Acte IV - Cinquième tableau

Acte III Acte V

Le Champ de Mars au jour des Comices.


Scène 1
CICADA, GORGO, un esclave, bourgeois, se promenant et attendant

CICADA, à cheval sur le tombeau de Sylla
Combien as-tu déjà déjeuné de fois, Gorgo ?

GORGO
Trois fois.

CICADA
Et combien de fois dîneras-tu ?

GORGO
Toute la journée.

CICADA
Ce que c'est que de n'avoir pas l'âge de voter ! Moi, je serais encore à jeun sans Volens, qui m'a donné un pâté d'alouettes et une amphore de vin. Quel est celui qu'on vient de te servir, à toi ?

GORGO
Du massique, à ce que l'on m'a dit.

CICADA
Moi, je déguste du coecube. Envoie-moi du tien, je t'enverrai du mien.

GORGO à l'esclave
Fais goûter de ta liqueur à ce jeune citoyen qui est là sur le tombeau de Sylla.

L'ESCLAVE
Mais il n'a pas l'âge de voter.

GORGO
Il est mon ami.

L'ESCLAVE
Oh ! alors, c'est autre chose.

(Il sert à boire à Cicada.)

GORGO
Et Volens, où est-il ?

CICADA
Il place des bulletins pour Catilina. Catilina lui a fait distribuer du vin, et, pour engager les électeurs à boire, il boit. Il en a déjà enrôlé plus de cinq cents et grisé plus de mille.

GORGO
Aussi, sa voix s'enroue. Ecoute ; on l'entend si on ne le voit pas.

VOLENS dans la coulisse
Arrivez par ici, les forgerons ! arrivez, les fondeurs ! arrivez, les taillandiers ! Vive Sergius Catilina !

TOUS
Vive Sergius Catilina !


Scène 2
Les mêmes, VOLENS

VOLENS
Rangez-vous là et attendons. Serrez les rangs, front ! (Apercevant Cicada.) As-tu bien bu, petit ? as-tu bien mangé ?

UN HOMME, dans les rangs
C'est bon de boire, c'est bien de manger ; mais on nous avait promis cent vingt sesterces par homme. Où sont les sesterces ?

VOLENS
Sois tranquille, ils viendront.

L'HOMME
Où sont-ils ? Voyons.

VOLENS
Silence, ivrogne ! Arrive ici, Gorgo... Arrive ici, Cicada.

CICADA
Moi aussi ?

VOLENS
Tiens, il faut que tu gagnes ton pâté d'alouettes. Ecoutez-moi tous les deux. Vous allez vous promener autour des ponts où les électeurs viennent déposer leurs bulletins. Ceux qui votent pour un seul, vous tâcherez de les faire voter pour Catilina ; ceux qui votent pour deux, vous lâcherez de les faire voter pour Catilina et Antonius ; ceux qui ne sauront pas écrire, vous leur donnerez des bulletins tout faits. Il y en a plein mon casque, prenez.

CICADA
Mais s'ils veulent qu'on mette Cicéron ?

VOLENS
Eh bien, vous écrirez Catilina, et vous direz que vous mettez Cicéron.

CICADA
C'est vrai, cela commence par un C.

VOLENS
Vous entendez, qu'il n'en soit pas question, de Cicéron. C'est Catilina qu'il nous faut, un capitaine et non un avocat.

CICADA
Mais où est-il donc, Catilina ?

VOLENS
Probablement où il a besoin d'être. Cela ne nous regarde point.

(Bruit dans la coulisse.)

CICADA
En attendant, voilà le seigneur Pois-Chiche qui vient, lui... Il ne dort pas, il a recruté les bourgeois.

VOLENS
Où donc le vois-tu, toi?

CICADA
Là-bas, en robe blanche. Tenez, tenez, en a-t-il après lui !... Mais, si on lui laisse comme cela récolter toutes les voix, il n'en restera plus pour les autres.

VOLENS
Tais-toi, jeune homme ; tu n'entends rien au gouvernement.

GORGO
Par Jupiter, Cicada a raison, ce n'est pas un cortège, c'est une armée.

VOLENS
Tout cela se dissipera quand on jouera du bâton.

GORGO
Vous croyez ?

VOLENS
A vos rangs !... Une bonne huée pour l'avocat d'Arpinum... Ho ! Cicéron !...

LES BOURGEOIS
Vive Cicéron !...

(Huées, applaudissements.)


Scène 3
Les mêmes, CICERON

CICERON, au fond
Merci, merci, mes amis. Vous savez ce que je veux, n'est-ce pas ? En me nommant, vous aurez l'ordre, la tranquillité, le commerce.

LES BOURGEOIS
Bravo !

VOLENS
N'écoutez donc pas ce bavard qui parle pour de l'argent,qui dit blanc et qui dit noir, selon qu'on le paye en or ou en cuivre. A bas Cicéron ! à bas !

CICERON descendant la scène
Oh ! oh ! je n'ai rien de bon à faire par ici, je suis en plein Catilina... Ah ! ah ! Caton.

VOLENS, aux partisans de Catilina, qui rentrent
Bon ! voilà du renfort qui lui arrive. Il va perdre son temps à bavarder avec Caton... Allez vite distribuer les bulletins et revenez. Ne va pas me perdre mon casque, toi !

CICADA
N'aie pas peur !... (Il sort avec Gorgo.) Vive Catilina !...

(Tous les partisans de Catilina sortent par la gauche.)


Scène 4
Les mêmes, CATON, entrant par la droite

CICERON, allant au-devant de Caton
Eh bien, les entendez-vous, comme ils crient ?

CATON
Laissez-les crier, les choses vont au mieux.

CICERON
Comment cela ?

CATON
Nous avons trois cent mille voix, toutes celles de la bourgeoisie et du commerce... Tous les bons Romains sont pour nous.

CICERON
Les jours d'élection, Caton, les voix sont des voix ; ils ont, eux, celles du peuple et de tous les nobles ruinés.

CATON
De sorte que les soixante-quinze mille voix de César, à votre avis, feront la majorité ?

CICERON
Oui, selon qu'elles se porteront sur Catilina ou sur moi.

CATON
Avcz-vous un moyen de communiquer avec César sans le compromettre ?

CICERON
J'ai Fulvie, la maîtresse de Curius.

CATON
Curius est à Catilina !

CICERON
Oui, mais Fulvie est à nous.

CATON, montrant un papier
Eh bien, voilà les soixante-quinze mille voix de César ; je vous les donne, Cicéron.

CICERON
Dans ce billet ?

CATON
Lisez la signature.

CICERON
Servilie !... Votre soeur !... vous avez employé ce moyen !...

CATON
Comprenez, Cicéron, et que ceci reste entre nous.

CICERON remontant
Soyez tranquille !

(Cris dans la coulisse.)

CICADA, retournant le casque
Plus un, père Volens ; tout est distribué.

VOLENS
Bien, petit ! Et toi, Gorgo ?

GORGO
En avez-vous d'autres ?

VOLENS
Il va en venir.

CICADA
Dites donc, seigneur Caton, et le disque de Remus ?

GORGO
Vous qui nagez si bien, vous devriez l'aller chercher au fond du Tibre ; foi de citoyen Romain, je donne ma voix au seigneur Cicéron, si vous faites cela.

VOLENS
Seigneur Caton, une coupe.

CATON
Tu ignores donc que je ne bois pas de vin ?

VOLENS
Bah ! une fois n'est par coutume.

CATON
Eh bien, donne.

LES PARTISANS DE CATILINA
A Catilina ! à Catilina !

LES PARTISANS DE CICERON
A Cicéron! à Cicéron !

CATON, levant sa coupe
A Rome !

(Il boit ; applaudissements ; tumulte au fond.)

CICERON se retournant
Qu'y a-t-il là-bas ?


Scène 5
Les mêmes, l'affranchi du premier acte

L'AFFRANCHI
Seigneur Tullius ! seigneur Tullius !

CICERON
Lui ! par ici !

L'AFFRANCHI
Bonne nouvelle !

CICERON
Parle bas ; ces gens sont nos ennemis.

L'AFFRANCHI
Oh ! ce que j'ai à vous dire, dans dix minutes sera connu de tout le monde.

CICERON, CATON, LUCULLUS
Eh bien, quoi ?

L'AFFRANCHI
Toute une tribu qui avait engagé ses voix à Curius, et qui devait voter pour Catilina et pour Antonius, a voté pour Antonius et pour vous.

CATON
Comment cela s'est-il fait ?

L'AFFRANCHI
Il paraît que les bulletins ont été changés, et, comme ils votaient de confiance, les électeurs ont voté pour vous.

CICERON bas
Fulvie m'a tenu parole.

L'AFFRANCHI
C'est douze ou quatorze mille voix sur lesquelles vous ne comptiez pas et qui vous arrivent.

CICERON
Elles sont les bien venues.

VOLENS aux siens
Ils se réjouissent !... est-ce que cela irait mal pour nous ? (Bruit, rumeurs.) Eh ! eh ! que se passe-t-il donc là-bas ?

GORGO
On dirait une bataille.

CICADA
S'il y a bataille, un peu de patience, les autres... Attendez-moi.

CICERON
Allez donc voir ce qui se passe, Caton.

(Tout le monde sort.)


Scène 6
CICERON, FULVIE, voilée

FULVIE, sans lever son voile
Ce n'est rien.

CICERON
Est-ce vous, Fulvie ?

FULVIE
Oui.

CICERON
Que fait-on là-bas ?

FULVIE
On s'extermine.

CICERON
Qui cela ?

FULVIE
Mes votants. Quand ils ont vu qu'ils étaient trompés, ils ont voulu annuler l'élection ; le questeur s'y est opposé ; les chevaliers ont soutenu le questeur, de sorte que les coups pleuvent comme grêle.

CICERON
Bien joué, Fulvie ! Et Curius ne se doute de rien ? il ne vous soupçonne pas ?

FULVIE
Il soupçonnerait plutôt sa main droite. Je vous le conduirai quand vous voudrez dans le Tibre.

CICERON
Les yeux bandés ?

FULVIE
Les yeux ouverts.

CICERON
Maintenant, pouvez-vous causer avec César ?

FULVIE
Pourquoi pas ?

CICERON
Il faudrait le voir avant l'élection.

FULVIE
Rien de plus facile. Il n'y a qu'à l'attendre ici : il va venir.

CICERON
Eh bien, attendez-le. (Il regarde autour de lui.) Et...

FULVIE
Et ?...

CICERON
Remettez-lui ce billet.

FULVIE
Bien.

CICERON
Oh ! oh ! voici tous nos ennemis. Laissez-moi me retirer et retirez-vous vous-même, vous pourriez être reconnue.

(Cicéron s'éloigne d'un côté, Fulvie de l'autre.)


Scène 7
Les mêmes, moins CICERON et FULVIE, plus CURIUS, CETHEGUS, CAPITO, LENTULUS et la foule

CURIUS
C'est une trahison ! c'est une infamie !... L'élection doit être annulée.

LENTULUS
Mais comment cela s'est-il fait ?

TOUS
Oh ! à mort les traîtres !

CURIUS
Comment cela s'est fait ? le sais-je ? puis-je le savoir ? Je donne des bulletins, les deux noms y sont écrits par moi, et par mon secrétaire, devant moi, et, quand on dépouille le scrutin, un des noms est changé.

CETHEGUS
Par Hercule ! tu as du malheur, Curius. Pour une tribu que tu fais voter, elle se trompe. J'en ai fait voter six : soixante-quinze mille hommes, et pas une erreur.

CURIUS
Qu'est-ce à dire ? m'accuses-tu ?

CETHEGUS
Non ; mais je dis...

LENTULUS
Assez ! Voyons, c'est un malheur... mais réparable avec de l'activité. Avez-vous vu Catilina ?

CURIUS ET CETHEGUS
Non.

LENTULUS à Volens
Et vous autres ?

VOLENS
Pas aperçu.

GORGO
Nous le demandions tout à l'heure.

CICADA
Oui ; et puis l'on demandait aussi les sesterces.

CAPITO
C'est vrai !... l'argent !... Il nous avait dit de passer chez lui ce matin... et personne pour nous recevoir... Y a-t-il au moins quelqu'un de sa maison ici ?

STORAX s'avançant
Il y a moi, seigneur.

CAPITO
Qui es-tu, toi ?

STORAX
Je suis son nomenclateur.

LENTULUS
Quand l'as-tu quitté ?

STORAX
Hier au soir.

CURIUS
Et, depuis hier, tu ne l'as pas revu ?

STORAX
Non, seigneur ; non.

CAPITO
Et l'argent, tu n'en a pas entendu parler ?

STORAX
Pas le moins du monde.


Scène 8
Les mêmes, l'intendant d'Orestilla, conduisant un mulet

L'INTENDANT
Voici l'argent promis par le seigneur Catilina.

LENTULUS
C'est toujours quelque chose.

STORAX, à part
L'intendant d'Orestilla !... Cache-toi, Storax ! cache-toi !

CURIUS
Et, avec cela, as-tu des ordres de Sergius ?

L'INTENDANT
Pas d'autres que de remettre en son absence cet argent aux mains de ses amis. Vous êtes ses amis, je vous remets l'argent.

CAPITO
Vive Catilina, alors !

CURIUS
Citoyens, c'est cent vingt sesterces par tête, n'est-ce pas ?

TOUS
Oui ! oui ! oui !

CICADA, prenant le mulet par la bride
Oh ! le joli mulet !

(Il le baise sur le nez. Chacun s'éloigne. On partage l'argent de Catilina.)


Scène 9
ORESTILLA, l'intendant

ORESTILLA
Eh bien ?

L'INTENDANT
Il n'est pas ici, comme vous voyez.

ORESTILLA
Et chez lui ?

L'INTENDANT
Non plus.

ORESTILLA
Ses amis savent-ils où il est ?

L'INTENDANT
Ils le cherchent comme vous.

ORESTILLA
Qui a renvoyé l'or, cette nuit ?

L'INTENDANT
L'intendant.

ORESTILLA
En disant ?...

L'INTENDANT
En disant qu'il vous remerciait, mais qu'il n'en avait pas besoin.

ORESTILLA
Il y a quelque chose d'étrange là-dessous. Cherche Nubia, et envoie-la-moi.

L'INTENDANT
Où dois-je l'envoyer ?

ORESTILLA
Ici.

(Elle abaisse son voile et demeure adossée au tombeau.)


Scène 10
Les mêmes, RULLUS, LENTULUS

LENTULUS
Comprenez-vous, Rullus ?

RULLUS
Le vote de toute cette tribu ?

LENTULUS
Non, l'absence de Catilina.

RULLUS
Catilina absent ?

LENTULUS
Sans que personne puisse dire où il est.

RULLUS
Et l'argent ?

LENTULUS
L'argent est venu, par bonheur.

RULLUS
C'est qu'il m'en faut pour mes hommes, et beaucoup !

LENTULUS
On vous en a mis une sacoche à part.

RULLUS
Bon !

CAPITO, revenant
Eh bien, Catilina ?

LENTULUS
Absent toujours, tandis que Cicéron parle, s'agite, pérore. Le voyez-vous, là-bas, avec Caton et Lucullus ?

CETHEGUS
Par Hercule ! l'auraient-ils assassiné ?

VOLENS
Assassiné ! Qui cela ? Si Catilina est assassiné, nous brûlons Rome : les funérailles seront dignes du mort !

CRIS DU PEUPLE
Catilina ! Où est Catilina ?

(Bruit, confusion.)

CETHEGUS
Faites-leur un discours, Rullus ; cela leur donnera un peu de patience.

RULLUS
Soit.

LENTULUS
Monte sur ce banc.

RULLUS
Romains !

TOUS
Chut ! chut ! écoutons Rullus.

RULLUS monté sur un banc
Romains ! vous appelez Catilina, vous avez raison. Catilina, c'est votre ami, c'est notre patron à tous. Nmmez-le, et la première loi que nous rendrons, c'est le partage du champ public, ce champ qui appartient au peuple, et que les consuls louent à vil prix à des publicains comme Métellus, comme Lucullus, comme Caton.

TOUS
Bravo ! bravo !

RULLUS
Rien que dans le partage des champs qui environnent Rome, et qui sont affermés aux éleveurs de bestiaux, il y a de quoi enrichir cent mille familles.

TOUS
Oui, oui, le partage du champ public ! la loi agraire ! la loi des Gracques !

RULLUS
Puis il y a encore le territoire de Capoue qui est libre, et que le sénat se réserve ; un million d'arpents de terres et des meilleures de l'Italie ; les jardins qui ont arrêté Annibal, et qui, aux mains de nos administrateurs, sont devenus un désert.

TOUS
Bravo ! bravo !

RULLUS
Votez donc pour Catilina ! pour Catilina, qui vous promet tout cela, qui veut que le peuple soit maître et roi, oui, maître et roi à son tour. Votez pour Catilina ! Je réponds de lui, je me porte garant pour lui.

TOUS
Vive Catilina !

RULLUS
Vous fiez-vous à ma parole ?

TOUS
Oui ! oui !

RULLUS
Me croyez-vous votre ami ?

TOUS
Oui, oui.

RULLUS, tirant des bulletins
Eh bien, pour Catilina, amis ! pour Catilina !

(Il distribue les bulletins.)

LENTULUS, CAPITO, VOLENS
Pour Catilina, amis ! pour Catilina !

(On porte Rullus en triomphe.)

CETHEGUS
Ils sont tous préparés, vous n'avez qu'à les mettre dans l'urne.

TOUS
Allons voter ! allons voter !

(Tout le Peuple sort.)

RULLUS, s'essuyant le front
Encore une bataille gagnée !

CETHEGUS, embrassant Rullus
Vous êtes l'éloquence en personne, mon cher Rullus : une bouche d'or !

RULLUS
Oui ; mais je ne les quitte pas.

CETHEGUS
Par Hercule ! je crois bien. Poussez-les, poussez-les !

RULLUS
Je ferai de mon mieux ; mais, si Catilina n'arrive pas, je ne réponds plus de rien.

CETHEGUS
Allez toujours !

(Rullus sort.)

LENTULUS
Il a raison, Catilina nous perd.

CAPITO
Il faudrait gagner du temps.

CETHEGUS
J'ai une idée.

LENTULUS
Laquelle ?

CETHEGUS
Si Catilina n'est pas ici dans cinq minutes...

LENTULUS
Eh bien ?

CETHEGUS
Ce cher Rullus ! il est l'idole du peuple...

CAPITO
Vous le proposez à la place de Catilina ?

CETHEGUS
Allons donc! ce serait une infamie... Non, je le fais tuer dans un coin...

LENTULUS stupéfait
Qui, Rullus ?

CETHEGUS
Nous ferons venir un char, on le traînera au milieu de la foule... Nous crierons : Vengeance ! nous dirons que le crime vient de Cicéron, et nous ferons voter d'enthousiasme pour Catilina.

LENTULUS
Mais encore faut-il que Catilina soit ici, ou l'élection sera nulle.


Scène 11
Les mêmes, CATILINA, puis CURIUS

CATILINA, escorté par la foule
Me voici, mes amis, me voici !

TOUS
Ah ! ah !... Vive Sergius ! vive Catilina!

CETHEGUS
Par Hercule ! vous avez bien tardé, Sergius.

CATILINA
Bonjour, mes amis, bonjour ! Oui, j'ai tardé, c'est vrai ; mille embarras sont survenus ; j'avais mon accord à faire avec Antonius... Eh bien, comment va le vote ?

LENTULUS
A merveille ! Heureusement qu'en ton absence l'argent est venu ; il a parlé pour toi. (On entend sonner l'argent.) Tiens, entends-tu ? il parle encore...

CAPITO
Allons, tu as bien fait les choses, Calilina, et il n'y a rien à dire.

CATILINA
Ah ! j'ai bien fait les choses, soit. Et César, l'a-t-on vu ?

CURIUS
Oh ! César votera pour nous.

CATILINA lui tournant le dos
Oui, comme votre tribu.

CETHEGUS
Que voulez-vous ! c'est une différence de quatorze à quinze mille voix.

CATILINA
Qui n'a pas d'importance, si nous avons les soixante-quinze mille voix de César.

CETHEGUS
Qu'il vienne seulement, et nous les aurons.

TOUS
Oui, oui.

CATILINA
Ceci vous regarde. Vous vous chargez de César, n'est-ce pas ?

CAPITO ET LENTULUS
Nous nous en chargeons.

CATILINA
Avez-vous vu mon nomenclateur ?

LENTULUS
Il était là tout à l'heure, travaillant de son mieux pour toi.

CATILINA
Holà ! maître !

STORAX, vivement
Me voilà.

CATILINA
Viens.

STORAX
Deux mots, seigneur ?

CATILINA
Parle.

STORAX
Elle est là.

CATILINA
Qui ?

STORAX
Ne vous retournez point... Orestilla.

CATILINA
Où ?

STORAX
Auprès du tombeau.

CATILINA
C'est elle qui a envoyé l'argent ?

STORAX
Oui.

CATILINA
Je m'en doutais. Commençons par ces groupes.

STORAX
Mais nous allons de son côté ?

CATILINA
Pourquoi pas ?

STORAX
Bon Jupiter !

CATILINA
N'es-tu pas déguisé de façon à ce que les Parques elles-mêmes ne te reconnaissent pas ?

STORAX
Je l'espère !

CATILINA
Allons, redresse-toi et parle. Quels sont ces gens-là ?

STORAX
Le bleu ou le violet ?

CATILINA
Le bleu.

STORAX
Publius Pudens, marchand bonnetier dans le vicus Toscanus. Chef de centurie, deux enfants, un garçon et une fille ; le garçon boite.

CATILINA
Publius Pudens, salut !

(Les partisans de Catilina s'approchent.)

PUDENS
Salut, seigneur Catilina !

CATILINA
Il est arrivé de belles laines de Judée cette année ?

PUDENS
Mais oui, seigneur.

CATILINA
Vous savez que je nourris bon nombre de brebis ; je puis vous envoyer quelques échantillons.

PUDENS
A quel prix ?

CATILINA
Oh ! mes échantillons, je ne les vends pas, je les donne. S'ils vous conviennent, vous viendrez prendre livraison à ma maison de campagne. En même temps, amenez votre fils qui boite, en le voyant passer, l'autre jour, mon médecin me disait qu'il y aurait peut-être moyen de le guérir. Il se mettra tout à votre disposition.

PUDENS
Merci.

CATILINA
Si vous n'avez pas de répugnance à voter pour moi, Pudens, je me recommande à vous et à vos amis.

PUDENS
Nous verrons, seigneur Sergius.

CATILINA, l'embrassant
J'attendrai respectueusement. (A Storax.) Et cette face blême ?

STORAX
Le violet ?

CATILINA
Oui.

STORAX
Marcus Bino, charcutier. Cent vingt voix ; marié depuis trois mois.

CATILINA
Salut, Marcus Bino. J'ai cent beaux porcs dans ma métairie de Féciale, je veux vous en envoyer une douzaine à titre de cadeau ; si ceux-là vous conviennent, nous traiterons des autres à un prix raisonnable, je vous le promets.

BINO
Merci.

CATILINA
Vous avez, par Hercule ! une figure de prospérité ; c'est sans doute le mariage ?

STORAX, bas et vivement
Ne lui parlez pas de sa femme, bon Jupiter !

CATILINA
Pourquoi cela, puisqu'il l'a épousée depuis trois mois ?

STORAX
Elle est accouchée hier.

CATILINA
Votez pour moi, mon ami.

BINO
Peut-être.

CATILINA
Je me confie à votre amitié.

(Les partisans de Catilina veulent prendre Bino, il refuse ; il sort avec les autres.)

STORAX
Voici, de ce côté, Furius Cappa et Tonstrinus Glabrio ; l'un est cabaretier, l'autre tondeur.

CATILINA
Mariés ?

STORAX
Cappa est veuf ; il a laissé tomber, dit-on, du haut de l'escalier un bloc de plomb sur la tête de sa femme.

CATILINA
Et Glabrio ?

STORAX
Glabrio est célibataire... Aïe ! voilà Aurélia.

ORESTILLA bas
Je n'y puis plus tenir. (Haut et relevant son voile.) Bonjour, seigneur Sergius.

CATILINA
Oh ! chère Aurélia, bonjour ! Que vous me faites plaisir en me venant joindre ici !

ORESTILLA
J'étais là bien avant vous, Catilina, et je commençais à m'inquiéter, je vous l'avoue.

CATILINA
Et de quoi ?

ORESTILLA
Mais, d'abord, de ce renvoi d'argent que je n'ai pas compris après ce qui était convenu entre nous.

CATILINA
Mes amis m'avaient assuré que c'était une dépense inutile.

ORESTILLA
J'ai pensé qu'il y avait quelque malentendu, j'ai envoyé l'argent et je l'ai fait remettre à vos amis, qui l'ont parfaitement accepté ; sans doute, ce matin, ils avaient changé d'avis : la nuit porte conseil.

CATILINA
Merci, Aurélia.

ORESTILLA
Mais ce n'était pas seulement cela qui m'inquiétait.

CATILINA
Qu'était-ce donc ?

ORESTILLA
Ce matin, pensant que je pouvais vous être utile, je me suis présentée chez vous.

CATILINA
A quelle heure ?

ORESTILLA
A la première.

CATILINA
En effet, j'étais déjà sorti.

ORESTILLA
Ou plutôt vous n'étiez pas rentré.

CATILINA
Et c'est cela qui vous a inquiétée ?

ORESTILLA
Oh ! non ; mais on m'a dit qu'à la fin de la troisième veille, vous aviez envoyé chercher votre médecin Chrysippe, qu'on l'avait fait lever, et qu'il était parti sans dire où il allait ; j'ai craint qu'il ne vous fût arrivé quelque accident.

CATILINA
Chrysippe, cet hiver, a donné en mon nom des soins aux gens pauvres de la Suburrane et du Vélabre. Je l'ai mis en campagne pour faire récolte de voix.

ORESTILLA
De sorte qu'il moissonne pour vous, à cette heure ?

CATILINA
Probablement. Voulez-vous permettre que je continue mes suppliques ? Croyez que j'aimerais mieux causer avec vous que d'aller serrer toutes ces mains sales et baiser toutes ces barbes mal faites.

(Clinias est entré depuis un moment.)

ORESTILLA
Allez ! d'autant plus qu'il y a là quelqu'un qui vous attend, ce me semble.


Scène 12
Les mêmes, CLINIAS, sur le devant de la scène ; MARCIA, dans la foule.
Catilina, en se retournant, se trouve en face de Clinias
.

CLINIAS
Demeure !

CATILINA
Qui es-tu ?

CLINIAS
Clinias !

CATILINA
Que me veux-tu ?

CLINIAS
Je viens te demander mon fils !

CATILINA
Je ne te comprends pas.

CLINIAS
Mon fils, que lu as enlevé là, cette nuit, dans ma maison !

ORESTILLA, à part
Charinus !

CATILINA
Je ne sais ce que vous voulez dire.

CLINIAS
Oh ! je me doutais bien que tu nierais. Heureusement, Cicéron était là, Cicéron et ses douze chevaliers. Ils affirmeront au peuple que tu as violé ma maison et enlevé mon enfant.

LE PEUPLE
Allons donc !

CATILINA
Laissez-moi passer, vous êtes fou.

CLINIAS
A moi, Romains, à moi ! (Les partisans de Catilina et les Bourgeois descendent en scène.) Ce misérable qui se présente à vos suffrages, qui vient demander vos voix ; ce misérable s'est introduit cette nuit dans ma maison, dans cette maison que vous voyez là, là ! et il m'a enlevé mon enfant... Cicéron y était, Cicéron me rendra témoignage.

(Deux hommes s'emparent de Clinias.)

CATILINA
Amis, il a prononcé le nom de Cicéron, et le nom de Cicéron est aujourd'hui une mauvaise recommandation pour Catilina. Ecartez de moi cet homme.

(Les Bourgeois disent : Non, non ; les partisans de Catilina se précipitent sur Clinias.)

CLINIAS
Oh ! misérable!

CATILINA
Qu'on ne lui fasse aucun mal, vous comprenez, mais qu'on le mette en lieu de sûreté jusqu'à ce que les élections soient finies.

(On entraîne Clinias.)

ORESTILLA à part
Ah ! voilà donc à quoi il a occupé sa nuit !

CATILINA, se rapprochant des électeurs
Vous ne croyez pas à un mot de ce qu'il dit ?

CAPPA
Non, seigneur Sergius. D'ailleurs, c'est un étranger ; il n'est pas Romain.

CATILINA
Non, c'est un Grec, et, vous le savez, il est d'une race à laquelle on fait faire tout ce qu'on veut pour cinquante sesterces.

TOUS
Oui, oui ; c'est un Grec ! A mort le Grec !

CATILINA
Amis, pas de violences !

MARCIA, tombant à genoux
Mon fils ! Sergius, mon fils !

CATILINA
C'est vous ! Silence ! pas un mot.

MARCIA
Vous le voyez, à mon tour, je ne menace pas, je supplie.

CATILINA
Un homme se présentera ce soir chez vous de ma part, celui que vous voyez là à ma droite ; il dira ce seul mot : Charinus ; vous le suivrez, il vous conduira près de votre enfant.

MARCIA
Vous le jurez ?

CATILINA
Par les dieux !

MARCIA
Merci !

(Elle s'éloigne.)

ORESTILLA, à Nubia, qui la rejoint
C'est la mère, n'est-ce pas ?

NUBIA
Oui.

CATILINA élevant la voix
Pauvre femme ! Son père était un soldat de Sylla et on lui a tué son père ; son enfant était sa seule consolation, et on lui a enlevé son enfant. Nous ne pouvons lui rendre son père ; mais, par les dieux, nous lui rendrons son enfant ! Mes amis, votez pour moi, et que je sois consul, vous verrez, vous verrez : nous réparerons bien des injustices.

(Il s'éloigne vers le fond. Le Peuple crie : Vive Catilina ! en le reconduisant.)

ORESTILLA, à Nubia
Va chez Ephialtès ; il faut que dans une heure il m'ait fait un anneau pareil à celui-ci, un anneau auquel on puisse se tromper pour la ressemblance. Va ; tu me trouveras aux environs.

NUBIA
Attendrai-je l'anneau ?

ORESTILLA
Oui. (Suivant des yeux Storax.) Maintenant, assurons-nous que le nomenclateur est bien celui que je crois.

CETHEGUS
Bon ! voici Catilina qui fait sa besogne lui-même. Je n'ai plus besoin ici, je vais à la vingtième tribu.

RULLUS
Moi, à la trentième.

CAPITO
Moi, je rejoins les taillandiers ; il paraît qu'on va se battre. Je ne serais pas fâché de frotter un peu les bourgcois. (César paraît.) Ah ! César !


Scène 13
Les mêmes, CESAR

CESAR
Que je ne vous retienne pas, amis.

CETHEGUS
Vous n'êtes pas venu hier au soir, César.

CESAR
J'ai écrit à Catilina pour m'excuser.

CAPITO
Mais tu viens ce matin ?

CESAR
Oh ! ce matin, c'est autre chose, c'est un devoir sacré.

RULLUS
Et vous votez pour nous, Julius ?

CESAR
Je vote avec ceux qui votent pour Catiliiia.

CAPITO
Alors, César vote pour nous. Vive Julius !

TOUS
Vive César !

CETHEGUS
C'est sérieux, ce que vous dites, n'est-ce pas ?

CESAR
Ecoutez, je vous promets de ne voter que devant vous ; mais ne me compromettez pas trop vis-à-vis du sénat. Laissez-moi donner mes ordres à mon affranchi. D'ailleurs, je vote librement pour mon ami Sergius, et ne veux pas avoir l'air de céder à la contrainte.

CETHEGUS
Où vous retrouverons-nous ?

CESAR
Ici ; je n'en bouge pas.

CAPITO
Au revoir, alors.

(Ils sortent.)


Scène 14
Les mêmes, moins CAPITO, CETHEGUS, et RULLUS ; plus l'affranchi de César

CESAR, à son affranchi
Fulvie nous suit-elle toujours ?

L'AFFRANCHI
Elle est là.

CESAR
Tu es sûr que c'est elle qui a changé les bulletins de Curius ?

L'AFFRANCHI
J'en suis sûr ; vous m'aviez dit de ne pas la perdre de vue.

CESAR
Je me doutais qu'elle était à Cicéron. Donne-moi des lettres à lire ; je veux avoir l'air occupé. (Tout en décachetant une lettre.) C'est embarrassant, sur ma foi... Voter pour Catilina, ce sauvage qui brûlera tout... Voter pour Cicéron, cette borne qui conservera tout.

L'AFFRANCHI
Avez-vous décidé quelque chose ?

CESAR
Ma foi, non, rien encore...

L'AFFRANCHI
Vos sept tribus attendent.

CESAR
Et elles obéiront à mon ordre ?

L'AFFRANCHI
Elles obéiront à un signe.

CESAR
Va les rejoindre... Je t'enverrai mes tablettes... celles-ci... Tu les reconnaîtras ?

L'AFFRANCHI
Parfaitement.

CESAR
S'il y a deux noms écrits dessus, fais voter pour ces deux noms... S'il y a un seul nom, fais voter pour un seul.

L'AFFRANCHI
Bien.

CESAR
Attends !... Enfin, si tu recevais mes tablettes sans aucun nom...

L'AFFRANCHI
Alors ?...

CESAR
Fais jeter dans les urnes soixante-quinze mille bulletins blancs. Va... (L'affranchi s'éloigne.) C'est cela ; Fulvie n'attendait que son départ.


Scène 15
CESAR, FULVIE

FULVIE
Bonjour, César !

CESAR
Ah ! vous venez aux comices... C'est d'une bonne citoyenne.

FULVIE
Je vous cherchais.

CESAR
Vous me cherchiez ?

FULVIE
Oui... Pour qui votez-vous ?

CESAR
Vous me demandez cela comme si c'était chose facile à répondre...

FULVIE
Vous n'avez donc pas encore pris de décision ?

CESAR
Je l'avoue.

FULVIE
Voici une lettre qui vous tirera d'embarras.

CESAR
Une lettre... de qui ?

FULVIE
Voyez.

CESAR
De Servilie ?

FULVIE
Je crois que oui.

CESAR
Et de qui tenez-vous cette lettre ?

FULVIE
De Cicéron.

CESAR
Qui la tenait ?

FULVIE
De Caton.

CESAR
De Caton !... (Il lit.) «Dans ma famille, on aime la vertu. Si vous laissez Catilina devenir consul, ne vous présentez plus chez moi. Si vous faites nommer Cicéron, venez ce soir, que je vous remercie. Servilie.» Oh ! rigide Caton, voilà donc pourquoi tu m'as fait sortir cette nuit par la fenêtre de ta soeur, tandis que tu entrais, toi, par la porte ! C'en est fait, le sort en est jeté, je me décide pour la vertu... Oui, mais le vice m'égorgera, et, si le vice m'égorge, je ne souperai pas ce soir chez la vertu.

FULVIE
Eh bien ?

CESARà lui-même
Mais, voyons, peut-être y a-t-il moyen de tout concilier.

FULVIE
Dépêchez-vous, César... Voilà les amis de Catilina, et Curius avec eux.

CESAR
Ma chère Fulvie, il est impossible que vous vouliez mon malheur... et mon malheur est immense si je ne revois pas Servilie.

FULVIE
Rassurez-vous, César ; je ne veux pas votre malheur.

CESAR
Vous ne voulez pas ma mort non plus, n'est-ce pas, Fulvie ?... Et ma mort est sûre si je ne vote pas pour Catilina.

FULVIE
Je ne veux pas votre mort.

CESAR
Alors, ne perdez pas une parole de tout ce qui va se dire... Comprenez à demi-mot, et tirez-moi d'embarras. Les tablettes seront remises à Curius.

FULVIE
Si les tablettes sont remises à Curius, je réponds de tout.


Scène 16
Les mêmes, CAPITO, CETHEGUS, CURIUS

CURIUS
Vous, Fulvie ?

FULVIE
Oui, moi qui vous cherchais, et qui, tout en vous cherchant, décidais César à voter pour Catilina.

CESAR
Et avouez que vous n'avez pas eu grande peine à me décider, belle Fulvie. Eh bien, amis, où en sommes-nous des élections ?

CETHEGUS
Elles vont à merveille ; tout le monde a voté, excepté vos soixante-quinze mille clients, qui attendent vos ordres.

CESAR
Et a-t-on relevé les votes ?

CAPITO
Oui.

CESAR
Comment se sont-ils répartis ?

CAPITO
Cicéron a trois cent vingt mille voix ; Catilina, trois cent dix mille ; Antoine, cinq cent soixante et dix mille.

CESAR
De sorte que, jusqu'à présent, c'est Antoine et Cicéron qui seront consuls ?

CURIUS
Oui, sans doute ; mais vos soixante-quinze mille voix vont donner une majorité énorme à Catilina.

FULVIE
Faites attention, César, que, si vos gens ne votaient pas...

CESAR
Par Castor ! je comprends bien : si mes gens ne votaient pas, la majorité resterait à Cicéron.

CETHEGUS
Allons, César, décidez-vous.

CESAR
Mais je suis tout décidé, et, comme j'agis franchement avec vous, je veux vous mettre au courant des ordres que j'ai donnés à mou affranchi. Voici mes tablettes ; si j'écris deux noms sur mes tablettes, mes soixante quinze mille clients votent pour ces deux noms ; si j'écris un seul nom, ils volent pour ce nom seul ; si je n'écris rien du tout, ils votent en blanc. Quels sont les noms que vous voulez que j'écrive ?

TOUS à César
Catilina et Antoine.

CESAR écrivant
Catilina et Antoine... Voici, est-ce bien cela ?

CETHEGUS
Bravo, César ! bravo !

CESAR
Pour que vous ne doutiez pas de moi, amis, Curius, voici mes tablettes ; vous les porterez à mon affranchi ; vous les lui remettrez à lui-même. Il saura ce qu'il a à faire. Tenez, Curius.

TOUS
Merci, César.

CESAR
Vous êtes tous témoins que j'ai tenu ma promesse.

CURIUS
Oui, César, et bravement.

CESAR
Fulvie, vous rendrez témoignage.

FULVIE
Je vous le promets. (A Capito et à Céthégus.) Suivez-le, afin qu'il ne donne pas contre-ordre.

CETHEGUS
Vous avez raison.

CESAR
Au revoir, amis ; mes compliments à Catilina.

CAPITO
Nous vous reconduisons, César.

CESAR
C'est trop d'honneur que vous me faites.

(Ils sortent.)


Scène 17
CURIUS, FULVIE

CURIUS
Eh bien, Fulvie, nous tenons l'Espagne.

FULVIE
Oui, si César a bien réellement écrit les noms de Catilina et d'Antoine.

CURIUS, lui donnant les tablettes
Regardez plutôt.

FULVIE
Voyons... (Elle ouvre les tablettes.) Ma foi, oui. (Laissant tomber le poinçon.) Ah ! ramassez-moi donc ce poinçon, Curius. (Pendant que Curius se baisse, elle efface avec son pouce les deux noms écrits sur la cire.) Merci. (Elle ferme les tablettes et les remet à Curius.) Allez ! il n'y a pas un instant à perdre.

CURIUS
Où vous reverrai-je ?

FULVIE
Ce soir, chez vous.

CURIUS
O Fulvie ! vous faites de moi un dieu.

(Il lui baise la main et sort en courant.)


Scène 18
FULVIE, l'affranchi de Cicéron

FULVIE
Psit ! psit !

L'AFFRANCHI
Que dois-je dire à Cicéron ?

FULVIE
Que les soixante-quinze mille clients de César voteront en blanc, et que les consuls de l'an 691 de la république romaine sont Marcus Cicéron et Caïus Antonius Népos.

(Elle sort d'un côté, l'affranchi de l'autre.)


Scène 19
CATILINA, STORAX

CATILINA
Fulvie avec l'affranchi de Cicéron, que veut dire cela ? Après tout, qu'importe à cette heure ? le coup est joué, et ce qui doit être, est déjà. Viens, Storax.

STORAX
Me voici, maître.

CATILINA
Tu vois bien cette petite maison ?

STORAX
La maison de la vestale.

CATILINA
Quand la nuit sera venue, tu frapperas à la porte.

STORAX
Oui.

CATILINA
Une femme viendra ouvrir.

STORAX
Bien.

CATILINA
Tu prononceras ce seul mot : Charinus.

STORAX
Après ?

CATILINA
Tu marcheras devant, et elle te suivra.

STORAX
Où me suivra-t-elle ?

CATILINA
A ma maison du val d'Egérie.

STORAX
Est-ce tout ?

CATILINA
Absolument. J'y serai.

STORAX
La chose est faite.

CATILINA
Silence ! Voilà Céthégus et Capito.


Scène 20
Les mêmes, CETHEGUS, CAPITO, puis successivement tous les autres

CAPITO
Victoire, Sergius ! victoire !

CATILINA
Comment, victoire ?

CAPITO
César a voté devant nous.

CATILINA
Pour moi ?

CAPITO
Pour toi et pour Antoine.

CATILINA
Vous avez vu les deux noms ?

CETHEGUS
Vus, sur les tablettes qu'il a envoyées à son affranchi.

CATILINA
Par qui les a-t-il envoyées ?

CURIUS, entrant
Par moi, qui les lui ai remises.

CATILINA
A l'affranchi ?

CURIUS
A lui-même.

CATILINA
Et qu'a-t-il dit ?

CURIUS
Il s'est incliné, disant : Il sera fait selon la volonté du noble Julius César.

CATILINA
Et ces tablettes ne vous ont pas quitté, Curius, du moment que César y a eu inscrit les deux noms ?

CURIUS
Pas un instant.

CATILINA
Personne n'y a touché ?

CURIUS
Personne.

CATILINA
Pas même Fulvie ?

CURIUS
Si fait, Fulvie s'est assurée que les deux noms étaient inscrits.

CATILINA
O malheur ! malheur !...

TOUS
Quoi ?... quoi donc ?... qu'y a-t-il ?...

CATILINA
Quand je suis revenu ici, là, tout à l'heure, Fulvie causait avec l'affranchi de Cicéron... Merci, Curius, si je suis perdu, ce sera par toi.


Scène 21
Les mêmes, VOLENS, GORGO, CICADA

TOUS
Victoire ! victoire !...

GORGO
Eh bien, ce brave César, il a donc voté pour nous ?

CICADA
Il me l'avait promis.

TOUS
Vive Catilina consul !

CATILINA
Un peu de patience.

(La cloche sonne. Le Peuple remonte.)

CETHEGUS
Voici la cloche qui sonne, on va proclamer les noms.

VOLENS
. Le consul a-t-il une bonne voix, au moins, pour bien crier : Lucius Sergius Catilina ?

CATILINA
Patience ! patience !

(On entend de nouveau la cloche.)

CICADA
Tiens ! c'est drôle ; cela me fait de l'effet comme si cela me regardait, moi.

GORGO
Et à moi aussi.

VOLENS
. Et à moi aussi. En vérité, le coeur me bat.

CATILINA
Il ne me bat plus.

STORAX, bas à Catilina
Orestilla !

CATILINA
Où cela ?

STORAX
A son poste, près du tombeau.

CATILINA
. Mauvais augure.

CICADA
Silence !

(Trompettes, rumeurs, puis silence.)

ORESTILLA, à Nubia
As-tu les deux anneaux ?

NUBIA
Les voici.

ORESTILLA, les regardant
Bien ; c'est à s'y tromper.

CURIUS
Voici qu'on nomme.

(Nouvelles fanfares. Proclamation.)

UNE VOIX
Les deux consuls élus par le peuple, pour l'an de Rome 691, sont : Caïus Antonius Népos...

CETHEGUS
Celui-là, c'était sûr.

LA VOIX
Et Marcus Tullius Cicéron.

CATILINA
Que t'avais-je dit, Curius ?

(Trompettes, cris, huées, applaudissements, sifflets.)

CETHEGUS
Oh ! vengeance ! vengeance !

LE PEUPLE
Vengeance !

RULLUS, accourant
Nous sommes trahis ! Les électeurs de César ont voté en blanc. Soixante-quinze mille bulletins ont été perdus.

CAPITO
Impossible ! J'ai vu les deux noms sur les tablettes.

CETHEGUS
Et moi aussi.

CURIUS
Et moi aussi.

CATILINA
. Et Fulvie aussi.

CURIUS
Que veux-tu dire ?

CATILINA
Que Fulvie a eu les tablettes entre les mains assez longtemps pour en effacer les deux noms, et que tu as porté à l'affranchi des tablettes blanches. Quand nous conspirerons, et que vos maîtresses seront du complot, avertissez-moi, seigneurs.

(Il remonte.)

LENTULUS, entrant
Où va donc Fulvie, Curius ? Je viens de la rencontrer fuyant au grand galop d'un cheval. Mes compliments à Catilina ! a-t-elle crié en riant ; et elle a disparu.

CURIUS
Par quelle route ?

LENTULUS
Par la route de Tibur.

CURIUS, s'élançant hors du théâtre
Oh ! un cheval ! un cheval !

LENTULUS
Pauvre fou !

ORESTILLA
Cours à la maison, Nubia, et envoie-moi mes quatre gladiateurs. Ils se cacheront dans les roseaux, au bord du Tibre, et y attendront mes ordres.

NUBIA
J'y vais.

CETHEGUS
Oh ! cela ne se passera pas ainsi... Il y a eu trahison... Annulons les votes, ou bien aux armes !

TOUS
Oui, aux armes ! Tes ordres, Catilina ?

CATILINA
Moi, je n'ai plus d'ordres à donner. Je ne suis plus rien.

CAPITO
C'est ce que nous allons voir.

(Il remonte vers le fond, et va de groupe en groupe, comme pour semer l'agitation.)

ORESTILLA, s'avançant
Salut, Sergius !

CATILINA
Vous étiez là, Orestilla ? Vous avez entendu la proclamation ? Cicéron triomphe. Je suis un homme ruiné.

ORESTILLA
Le croyez-vous réellement ?

CATILINA
Je serais un insensé si je me faisais illusion.

ORESTILLA
Donc, vous n'avez plus aucun espoir ?

CATILINA
Aucun, Orestilla. Je vous avais dit : Tant que je monterai, suivez-moi ; si je tombe, abandonnez-moi. Je suis tombé, Orestilla ; vous êtes libre.

ORESTILLA
Je devais partager votre bonne fortune ; je suis prête à partager la mauvaise, Sergius.

CATILINA
Ma dernière consolation, Orestilla, est d'avoir le droit d'être malheureux tout seul.

ORESTILLA
Ainsi, vous me rendez ma parole ?

CATILINA
Je vous prie de la reprendre.

ORESTILLA
Ce n'est pas moi qui m'éloigne de vous ; c'est vous qui vous éloignez de moi.

CATILINA
Voici le cachet d'Orestillus, votre premier époux, l'anneau auquel obéissent vos esclaves et vos intendants.

ORESTILLA
Voici le cachet des Sergius, le gage de vos volontés. Vous pouvez encore garder cet anneau, et moi celui-ci.

CATILINA
Voilà votre anneau, Orestilla ; rendez-moi le mien.

ORESTILLA
Le voici.

CATILINA
Merci.

ORESTILLA
Adieu, Sergius !... Le mal qui t'arrivera, tu l'auras voulu !

(Elle sort.)

CATILINA
Adieu !


Scène 22
Les mêmes, hors ORESTILLA

CETHEGUS
Avons-nous bien entendu, bien compris, et abandonneriez-vous la partie, par Hercule ?

CATILINA
Etes-vous assez sots pour le croire, assez lâches pour le désirer ?

LENTULUS
A la bonne heure ! Voilà comme j'aime que l'on me réponde.

RULLUS
Si tu eusses reculé, je ne te reconnaissais plus.

CETHEGUS
Si tu eusses renoncé, je te tuais.

(Bravos dans la coulisse au fond.)

VOLENS
Les vainqueurs chantent là-bas, et disent que tout est fini. Eh bien, je dis, moi, qu'au lieu que tout soit fini, tout commence.

CATILINA
Est-ce votre avis à tous ?

TOUS
Oui, oui, oui !

CATILINA
Vous m'obéirez donc si je commande ?

TOUS
Jusqu'à la mort !

CATILINA
Eh bien, écoutez... J'ai dans ma maison du val d'Egérie une centaine d'amphores d'un vieux vin qui remonte au consulat d'Opimius ; ce sont les dernières. Nous les boirons jusqu'à la lie cette nuit, pour fléchir les dieux qui nous ont abandonnés... Venez, et amenez tous vos amis.

CAPITO
Oh ! je n'ai pas soif de vin, j'ai soif de sang.

CATILINA
Venez, vous dis-je, il y aura à boire pour tout le monde.

VOLENS
En sommes-nous, nous autres plébéiens ?

CATILINA
Oui ; vous surtout, vous en êtes... Toi, Volens ; toi, Gorgo ; venez ! C'est demain le premier jour des saturnales ; demain, à Rome, les esclaves sont maîtres, et les maîtres sont esclaves. Venez, venez.

CICADA
Et moi aussi ?

CATILINA
Toi comme les autres ; n'es-tu pas un citoyen romain ? Allez chercher vos amis, Volens. Allez chercher les vôtres, Gorgo. Amène les tiens, Cicada. Et vous, faites-moi bonne compagnie jusqu'à ma maison du Palatin ; les rues ne sont pas sûres pour moi, ce soir.

CAPITO
Mais pour te rendre au val d'Egérie ?

CATILINA
J'ai mes gladiateurs.

TOUS
Vive Catilina !

CATILINA
Vous avez trop crié aujourd'hui et pas assez agi. Désormais, criez, moins et agissez davantage. Venez, amis. A cette nuit, vous autres.

(Il sort, accompagné de Capito, de Céthégus, de Lentulus, de Rullus et de quelques autres.)

VOLENS
Oui, à cette nuit ; soyez tranquille, nous ne manquerons pas au rendez-vous.

GORGO
Qui amenez-vous, Volens ?

VOLENS
J'ai bien deux ou trois cents vétérans de Marius et de Sylla que la misère a réunis, et qui ne demandent pas mieux que de jouer de l'épée. Je vais les prévenir.

(Il sort.)

GORGO
Moi, j'amène une centaine de gladiateurs sans emploi, qui se cachent dans les carrières le jour, et qui travaillent la nuit. Je sais où les trouver.

CICADA
Et moi, j'amène... la Fortune, si je la rencontre.

(Tous sortent.)


Scène 23
ORESTILLA, sur le devant du tombeau ; QUATRE GLADIATEURS, cachés

ORESTILLA
J'ai cru qu'ils ne s'en iraient pas ! Etes-vous au poste que je vous avais indiqué ?

Quatre voix répondent successivement
Oui, oui, oui, oui.

ORESTILLA
Silence ! On vient ; c'est lui.


Scène 24
Les mêmes, STORAX

STORAX, tremblant, chantant, hésitant à chaque pas, et regardant tout autour de lui
Jupiter sur la dune,
Un soir,
Flânait au clair de lune,
Pour voir
Si son auguste épouse,
Junon,
D'Europe était jalouse
Ou non.
Décidément, je crois que je suis seul. (Il s'approche de la maison.)
Affectant les airs mornes
D'un veuf...
(Il rencontre un gladiateur. Il essaye de sortir de l'autre côté.)
Il avait pris les cornes
D'un boeuf.
(Il rencontre un second gladiateur. Il s'avance sur le devant du théâtre, à gauche.)
Soudain, que nul n'en rie,
Voilà...
(Il rencontre un troisième gladiateur. Il essaye de sortir du côté opposé.)
Une voix qui lui crie :
Holà !
(Il rencontre le quatrième gladiateur. Il se trouve pris entre les quatre.)



ORESTILLA, paraissant
Bonsoir, Storax.

STORAX
Je suis mort !

ORESTILLA
Mais je crois que oui.

STORAX
Maîtresse !

ORESTILLA
A moins que tu ne répondes franchement.

STORAX, joignant les mains
Ah !

ORESTILLA
Pas de gestes, pas de prières, pas de cris... Tout serait inutile. Réponds.

STORAX
Interroge, bonne maîtresse.

ORESTILLA
Où vas-tu ?

STORAX
A cette maison.

ORESTILLA
Que vas-tu y faire ?

STORAX
Y chercher quelqu'un.

ORESTILLA
Qui cela ?

STORAX
Une femme.

ORESTILLA
De la part de qui ?

STORAX
De la part de Sergius Catilina.

ORESTILLA
Où dois-tu conduire cette femme ?

STORAX
Au val d'Egérie.

ORESTILLA
Et quel est le mot d'ordre auquel elle doit reconnaître que tu viens de la part de Catilina ?

STORAX
Charinus.

ORESTILLA
C'est bien, tu es un serviteur fidèle. Fais ta commission, mon bon Storax.

STORAX
Comment !...

ORESTILLA
Oui... (Lui donnant une bourse.) Et voilà pour t'encourager à l'accomplir de point en point.

STORAX
Qu'est cela ?

ORESTILLA
Une bourse.

STORAX
De l'argent ?

ORESTILLA
De l'or !

STORAX
Ainsi... ?

ORESTILLA
Tu peux frapper à cette porte, emmener cette femme et la conduire au val d'Egérie ; seulement, comme tu pourrais ne pas faire la commission de point en point, mes quatre gladiateurs te suivront... et écoute bien ce que je vais te dire, Storax.

STORAX
J'écoute.

ORESTILLA
Si tu essayes de dire un mot à celle que tu conduis, voici mon porte-glaive, qui te fendra la tête d'un coup d'épée ; si tu essayes de fuir, voici mon rétiaire, qui te jettera le filet ; si tu échappes au filet, voici mon frondeur, qui te cassera la tête d'un coup de pierre ; enfin, si mon frondeur te manque, voici mon archer, qui te passera une flèche au travers du corps. Tu vois bien que tu n'as pas grande chance à tenter de t'échapper, et qu'il vaut mieux gagner honnêtement l'argent que je te donne.

STORAX
Mais, parvenu à la porte...

ORESTILLA
Tu entreras.

STORAX
Vos gladiateurs ?

ORESTILLA
Ils reviendront.

STORAX
Et ce sera tout ?

ORESTILLA
Tu es bien curieux ! Frappe à cette porte.

STORAX
Hum !... Je dois donc... ?

ORESTILLA
Frapper à cette porte. Oui.

STORAX, frappant
Holà !

ORESTILLA
Tu te souviens de tout ce que je t'ai dit ?

STORAX
Il n'y a pas de danger que j'en oublie un mot : le porte-glaive, le rétiaire, le frondeur et l'archer...

ORESTILLA
C'est cela.

MARCIA dans la maison
Qui frappe ?

STORAX
De la part de Sergius Catilina. Ouvrez.

MARCIA ouvrant
Le mot d'ordre ?

STORAX
Charinus.

MARCIA
Marchez devant, je vous suis.

ORESTILLA aux Gladiateurs
Allez.

(Storax s'avance le premier ; Marcia ensuite ; les quatre gladiateurs ferment la marche ; Orestilla reste immobile contre la muraille.)


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