeler Volens... Comment ! vous m'abandonnez, poltrons ? Au secours ! on m'étrangle !...

LE NOIR
Qu'en faut-il faire ?

LE PEDAGOGUE
Puisqu'il aime tant le Tibre, fais-lui prendre un bain.

CICADA
Au secours ! au secours ! on me noie !...

VOLENS, faisant un mouvement
Cependant...

GORGO
Il sait nager, sois donc tranquille.

LE NOIR, jetant Cicada dans le Tibre
Bon bain, citoyen romain ! bon bain !

CICADA, dans le Tibre
Ohé ! les sénateurs ! ohé ! les bandes de pourpre ! ohé ! les laticlaves ! les noirs ! les pédagogues ! les Africains !...

VOLENS, avec mélancolie
C'est égal, ce n'est pas de ton temps, mon vieux Cornélius Sylla, qu'un de tes vétérans eût été obligé de reculer devant un esclave.

CICADA, reparaissant
Ni que cet esclave eût jeté à l'eau un citoyen romain, n'est-ce pas, père Volens ?

GORGO ET LES AUTRES
L'eau était-elle bonne ?

CICADA
Allez-vous-en jouer, vous autres !... Brrrou!... Un peu de soleil, s'il vous plaît !... Je suis comme Diogène... Un peu de soleil... Merci, Gorgo !

(Il se met au soleil.)

VOLENS
Mais patience ! voilà les élections qui arrivent, on va nommer les consuls. Tel nous dédaigne aujourd'hui comme des mendiants, et prétend que nous devons travailler si nous voulons vivre, qui viendra demain nous baiser les pieds pour avoir notre voix.

GORGO
Alors, nous leur dirons : «Nous ne sommes pas des hommes, nous sommes des machines à élections. Voulez-vous être élus, graissez les machines».

CICADA
Tu vends ta voix, toi, Gorgo ?

GORGO
Je crois bien ! c'est le plus clair du revenu du citoyen romain que sa voix... N'est-ce pas, Volens ?

VOLENS
Nous n'avons plus Sylla pour nous enrichir ; il faut bien plumer ce qui nous tombe sous la main. Nous plumons les candidats... un tas de pies et un tas de geais... la monnaie d'un aigle.

CICADA
Peuh ! je ne suis pas fâché que Sylla soit où il est, moi...

VOLENS
Comment ! malheureux...

CICADA
Mais laissez-moi donc finir, vieux brave ! Voici ce que je veux dire : Si Sylla vivait, il ne serait pas mort ; s'il n'était pas mort, il ne serait pas enterré ; et, s'il n'était pas enterré, nous n'aurions pas cette belle ombre fraîche et noire que fait son tombeau au Champ de Mars, de la huitième à la douzième heure. C'est si bon, l'ombre... quand il y a du soleil !

VOLENS
Tais-toi, Cicada... Et cependant tu as raison... De Sylla, de ses victoires, de ses bienfaits, il ne nous reste qu'un peu d'ombre fraîche, l'après-midi.

CICADA
Ainsi passe la gloire... comme aurait pu dire le pédagogue qu'on aurait pu me donner. Est-ce que je l'ai connu, moi, Sylla?

VOLENS
Quel âge as-tu ?

CICADA
J'aurai seize ans aux prochains consuls, dans deux jours.

VOLENS
Tu es né justement l'année où son accès le prit, et où il mourut.

CICADA
Son accès ou son abcès ?... Ma mère m'a toujours dit que feu Sylla...

VOLENS
Ta mère était une Marius, et, comme toutes ces coquines-là, elle dénigrait notre dictateur.

GORGO
Dites donc, dites donc, père Volens ! moi aussi, j'en suis, des Marius. N'en dites donc pas de mal... Marius, voyez-vous, c'était un fier homme.

VOLENS
Pas de comparaison... Il s'en faut au moins des d'eux tiers que Marius ait tué autant que Sylla.

GORGO
Eh ! eh ! il en a tué pas mal aussi, lui.

VOLENS
Et les distributions, donc ! Est-ce que Marius a jamais donné comme donnait l'autre ?... Voyons, toi qui étais pour lui, t'a-t-il jamais fait cadeau d'une maison de ville et de deux maisons de campagne ?

GORGO
Non, je l'avoue.

VOLENS, s'asseyant
Eh bien, Sylla m'a donné cela, à moi.

CICADA
Vous avez trois maisons, vous, père Volens ?

VOLENS
Je les ai eues.

CICADA
Les propriétaires de vos maisons devaient être joliment vexés, dites donc !

VOLENS
Non ; quand Syllâ donnait la maison, le propriétaire n'avait plus le droit de se plaindre : on lui avait coupé la parole.

GORGO
On appelle cela la guerre civile, Cicada.

CICADA
Tous les combien cela revient-il, les guerres civiles ? En a-t-on chacun une dans sa vie ?

VOLENS
J'en ai eu quatre, moi, et j'espère bien, quoi que fasse le Pois-Chiche, que j'en aurai encore une ou deux.

CICADA
Dis donc, Gorgo, qu'est-ce que c'est que le Pois-Chiche ?

GORGO
Eh ! tu le sais bien, c'est ce méchant avocat d'Arpinum, qui dit toujours : Sénateurs, la justice ! sénateurs, l'ordre !

CICADA
Ah ! oui, Cicéron ; je l'ai entendu une fois parler trois heures de suite.

GORGO
Tu as du courage, toi !

CICADA
Je m'étais endormi au commencement de son discours. Je ne me suis réveillé qu'à la fin ; il avait parlé trois heures ; j'ai vu cela au soleil. Eh bien, père Volens, si le Pois-Chiche, comme vous dites, est démoli, si j'ai la chance d'une guerre civile, savez-vous ce que je demanderai, moi ? Je ne suis pas ambitieux.

VOLENS
Que demanderas-tu ?

CICADA
Je demanderai cette maison qui est là sous les arbres. Elle me plaît, elle est postée au coin de la voie Flaminia, qui mène à la campagne. Elle a vue sur le Tibre, elle donne sur le Champ de Mars, je la retiens.

VOLENS, fronçant le sourcil
Cette maison...

CICADA
Eh bien, qu'y a-t-il ? est-ce que vous en voulez aussi, de cette maison ? Mais vous les voulez donc toutes, alors ?

VOLENS
Non, je n'en veux pas. C'est une maison maudite.

CICADA
Bon ! vous voulez déjà me dégoûter de ma propriété.

VOLENS
Maudite pour moi, je m'entends. C'est dans cette maison que mon pauvre général a ressenti les premières atteintes du mal dont il est mort, il y a seize ans aujourd'hui.

CICADA
Et que venait-il faire dans cette maison ?

VOLENS
Il venait à l'enterrement du père de cette vestale qui fut condamnée par Cassius Longinus pour être devenue mère.

GORGO
Marcia ? Je l'ai vu enterrer vive.

VOLENS
Eh bien, c'était la fille du tribun Marcius.

CICADA
Raison de plus ; je ne serais pas fâché d'avoir la maison d'une vestale, moi.

VOLENS
Soit ; au premier mouvement, viens me trouver, je te ferai travailler, et tu gagneras la maison.

(On ouvre la porte.)

CICADA
Tiens, il paraît qu'elle est habitée, ma maison.


Scène 2
Les mêmes, CLINIAS, CHARINUS, MARCIA, sortant de la maison ; puis SYRUS

MARCIA, en longue stole, le visage presque voilé
Mon fils, voici la couronne.

CHARINUS, s'avance seul vers le tombeau. Il accroche la couronne à l'an des angles et s'incline
Divin Cornélius, bienfaiteur de ma famille, reçois cette couronne funèbre que, tous les ans, à pareil jour, je viens déposer sur ton tombeau. Tu sais, divin Sylla, qu'à l'époque où j'étais éloigné de Rome, que même au temps où j'habitais Athènes avec mon père Clinias, je m'associais par la prière à cette pieuse offrande que ma mère alors te vouait à ma place. Je suis de retour, divin Sylla ; j'ai visité les champs de bataille d'Orchomène et de Chéronée, où combattit près de toi mon aïeul Marcius, et je viens te dire : «Du séjour des ombres, où tu résides avec les héros et les dieux, veille sur nous, divin Sylla !»

(Ilsuspend la couronne à l'un des angles du tombeau.)

VOLENS
Bien, jeune homme ! très-bien ! La Cigale, choisis une autre maison, car tu n'auras pas celle de cet enfant.

CICADA
Allons, bon ! il faut déjà que je déménage.

MARCIA
Allez, Clinias ; je vous recommande Charinus.

CLINIAS
N'est-ce pas mon fils, Marcia ?

CHARINUS
Me voici, mon père.

(Pendant ce temps, trois hommes sont entrés en scène, et, après avoir marché de long en large, se sont arrêtés près d'un banc.)

CLINIAS
Regarde ces trois hommes, Charinus, et salue. L'un, c'est la vertu ; l'autre, c'est la richesse ; le troisième, c'est l'éloquence.

CHARINUS
Et ils s'appellent ?

CLINIAS
Caton, Lucullus, Cicéron. Viens, mon fils. (Il sort avec Charinus. Marcia les salue de la main tant qu'elle peut les voir ; puis elle rentre et ferme la porte. Caton, Lucullus et Cicéron s'asseyent. Un homme entre et se couche à quelques pas d'eux au pied d'un arbre.)


Scène 3
VOLENS, GORGO, CICADA, le pédagogue, CATON, LUCULLUS, CICERON

VOLENS, se penchant pour regarder les nouveau-venus
Caton, ils appellent cela la vertu ! un brigand qui nous traite d'assassins, parce que nous coupions des têtes du temps de Sylla ! Mais, imbécile ! si nous coupions des têtes, c'est que cela nous rapportait quelque chose ; on vivait dans ce temps-là, tandis qu'aujourd'hui l'on vivote.

GORGO
Caton, qui fait le sobre pour avoir le droit d'être avare, qui se nourrit de raves pour avoir le droit de nous laisser mourir de faim, qui se donne l'ennui d'être vertueux pour avoir le plaisir de reprocher leurs vices aus autres. Par Jupiter, j'aime encore mieux Lucullus ; il a volé, celui-là, c'est vrai, et beaucoup même, mais pas à Rome, en province.

(Un homme entre à gauche, parle à Cicéron et sort.)

CICADA
Et puis, ce qu'il a volé, ça profite, du moins : on dîne chez lui, et grassement.

GORGO
Est-ce que c'est là que tu te nourris, Cicada ?

CICADA
Ma foi, oui ; c'est près de la porte Salutaire, où je demeure.

GORGO
Tu demeures donc, toi ?

CICADA
Oui, au pied d'une colonne, sous le portique d'Ancus Martius ; ça fait que je vois de temps en temps son descendant Julius César. Je crie : Vive le noble Julius César, descendant d'Ancus Martius ! Ça le flatte, et il me donne des sesterces ; c'est pour jouer aux noix... Connais-tu Julius César, toi ?

GORGO
Si je le connais ! je suis son client.

CICADA
On est bien nourri chez lui ?

GORGO
Regarde-moi ! ai-je l'air d'un homme qui jeûne ?... Et vous, Volens, chez qui mangez-vous ?

VOLENS, secouant la tête
Oh ! moi, je mange à une cuisine qui se refroidit de jour en jour. C'était cependant une belle marmite !... A moitié renversée !... c'est dommage !

GORGO
De quelle marmite parles-tu ?

VOLENS
De celle d'un riche ruiné, d'un patricien à sec : de la marmite de Lucius Sergius Catilina, mes enfants. C'était là une cuisine ! J'y vais encore par reconnaissance... Et puis, de temps en temps, il faut le dire, on y attrape de bons morceaux... Je devine le moment, j'arrive et je dis : Me voilà ! L'autre jour, il y a eu un festin. Il avait fait faire une grande chasse dans les Apennins par ses pâtres. On a envoyé douze chevreuils, cent lièvres, cinq cents perdrix ; un dîner de gibier... Et quel vin, mes enfants ! Il n'y a qu'un homme ruiné pour donner de pareils repas avec un vin si vieux.

GORGO
Oui, c'est quand il vide le fond du sac, cela ; mais quand le sac est vide ?...

VOLENS
Ah ! ces jours-là, on voit venir le pauvre seigneur ; il est défrisé, il est pâle, il prend ses airs gracieux. «Mes enfants, dit-il, excusez Lucius Catilina ; les créanciers ont tordu le cou à sa dernière poule. Aujourd'hui, les croûtes seront dures... mais, soyez tranquilles, d'ici à demain, je tâcherai d'empaumer quelque imbécile, et nous aurons un festin royal, un festin de satrape, comme il convient à de dignes Romains tels que vous. Seulement, n'oubliez pas que si, de temps en temps, nous jeûnons, c'est la faute de sept ou huit gloutons qui dévorent la République». Là-dessus, comme c'est la vérité, on rit, ou remercie le patron, et l'on se serre le ventre.

CICADA
Bon ! mais le lendemain ?

VOLENS
Quand Catilina a promis, c'est comme si l'on tenait. Quand il a, il donne.

CICADA et GORGO
Quand il n'a pas ?

VOLENS
Quand il n'a pas, il prend... De toute façon, vous voyez bien qu'il tient sa promesse. Oh ! c'est un Romain, celui-là, et, le jour où il sera consul, le vrai peuple sera heureux.

(Cicéron se lève et regarde l'esclave couché.)

GORGO
Consul, Catilina ?

VOLENS
Pourquoi pas ? Qu'a-t-il donc fait pour n'être pas consul ? Est-ce parce qu'il a une mauvaise réputation ? Qu'est-ce que ça prouve ? Caton en a bien une bonne.

CICADA
C'est moi qui voterai pour Catilina quand j'aurai l'âge.

CICERON, se levant
Je crois que cet homme couché sur ce banc et qui fait sem-blant de dormir nous écoute... Venez ailleurs.

LUCULLUS
Soit ; quoique nous ne disions rien qui ne puisse se dire.

CICERON
Ce qui peut se dire, Lucullus, ne peut pas toujours s'entendre. (Apercevant Gorgo, Cicada et Volens.) Bon ! en voilà d'autres par ici.

CATON
Laissez-moi les chasser ; ce sont des paresseux. Quand on pense que la République distribue tous les matins vingt sesterces et une mesure de blé à cinquante mille paresseux de cette espèce !

CICERON
Pas de violence, Caton ! Croyez,-moi, quelques paroles amies feront plus que des injures.

LUCULLUS
Et une centaine de sesterces plus que des paroles amies. (Il s'approche.) Citoyens, la place est bonne, puisque vous l'occupiez. Cédez-la-nous un instant, et allez en prendre une autre qui ne sera pas mauvaise non plus, autour d'une table là-bas, à la taverne de la porte Flaminia. Voilà cent sesterces.

CICADA
Eh bien, quand je vous disais qu'il était généreux, mon patron ?

LUCULLUS
Tu es donc mon client, toi ?

CICADA
Certainement ! C'est moi qui fais la roue, vous savez bien, quand vous sortez avec votre belle voiture attelée de quatre chevaux. Ah ! si vous ne me connaissez pas, vos chiens me connaissent bien. Eh ! Bibrix ! eh ! Jugurtha ! (Il aboie.) Vive Lucullus !

LUCULLUS
Ah! je te reconnais, c'est toi qu'on appelle la Cigale. Voilà cinq sesterces de plus pour toi. (Revenant aux autres.) Charmant sujet, qui ira loin si on ne l'arrête pas en route.

CATON
Je ne vous comprends pas, Lucullus, de prodiguer votre argent à de pareils gueux.

LUCULLUS
Ces gueux-là sont les rois du monde, mon cher Caton ; ces gueux-là tiennent dans leurs mains mon palais de Rome et ma villa de Naples ; votre ferme de la Sabine, Caton ; votre maison d'Arpinum, Cicéron. Ayez donc des égards pour ces gueux-là.

CATON
Quand je verrai cette populace prête à disposer de mes maisons, j'aurai une torche pour brûler mes maisons ; quand je la verrai prête à disposer de mes jours, j'aurai un couteau pour en finir avec mes jours.

LUCULLUS
Vous êtes de l'école stoïque, vous, Caton ; grand bien vous fasse ! Moi, je suis de l'école épicurienne : j'aime mes palais, et je veux les garder ; j'aime la vie, et je veux vivre ; je laisse l'action aux autres, je suis fatigué ; j'ai amassé un peu de bien dans ma questure d'Asie et dans ma préture d'Afrique ; j'en jouis avec mes amis, mes gens de lettrés, mes artistes. (Mouvement de Caton.) Eh ! je sais bien ce que vous allez me dire. «Si vous laissez arriver tous ces agitateurs, tous ces Julius, tous ces Catilina, tous ces Céthégus, on vous dépouillera, on vous proscrira, on vous égorgera peut-être !» Que voulez-vous que j'y fasse ? Tendre la gorge au couteau, c'est l'affaire d'un instant, c'est le désagrément d'un quart d'heure... Eh bien, j'aime mieux souffrir un quart d'heure et en finir, que de souffrir un an comme le consul de cette année, et qui n'en finira pas, lui.

CATON
Vous faites la perspective sombre, Lucullus !


Scène 4
Les mêmes, un affranchi

L'AFFRANCHI, à Cicéron
Seigneur !

CICERON, à Lucullus et à Caton
Vous permettez ?

CATON
Faites.

LUCULLUS
Venez, Caton ; j'ai une idée.

(Ils marchent en causant, tandis que Cicéron reste sur le devant avec l'affranchi, qui lui remet une lettre.)

CICERON, après avoir lu
Es-tu sûr qu'il y ait réunion chez Catilina, ce soir ?

L'AFFRANCHI
J'en suis sûr.

CICERON
Tu es sûr qu'il se présente aux élections ?

L'AFFRANCHI
La réunion de ce soir n'a pas d'autre but que d'assurer son consulat.

CICERON
Sur combien de voix compte-t-il ?

L'AFFRANCHI
Il se vante d'en avoir déjà cent mille.

CICERON
Hier au soir, qu'a-t-il fait ?

L'AFFRANCHI
Il a soupé avec Aurélia Oresiilla.

CICERON
Et ce matin ?

L'AFFRANCHI
On lui a apporté trois lettres.

CICERON
De qui ?

L'AFFRANCHI
Une de César, une de Céthégus, une d'Aurélia Orestilla.

CICERON
Lui fait-il toujours la cour, à cette femme ?

L'AFFRANCHI
Il parle de l'épouser.

CICERON
C'est-à-dire d'épouser ses millions... A-t-il répondu aux messages reçus ?

L'AFFRANCHI
A celui de César, à celui d'Orestilla.

CICERON
Sais-tu ce que contenaient les réponses ?

L'AFFRANCHI
Des rendez-vous, probablement ; car César a demandé ses chevaux, et Orestilla sa litière.

CICERON
Pour la même heure tous deux, ou pour des heures différentes ?

L'AFFRANCHI
Pour la onzième heure tous deux.

CICERON
Que fait Catilina en ce moment ?

L'AFFRANCHI
Quand j'ai quitté Rome, il en sortait lui-même par la rue Large.

CICERON
Alors, il vient ici.

L'AFFRANCHI
C'est probable.

CICERON
Va. (L'affranchi s'éloigne ; Cicéron retourne vers Caton et Lucullus.) Mille pardons, seigneurs ; mais un avocat, quand il a des clients, est presque aussi occupé qu'un grand général, Lucullus... qu'un grand propriétaire, Caton...

CATON
Savez-vous ce que nous venons de décider, Lucullus et moi ?

CICERON
Non, en vérité.

LUCULLUS
Nous venons de vous nommer consul.

CICERON
Bah ! moi, consul ?

CATON
C'est une affaire arrangée... Ah ! ne secouez pas la tête. Lucullus ne veut pas de César : il flaire le tyran sous le débauché.

LUCULLUS
Et Caton refuse obstinément Pompée ; il devine le dictateur sous le général. Nous vous faisons nommer. D'abord, moi, je donnerai un festin au peuple.

CICERON
Vous voyez bien que voilà des extrémités...

CATON
Et moi, s'il le faut, je me remettrai à jouer à la paume et à lancer le disque avec toute cette populace ; c'est un moyen de lui plaire.

LUCULLUS
Sans dépenser d'argent.

CICERON
Merci !

LUCULLUS
Moi, je réponds de douze tribus sur les trente-cinq.

CATON
Moi, j'en aurai six, les plus pures... Trente mille vieux Romains...

CICERON
Vous croyez qu'il en reste tant que cela à Rome, Caton ?

CATON
J'en suis sûr.

LUCULLUS
Eh bien, douze et six font dix-huit ; dix-huit, sur trente-cinq, c'est déjà la majorité. Et vous, Cicéron, de combien de voix disposez-vous ?

CICERON
De la mienne.

CATON
Ce n'est pas beaucoup.

LUCULLUS
Au contraire, c'est tout. Parlez, Cicéron ; et vous ferez plus, avec votre parole, que moi avec mes dîners et Caton avec sa gymnastique... Rentrez-vous avec nous en ville, Tullius ?

CICERON
Non, je vais à Tusculum ; je préparerai mon discours.

LUCULLUS
Mes jardins sont sur la route de Tusculum, allons ensemble ; vous ferez un simple goûter avec moi, et vous continuerez votre chemin.

CATON
Et moi, je reste... Allons, les discoboles, place pour moi...

(Il se mêle aux joueurs.)

LES JOUEURS
Place au seigneur Caton !

LUCULLUS, à Caton
Au revoir ! (Passant au pied d'un arbre où Gorgo, Volens et Cicada boivent et mangent.) Ah ! Vous voilà, vous autres !

CICADA
Oui, noble Lucullus ; nous avons préféré faire notre petite collation dehors, au frais.

LUCULLUS
Bon appétit !

CICADA
A votre santé !

TOUS
A la santé du seigneur Lucullus !

(Cicéron et Lucullus sortent.)


Scène 5
Les mêmes, hors LUCULLUS et CICERON

LES SPECTATEURS, à Caton qui lancé le disque
Bravo, seigneur Caton !

LES TROIS MANGEURS, la bouche pleine
Bravo, seigneur Caton !

CATON
C'est en s'exerçant de la sorte que les Romains commanderont toujours aux autres peuples. Dans un corps vigoureux, l'esprit se trouve plus à l'aise.

CICADA
Seigneur Caton, pendant que vous y êtes, vous devriez essayer de lancer le disque de Rémus. Depuis six cent quatre-vingt-dix ans qu'il est là sur sa borne, personne ne l'a lancé ; vous en auriez l'étrenne.

VOLENS
Le seigneur Caton se nourrit trop légèrement pour tenter de faire de pareils tours de force.

CATON
Rémus était un dieu, je ne suis qu'un homme ; tout ce qu'un homme peut faire, j'essayerai de le faire ; rien au-delà.

(Il disparaît avec les Joueurs.)

CICADA
Tiens, les patriciens ne sont donc pas plus que des hommes, seigneur Caton ?


Scène 6
Les mêmes, CATILINA

CATILINA, allant droit à un homme couché
Où est Cicéron ?

L'HOMME
Il est parti pour Tusculum.

CATILINA
Que faisait-il ici ?

L'HOMME
Il causait avec Lucullus et Caton.

CATILINA
Qu'ont-ils dit ?

L'HOMME
Ils se sont doutés que je les écoutais et se sont éloignés. Je crois cependant qu'il est question de faire Cicéron consul.

CATILINA, laissant tomber une pièce d'or
C'est bien. Va m'attendre chez moi...

(L'Homme se lève et sort.)

VOLENS, se levant
Ah ! c'est le seigneur Catilina !

TOUS, rentrant
Catilina ! Catilina !... Vive Catilina !...

(Ils abandonnent Caton et vont à Catilina.)

CATILINA
Oui, mes amis, c'est moi... Bonjour, mes amis ; bonjour.

CATON
Braves gens, en voilà un patricien, et des plus vieux, sinon des plus purs ! Il descend de Sergeste, le compagnon d'Enée ; il le dit, du moins. Il est un peu pâle, c'est vrai ; un peu débraillé, c'est encore vrai ; mais enfin, comme je vous le disais, c'est un patricien. Demandez-lui donc un peu de lancer le disque de Rémus, à lui ?

CATILINA
Mes amis, il m'est arrivé cent chevreaux tendres de mes bergeries de Clytumne. Ne manquez pas d'en venir prendre votre part demain. Les tables seront dressées dans mes jardins du Palatin.

TOUS
Vive Sergius ! vive Catilina !

CATILINA
Eh ! bonjour, cher seigneur Caton ! Ne me faisiez-vous pas l'honneur de m'adresser la parole, ou tout au moins de parler de moi ?

CATON
Justement ! Ces honnêtes citoyens, vos amis, me raillaient de ce que je n'ose me hasarder à lancer le disque de Rémus. J'avouais mon impuissance ; mais je disais que vous, le descendant du robuste Sergeste, vous seriez moins timide que moi.

CATILINA
N'avez-vous point tout simplement répondu que c'était impossible, seigneur Caton ?

CATON
Oui ; mais impossible à moi. Je ne suis pas Catilina ; je n'ai pas une réputation galante à soutenir auprès des dames romaines.

(Une litière entre à ce moment avec le cortège d'Orestilla.)


Scène 7
Les mêmes, AURELIA ORESTILLA, en litière découverte ; CESAR, à cheval ;
ESCLAVES, portant le parasol et l'éventail ; ESCLAVES, portant le marchepied, les tapis, les sièges

CATON
Or, en voici une qui nous arrive, la belle, la riche Aurélia Orestilla, qui, dit-on, vous tient au coeur ; et, à sa suite, votre bien-aimé Julius César, fils de Vénus ! Allons, Catilina, un peu d'amour-propre. Faites pour tous ces beaux yeux-là ce que je ne puis faire, moi... l'impossible ! La main à l'oeuvre, noble Sergius ! madame vous regarde et vos amis attendent...

CATILINA
Les dames savent ce que nous valons l'un et l'autre, illustre Caton ; ne me demandez donc rien pour elles... Mes amis nous connaissent, vous et moi ; ne me demandez donc rien pour eux...

CATON
Alors, je vous adjure au nom de cette noble populace, qui vous prend pour un demi-dieu, en attendant qu'elle vous prenne pour un roi !

(Murmures.)

CATILINA
Oh ! ceci, c'est différent... Pour ces nobles Romains, mes concitoyens, mes égaux... pour ces fils de Rémus, mes frères... j'essayerai !

CATON
Prenez garde à votre manteau : les plis vous gêneront !

CATILINA
Merci ! (Aux spectateurs.) Romains, quand vos fils vous demanderont ce qu'est devenu le disque de Rémus, qui était resté six cent quatre-vingt-dix ans scellé à cette pierre, et que nul homme ne pouvait soulever, vous leur direz ceci : «Un jour, sur le défi de Caton, Lucius Sergius Catilina s'est approché de ce cippe, a brisé la chaîne qui retenait le disque, et, d'ici, entendez-vous bien ? d'ici... il a jeté le disque dans le Tibre...»

(A mesure qu'il parle, Catilina fait ce qu'il annonce, et jette le disque dans le Tibre. Acclamations.)

TOUS, regardant dans l'eau
Bravo, Catilina !...

CATILINA
Qu'en dis-tu, Caton ?...

CATON
Je dis que, si tu as le coeur aussi fort que le bras, Rome est perdue...

(Il ramasse sa toge et sort.)

TOUS
Bravo, Catilina !...

(On entoure Catilina pour le féliciter.)


Scène 8
Les mêmes, moins CATON ; plus, CHARINUS, SYRUS et CURIUS,
qui sont survenus rentrés et ont vu lancer le disque

CHARINUS
As-tu vu, Syrus, quelle vigueur ! quelle adresse !... Oh ! que mon père eût été heureux de voir ce beau jeune seigneur lancer ainsi le disque !

SYRUS
Il eût été bien plus heureux de vous le voir lancer à vous-même. Rentrez-vous, maître ?

CHARINUS
Non ; va rendre à ma mère la réponse de mon père, et dis-lui que je suis ici à chasser les oiseaux avec ma fronde... Va !

(Syrus se dirige vers la maison.)

CESAR, s'approchant de Catilina
De pareils exploits sont brillants, mon cher Sergius ; mais parfois ils coûtent cher.

CATILINA
Bonjour, Julius ! Pourquoi dites-vous que de pareils exploits coûtent cher ?

CESAR
Parce que l'on a vu des athlètes se rompre un vaisseau dans la poitrine ; ce qui, à moins de très grandes précautions, est presque toujours un accident mortel.

CATILINA
Rassurez-vous, César, ce n'est rien.

CESAR
C'est que, dans le cas où vous souffririez, j'ai là mon médecin Archigènes, et je pourrais vous l'envoyer... Mais que regardez-vous donc ainsi, Sergius ?

CATILINA, montrant Charinus
Voyez donc le bel enfant, César ; le connaissez-vous ?

CESAR
Non.

CATILINA
C'est étrange ! il me semble que je le connais, et cependant... Non, je ne l'ai jamais vu.

ORESTILLA
Eh bien, seigneur César ?...

CESAR
Me voici, madame... Vous savez ce que je vous ai dit, Catilina, à propos de mon médecin.

CATILINA
Merci, César.

CHARINUS, s'avançant vers Catilina
Mais, je ne me trompe pas, on dirait qu'il souffre... Comme il pâlit !... Oh ! si j'osais lui parler... Seigneur ! seigneur !

CATILINA
Qu'y a-t-il, mon enfant ?

CHARINUS
Vous chancelez !

CATILINA
Tu te trompes.

CHARINUS
Vous avez sur les lèvres une écume de sang.

CATILINA
Chut !

CHARINUS, lui tendant une gourde
Oh ! tenez, seigneur, buvez, buvez, et ne méprisez pas le vase ; il a été sculpté par un pâtre du mont Olympe.

CATILINA
Merci, mon enfant, merci... (Il boit.) Veuillez m'attendre un instant.

(Apercevant Curius qui cause avec Orestilla, il s'arrête et regarde.)

ORESTILLA
Curius, vous me fatiguez ; je veux écouter César, et vous me forcez de vous entendre. Taisez-vous.

CURIUS
Madame, j'ai du malheur près de vous. Vrai, je mérite mieux...

ORESTILLA
Si Fulvie était là, me diriez-vous tout ce que vous me dites ? Fulvie, que vous ne quittiez pas plus que votre ombre ! Que les hommes sont perfides, César !... Prenez garde, Curius : Fulvie est jalouse.

CURIUS
Jalouse ?...

(Il regarde autour de lui.)

CESAR, à Orestilla
Vous l'avez fait pâlir de peur, ce pauvre Curius... Ah ! voilà un homme qui aime.

ORESTILLA
Vraiment ! Je le regarderai de plus près demain. (A Catilina.) Et depuis quand, Catilina, êtes-vous devenu si modeste ? Comment ! vous accomplissez un exploit digne d'Hercule, vous lancez le disque de Rémus, vous chassez Caton, deux triomphes, et vous ne venez point recueillir nos remercîments et nos bravos !

CATILINA
Vous avez là, madame, un charmant flacon.

ORESTILLA
Oui, n'est-ce pas ? il est d'or, et sculpté par Ephialtès de Corinthe.

CESAR
Pauvre Rome ! Toutes les fois qu'elle possède quelque chose de beau, cette chose lui vient de la Grèce.

CATILINA
Voulez-vous me le céder, madame ? Je vous donnerai en échange le vase murrhin que vous daignâtes remarquer dans mon vestibule, la dernière fois que vous me vîntes voir.

ORESTILLA
Prenez. Continuez, seigneur Julius ; ce que vous me disiez m'intéresse fort.

CATILINA, revenant à Charinus
Jeune homme, rendez-moi un service.

CHARINUS
Volontiers, seigneur.

CATILINA
Cette gourde, dont la liqueur vient de me rappeler à la vie, donnez-la-moi.

CHARINUS
Avec bien du bonheur ! Gardez-la.

CATILINA
Mais à une condition : acceptez en échange ma gourde, à moi, que voici.

CHARINUS
Oh ! seigneur, ce flacon est trop précieux... Je ne puis.

CATILINA
Par grâce !

CHARINUS
Je consulterai mon père. Il va venir ; et, s'il y consent, j'accepterai, seigneur...

CATILINA
Je me charge d'obtenir son consentement... Prenez toujours.

ORESTILLA, montrant à César une litière qui entre
César, César, voyez donc !

CESAR
Fulvie dans une litière de louage !... Mais elle est donc ruinée tout à fait ?

ORESTILLA
Elle s'arrête ! Ah! nous allons voir quelque chose d'amusant.


Scène 9
Les mêmes, FULVIE

FULVIE, de sa litière, fait appeler Curius par un de ses gens
Bien, Curius ! vous vous consolerez facilement de mon absence ; cela me rassure.

CURIUS
Fulvie !

(Il court à elle.)

FULVIE
Laissez-moi ! Adieu.

CURIUS
Mais...

FULVIE
Loin d'ici, vous dis-je ! (A ses Porteurs.) Allez, vous autres !

(Curius suit la litière qui s'éloigne.)

ORESTILLA
Oh ! le pauvre Curius, le voilà désespéré !

CESAR
Vous alliez me demander quelque chose quand Fulvie est arrivée.

ORESTILLA
Oui, j'allais vous demander si vous connaissiez cet enfant avec lequel cause Sergius.

CESAR
Non, c'est la première fois que je le vois.

ORESTILLA
Il est charmant !

CESAR, à part
Ce que c'est que la sympathie ; elle le déteste.

SYRUS, revenant
Me voici, maître !

CHARINUS, à Syrus
Tiens, prends ce beau flacon, que je pourrais briser en faisant mes exercices. As-tu ramassé des cailloux pour ma fronde ?

SYRUS
J'en ai plein le pan de mon manteau.

CHARINUS
Eh bien, allons par la route où doit venir mon père. (A Catilina.) Où vous retrouverai-je, seigneur ?

CATILINA
. Ici. (A Curius, qui revient tout effaré.) Eh bien ?

CURIUS
Mon cher Sergius !

CATILINA
Oh ! grands dieux ! que vous arrive-t-il ?

CURIUS
Un affreux malheur ! Fulvie va faire un coup de tête. Je suis désespéré.

CATILINA
A quoi puis-je vous être bon ?

CURIUS
Il me faudrait quelques hommes dont je fusse sûr.

CATILINA
Courez jusqu'à la porte Flaminia ; j'ai là six gladiateurs ; prononcez le mot de passe : Vigil, et ils vous obéiront.

CURIUS
Merci, merci !

ORESTILLA, à Catilina, qui se rapproche d'elle
En vérité, Sergius, je commençais à renoncer à l'espoir de votre société pour aujourd'hui.

CATILINA, riant
. Vous le savez, madame, on se doit avant tout aux malheureux !

ORESTILLA
De qui parlez-vous ?

CATILINA
. De Curius, qui vient de sortir désespéré.

ORESTILLA
Et ce bel enfant que vous aimez si fort, est-il aussi malheureux ?

CATILINA
Quel enfant ?

ORESTILLA
Celui avec qui vous causiez tout à l'heure.

CATILINA
Moi, madame ? Je ne le connais pas.

ORESTILLA
Vous ne le connaissiez pas ?

CATILINA
Non, par Castor ! En vérité, je le vois aujourd'hui pour la première fois ; il faut qu'il soit depuis peu de temps à Rome.

ORESTILLA
Vous ne le connaissiez pas et vous lui donnez mon flacon !

CATILINA
Vous le savez, il y a des entraînements dont on n'est pas le maître.

ORESTILLA
Oui, c'est comme les répulsions. (Bas, à une femme esclave qui porte le costume égyptien.) Nubia, tu sauras quel est cet enfant. Continuez, César. Oh ! vous nous avez interrompus au milieu de la plus intéressante conversation ; César et moi nous parlions pâte et essences. Savez-vous que c'est un général de première force sur la toilette !

CATILINA
Il mentirait à son origine s'il en était autrement ; on n'est pas pour rien petit-fils de Vénus.

ORESTILLA
Voyons, César, voyons, comment vous faites-vous ce teint que toutes les femmes vous envient ?

CESAR
Voulez-vous ma recette ? Il n'y a rien que je ne fasse pour vous obliger.

ORESTILLA
Sans intérêt, au moins ?

CESAR
Nous compterons plus tard.

ORESTILLA
En vérité, vous êtes charmant ! quelle différence il y a entre vous et certaines gens que je connais... Décidément, le seigneur Sergius est distrait aujourd'hui.

CATILINA
Pardon, c'est étrange... Mais je regardais...

ORESTILLA
Quoi donc ?

CATILINA
Une tourterelle d'Egypte qui vient de se poser sur ce chêne ; elle se sera échappée de quelque volière.

ORESTILLA
Une tourterelle d'Egypte ! Il n'y a que moi qui en aie deux à Rome.

CATILINA
Et vous y tenez ?

ORESTILLA
J'ai un esclave dont le seul soin est de s'occuper d'elles.


Scène 10
Les mêmes, STORAX

STORAX, entrant à petits pas
Chut ! chut ! chut !... Cocote ! cocote ! petite !... Auriez-vous par hasard vu une tourterelle bleue ?

CICADA, lui montrant la tourterelle sur un arbre
Tiens, là, regarde !

STORAX
Oui, oui, je la vois. Petite, petite ! (A Cicada.) Viens ici, toi ! monte sur mes épaules. (Cicada obéit.)

ORESTILLA, se levant
Mais je ne me trompe pas!...

CESAR
Qu'y a-t-il ?

ORESTILLA
C'est ce coquin de Storax !

CATILINA
Cet esclave est à vous ?

ORESTILLA
C'est le gardien de mes tourterelles.

CATILINA
Je lui en fais mon compliment, il les garde bien.

ORESTILLA
Taisez-vous ! je vous déteste.

STORAX
Bon ! la voilà repartie. (A Cicada.) C'est ta faute, petit malheureux !

ORESTILLA
Ah ! le misérable !... Ici, Storax !

STORAX
La maîtresse ! Bon Jupiter, je suis perdu.

CATILINA
Oh ! l'excellente figure de bandit !

ORESTILLA
Que cherches-tu donc, mon petit Storax ?

STORAX
Rien, maîtresse, rien ; je me promène.

ORESTILLA
Et mes tourterelles d'Egypte ?

STORAX
Aie !

ORESTILLA
Où sont-elles ?

STORAX
Aie ! aie !

ORESTILLA
C'est que, si jamais tu en perdais une, je te plaindrais, bon Storax.

STORAX
Aie ! aie ! aie !

CATILINA
Pas de colère, Orestilla ; vous ne vous faites pas idée combien la colère enlaidit.

ORESTILLA
De la colère, moi ? Jamais !... Storax, mes tourterelles !...

STORAX, les mains jointes
Maîtresse !...

ORESTILLA
Prends garde au carcan, Storax... Mes tourterelles !...

STORAX, à genoux
Maîtresse !...

ORESTILLA
Prends garde au fouet !

STORAX
Maîtresse, je la rattraperai... Maîtresse, il y a des gens qui courent après... Elle est là-bas, sur un petit arbre pas plus haut que cela. (Se jetant la face contre terre.) Ah ! Jupiter !

ORESTILLA
Qu'y a-t-il encore ?

CATILINA
De la générosité, Orestilla... Votre tourterelle vient d'être tuée d'un coup de fronde.

ORESTILLA
Tuée !... ma tourterelle tuée !... et par qui ?

CATILINA
Par un enfant qui était loin de se douter qu'il vous privait d'un bien si précieux.

ORESTILLA
Par ce jeune homme qui causait avec vous tout à l'heure ?

CATILINA
Je suis forcé de l'avouer.

ORESTILLA
. Ah ! (Montrant Storax.) Qu'on emmène cet homme, et qu'on le mette en croix. Ma litière !

(La litière entre ; deux Gladiateurs se tiennent près du disque ; on relève les coussins, et l'on prend le tapis.)

CATILINA
Grâce pour lui, Orestilla !

ORESTILLA
Taisez-vous !

CATILINA
En croix pour un oiseau envolé !

ORESTILLA
En ai-je le droit, oui ou non ? cet esclave est-il à moi ?

CATILINA
Oh ! puisque vous le prenez ainsi... (Se reculant, à Storax.) Tu entends !

STORAX
Je crois bien que j'entends !

CATILINA
Debout, et sauve-toi !

STORAX
Le Champ de Mars est gardé, je serai pris.

CATILINA
Cours vite.

STORAX
Je n'ai plus de jambes.

CATILINA
Crève, alors !

ORESTILLA, à ses esclaves
Emparez-vous de lui ! (Aux deux gladiateurs.) Emmenez cet homme, et que dans une heure il soit mort. Ne m'attendez pas ce soir, Sergius.

CATILINA, s'inclinant
Votre place restera vide.

CESAR, conduisant Orestilla à sa litière
En vérité, la colère vous va à merveille, et jamais je ne vous ai vue si belle.

ORESTILLA
Venez voir demain l'effet de votre recette.

CESAR
Je n'y manquerai pas.

(Il salue.)

NUBIA, bas, à Orestilla
Faut-il toujours s'informer de ce jeune homme ?

ORESTILLA
Plus que jamais.


Scène 11
Les mêmes, un esclave

L'ESCLAVE, s'approchant de Catilina
De la part de Lentulus.

CATILINA
Qu'est-ce ?

L'ESCLAVE
Une lettre... Tendez votre main.

CATILINA
Impossible ! César me regarde... Trouve moyen de la glisser sous mon manteau, qui est là, au pied du tombeau de Sylla.

L'ESCLAVE
Bien !

ORESTILLA, dans la coulisse
Ce n'est pas assez de la croix ; qu'on l'écorche vif !

(On conduit Storax, et on emporte la litière.)

CESAR
Cette femme est tout coeur. (A Catiiina.) Quel bon petit ménage vous ferez, Sergius !

CATILINA
Vous m'avez abandonné, César.

CESAR
Comment ?

CATILINA
Vous si miséricordieux, vous qui faisiez couper la gorge aux pirates avant que de les pendre, vous qui faisiez panser les gladiateurs blessés, vous à qui l'on reproche d'être trop humain, vous n'avez pas trouvé une seule parole en faveur de ce malheureux !

CESAR
Vous êtes charmant ! je ne veux pas me brouiller avec Orestilla. C'est bon pour vous qui épousez... Adieu, Sergius.

CATILINA
Vous partez ?...

CESAR
Je vais au bain.

CATILINA
Et du bain ?

CESAR
A un rendez-vous.

CATILINA
Servilie ?

CESAR
Eh ! mon Dieu, oui.

CATILINA
Toujours ?

CESAR
II faut qu'elle m'ait donné quelque philtre.

CATILINA
Vous l'aimez ?

CESAR
Follement !... Que dites-vous de cette perle ?

CATILINA
Je dis qu'elle vaut un million de sesterces.

CESAR
Je viens de l'acheter douze cent mille.

CATILINA
Et... payée ?...

CESAR
Allons donc !... pour qui me prenez-vous ?

CATILINA
Les bijoutiers vous font donc encore crédit ?

CESAR
Je leur ai donné rendez-vous dans ma prochaine préture. Tenez, Sergius, un conseil : faites-vous nommer préteur ! Le prêteur, c'est le prince, c'est le satrape, c'est le roi ! La province tout entière est à lui ! Est-il prodigue ? A lui l'or et l'argent ! Est-il artiste ? A lui les tableaux et les statues ! Est-il libertin ? A lui les femmes et les filles ! Vous êtes prodigue, artiste, libertin... Catilina, faites-vous nommer préteur !

CATILINA
Non, je veux être consul.

CESAR
Alors, disposez de moi ; j'ai soixante mille voix à votre service. Vous avez besoin d'argent ?

CATILINA
Certes !

CESAR
Epousez Orestilla, vous m'en prêterez... Mais, hâtez-vous, elle se ruine, et, pour peu que vous tardiez, vous n'aurez plus que des restes... Adieu, Sergius !

CATILINA
Un mot encore... Vous verra-t-on, ce soir ?

CESAR
Où cela ?

CATILINA
Chez moi.

CESAR
Je ferai tout pour y aller : seulement, aidez-moi à traver-ser tout ce populaire.

CATILINA
Prenez mon bras.

LE PEUPLE
Vive Sergius ! vive Catilina !

CESAR
Ces gens-là vous adorent, mon cher Sergius.

LE PEUPLE
Vive Julius César !

CATILINA
Et vous, donc !... Ecoutez-les.

CESAR
Ma foi, oui... Oh ! que nous avons mauvaise réputation mon cher ! Adieu ! adieu ! (Il se sauve, escorté du peuple.)


Scène 12
CLINIAS et CHARINUS, puis CATILINA

CLINIAS
Mais où donc est ce seigneur qui t'a donné ce flacon ?

CHARINUS
Il était ici, il devait attendre ici... Eh ! tenez, je crois que le voilà.

CLINIAS
Es-tu sur que ce soit lui ?

CHARINUS
Lui-même, mon père.

CLINIAS
Alors, venez, Charinus. (S'avançant vers Catilina.) Permettez, seigneur, que mon fils et moi... (S'arrêtant.) Par Jupiter ! je ne me trompe pas !

CHARINUS
Qu'y a-t-il, mon père ?

CLINIAS
C'est lui !...

CATILINA
Eh bien ?

CLINIAS
Dieux vengeurs ! (Il prend le flacon et le jette aux pieds de Catilina.) Viens, Charinus ! viens !

CHARINUS
A la maison, mon père ?

CLINIAS
Non, non, suis-moi.

(Il s'éloigne précipitamment et emmène Charinus.)


Scène 13
CATILINA, seul

Pourquoi donc cet homme me fuit-il ainsi ? Pourquoi donc rcpousse-t-il mes présents avec horreur ?... Il y a quelque mystère là-dessous... Je le saurai... Allons, me voilà seul ! Tous sont partis... L'esclave de Lentulus a mis la lettre de son maître sous mon manteau. (Il lève le coin de son manteau.) Storax !


Scène 14
CATILINA, STORAX, sous le manteau

CATILINA
Storax sous mon manteau !

STORAX
C'est Jupiter sauveur qui m'a indiqué cet asile.

CATILINA
Tu es donc parvenu à te sauver, enfin ?

STORAX
Le divin Mercure m'est venu en aide.

CATILINA
Il te devait bien cela ; car tu me parais être un de ses plus fervents adorateurs... Et de quelle façon le prodige s'est-il opéré ?

STORAX
En passant sur le pont...

CATILINA
Oui, je comprends, tu t'es jeté dans le Tibre ?

STORAX
Justement... Je suis assez bon plongeur, j'ai nagé entre deux eaux, j'ai gagné de grandes herbes ; puis, des herbes, le rivage ; puis, du rivage, votre manteau... Il m'a semblé, puisque vous aviez intercédé pour moi, que je pouvais me confier à vous.

CATILINA
Mais, si j'eusse relevé mon manteau devant des étrangers...?

STORAX
Oh ! j'étais bien sûr que vous ne le lèveriez pas, seigneur. Il cachait un objet trop précieux.

CATILINA
Et quel objet ?

STORAX
Cette lettre du seigneur Lentulus.

CATILINA
Tu l'as lue, drôle ?

STORAX
Je n'ai pas pu faire autrement dans la position où je me trouvais : j'avais le nez dessus.

CATILINA
Alors, comme il fait nuit, et que je ne puis pas lire, tu vas me dire ce qu'elle contient.

STORAX
Huit mots, mon cher seigneur ; pas un de plus, pas un de moins.

CATILINA
Et ces huit mots ?

STORAX
Pois chiche est mûr, il faut le manger.

CATILINA
Et cela signifie ?

STORAX
Si je n'ai pas compris ?

CATILINA
Ce sera bien.

STORAX
Et si j'ai compris ?

CATILINA
Ce sera mieux.

STORAX
Eh bien, mon bon seigneur, avec votre permission, il me semble que le pois chiche, c'est un petit nom d'amitié que l'on donne à un grand orateur nommé Marcus Tullius...

CATILINA
Pas mal.

STORAX
Cicéron... Quant à sa maturité, il pourrait bien être question, ce me semble, de son prochain consulat.

CATILINA
Bien.

STORAX
On ne mange pas les hommes, seigneur ; mais les pois, quand ils sont mûrs, on les cueille.

CATILINA
Très bien ; sortons d'ici.

STORAX
Mon bon seigneur, n'oubliez pas qu'on me cherche pour me crucifier.

CATILINA
Tu as raison ; enveloppe-toi de ce manteau, et tâche d'avoir l'air d'un honnête homme.

STORAX, avec un soupir
Ah !

CATILINA
Et maintenant, viens !

STORAX
Où cela ?

CATILINA
Chez moi.

STORAX
O fortune ! est-ce que j'aurais enfin mis la main sur tes trois cheveux !


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