Acte V - Sixième tableau

Acte IV  

Même décoration qu'au deuxième acte.


Scène 1
CATILINA, CHARINUS ; des gladiateurs se promènent au fond

CATILINA, sur un fauteuil, à Charinus, debout
D'abord, Charinus, mon enfant, mon fils bien-aimé, laisse-moi te regarder (Il l'éloigne comme pour l'admirer), t'embrasser, te serrer sur mon ooeur.

CHARINUS
Seigneur !

CATILINA
M'as-tu dit seigneur quand tu m'as sauvé la vie ?... Non... tu m'as dit : Venez, mon père !

CHARINUS
Mon père !

CATILINA
Tu me pardonnes, n'est-ce pas ?

CHARINUS
Quoi donc ?

CATILINA
De t'avoir pris dans mes bras, de t'avoir emporté... Il me semblait que je volais l'Asie à Mithridate, le ciel à Jupiter.

CHARINUS
Ai-je résisté ? ai-je appelé ? ai-je même dit : Laissez-moi ?... Non, j'ai jeté les bras autour de votre cou, j'ai fermé les yeux, et je me suis laissé emporter.

CATILINA
Dieux bons ! comme l'homme passe éternellement près de son bonheur ! Il y a seize ans que tu existes, et je t'ai vu hier pour la première fois.

CHARINUS
Il y a seize ans que je vis, et j'ignorais que vous existez.

CATILINA
Eh bien, voyons, dis-moi, cher enfant, ma vue a-t-elle répondu au besoin de ton coeur ?

CHARINUS
Que vous dirai-je ? Jusqu'à hier, je n'avais connu que ma mère, je n'avais aimé que ma mère ; je savais que Clinias m'avait servi de protecteur, je l'appelais mon père, n'ayant personne à appeler de ce nom. Mais ce que j'éprouvais pour lui, c'était de la reconnaissance et non de l'amour filial... J'ai l'air de répéter vos propres paroles ; car, de ce souterrain, j'entendais tout ce que vous disiez. Eh bien, en vous apercevant, j'ai tressailli ; quand le seigneur Caton vous a adressé ce défi, je l'ai pris en haine de ce qu'il vous proposait une chose qui me semblait impossible. Quand je vous ai vu approcher du cippe, briser la chaîne de fer avec la même facilité qu'un autre eût fait d'une guirlande de fleurs, j'ai adressé tout bas une prière à Castor, le divin discobole, et, quand vous avez, semblable à Ajax Télamon, lancé cette masse, qu'un héros d'Homère pouvait seul soulever, au milieu du frissonnement de joie que m'inspirait votre triomphe... j'ai ressenti là une vive douleur, comme si quelque chose se brisait dans ma poitrine... Aussi, quand je vous ai vu pâlir, quand j'ai vu comme une frange de soie rougir vos lèvres, j'ai été près de crier, d'appeler au secours ; il me semblait que votre vie défaillante emmenait la mienne... Vous me demandez de vous appeler mon père ? Oh ! oui, oui, mon père, tant que vous voudrez, car, à coup sûr, je suis plus heureux de dire mon père, que vous n'êtes heureux de l'entendre... Mais qu'avez vous ?

CATILINA
Rien, rien, ou plutôt tout... oui, tout... Enfant, sais-tu que je pleure, moi l'homme aux yeux arides, aux paupières desséchées ? sais-tu que les deux larmes qui coulent le long de mes joues, et que tu me donnes pour rien, toi, sais-tu que ce sont deux diamants pour lesquels j'eusse donné le monde ?... Oh ! regarde ces deux larmes, Cicéron... Cicéron, vois pleurer Catilina, et dis encore que je suis le désordre, que je suis le mal, que je suis le néant. As-tu entendu tout ce que m'a dit cet homme, Charinus ?

CHARINUS
Mais pourquoi Cicéron voulait-il donc tuer mon père ?... J'ai toujours entendu parler de Cicéron comme d'un homme juste.

CATILINA
Ah ! ne me force pas à te dire des choses que tu ne pourrais pas comprendre ; à ton âge, la vie est une oasis pleine d'ombre et de fraîcheur, où les passions n'ont pas encore laissé leur trace brûlante. Comment veux-tu que je te parle de choses que tu ne connais pas, que j'explique l'incendie à celui-là qui sait à peine ce que c'est qu'une étincelle, que je découvre l'océan orageux à l'enfant qui s'est contenté d'effeuiller des roses dans le bassin de marbre d'un jardin ?... Non, mon bien-aimé Charinus : laisse-moi te dire seulement (Il se lève et relève doucement Charinus) : Je tente une oeuvre immense, j'essaye de soulever un monde... Peut-être ce monde, en retombant sur moi, m'écrasera-t-il... non point parce que j'aurai entrepris une oeuvre impie et impossible, mais parce que le temps de l'accomplir ne sera point venu... En attendant, comme c'est le succès qui fait le nom, si je succombe, mon nom sera flétri, déshonoré... Eh bien, mon enfant, garde dans ton coeur la religion du nom paternel, aime-moi quand on me maudira ; souviens-toi qu'en échouant, je n'aurai qu'un regret, celui de ne pas te léguer la royauté du monde ; qu'en mourant, je n'aurai qu'une douleur, celle de t'avoir retrouvé si tard et de te perdre sitôt.

CHARINUS
Mais, alors, mon père, pourquoi ne faisons-nous pas ce que tous disiez à ma mère ?... pourquoi ne quittons-nous pas Rome ? pourquoi ne nous éloignons-nous pas du monde ?... Vivons l'un près de l'autre, l'un pour l'autre.

CATILINA
Hélas ! hélas ! mon enfant, il est trop tard. Si je t'eusse connu il y a un an, il y a six mois, il était temps encore ; si ta douce voix m'eût dit avant-hier ce que tu me dis aujourd'hui, je pouvais m'arrêter, peut-être ; mais, aujourd'hui, les dieux ont décidé : n'allons pas contre la volonté des dieux... Voyons, Charinus, maintenant, que veux-tu ? que désires-tu ? que demandes-tu ?

CHARINUS
Quand reverrai-je ma mère ?

CATILINA
Enfant ! j'ai donc deviné ce que tu désirais, j'ai donc été au-devant de ton voeu !... Tu viens d'entendre refermer la porte : ce doit être ta mère.

CHARINUS
Ma mère ici ?...

CATILINA
Je viens de l'envoyer chercher.

CHARINUS
O mon père ! je vois bien que vous m'aimez véritablement.


Scène 2
Les Mêmes, MARCIA, STORAX

MARCIA
La voix de mon Charinus, de mon enfant... Il est ici ! le voilà ! (Marcia le presse contre son coeur. Puis, tendant la main à Catilina.) Catilina, merci !

CHARINUS
Ma mère !...

CATILINA
Sauvés tous deux !

STORAX
Tous trois même.

CATILINA
Oui, tous trois, bon Storax... Mais comme te voilà blême, grands dieux !...

STORAX
Vous trouvez ?

CATILINA
Est-ce que tu aurais eu peur, par hasard, Storax ?

STORAX
Peur de quoi ?

CATILINA
Eh bien, mais de cette foule de choses dont Storax peut avoir peur.

STORAX
Oh ! mon Dieu, non, au contraire... Je n'ai de ma vie été si rassuré.

CATILINA
Tu n'as vu personne ?

STORAX
Pas une ombre.

CATILINA
Et personne ne t'a vu ?

STORAX
Personne.

CATILINA
Cependant, Orestilla...

STORAX
Elle dort probablement.

CATILINA
Et pourquoi penses-tu qu'elle dorme ?

STORAX
Par Castor ! elle doit être fatiguée ; toute la journée, elle s'est promenée au Champ de Mars.

CATILINA, allant à Marcia
Marcia, avez-vous été contente de cet homme?

MARCIA
Oui, c'est un guide fidèle, vous le voyez ; un peu taciturne.

CATILINA
Il avait raison de garder le silence ; la moindre parole pouvait vous trahir.

MARCIA
Vous avez eu pitié des angoisses d'une mère, Sergius ; les dieux vous récompenseront.

(Charinus se lève et prend la main de son père.)

CATILINA
Charinus vous a-t-il dit qu'il m'aimait ?

MARCIA
Oui.

CATILINA
Eh bien, les dieux sont quittes envers moi. Maintenant, écoutez, Marcia. Vous voilà réunie à votre fils, rien ne pourra plus vous en séparer tant que vous ne songerez point à le séparer de moi. Tant que nous resterons ici, et nous n'y resterons pas longtemps, vous habiterez là-bas, dans la maison des bains. C'est une retraite impénétrable, où quarante gladiateurs vous garderont. Ils sont à moi, j'ai acheté leur vie ; ils se feront tuer pour défendre Charinus.

MARCIA
Mais vous m'épouvantez avec cet appareil de précautions. Charinus court donc de bien terribles dangers ?

CATILINA, descendant la scène avec Marcia
Marcia, défiez-vous de votre ombre ! Que Charinus ne prenne rien que de votre main ou de la mienne. Appelez au moindre bruit. Veillez tandis qu'il dormira, et, quand vous serez lasse de veiller, appelez-moi... Mais à personne, entendez-vous, pas même à Clinias, ne confiez Charinus un seul instant.

MARCIA
Oh ! soyez tranquille.

CATILINA
Et cependant il faut tout prévoir, Marcia ; il est possible que je sois forcé de faire partir Charinus au galop de mon plus rapide cheval. Il est possible enfin que je ne puisse l'aller chercher moi-même, et que je sois obligé de le faire prendre par quelqu'un... Marcia, regardez bien cet anneau.

MARCIA
Le vaisseau de Sergeste, votre ancêtre.

CATILINA
Vous le reconnaîtrez bien, n'est-ce pas ?

MARCIA
Oh ! oui.

CATILINA
Eh bien, ne confiez Charinus qu'à l'homme qui vous remettra cet anneau.

MARCIA
Alors, doublez, triplez les précautions... Joignez-y un mot d'ordre que me dira l'homme en me remettant cet anneau.

CATILINA
Il vous dira : De la part de Sergeste, ami d'Enée.

MARCIA
Bien.

CATILINA
Oh ! c'est à cette heure seulement que je pourrai vous dire : Marcia, les dieux soient loués ! nous avons sauvé Charinus.

STORAX
Maître, tandis que vous êtes en train de sauver tout le monde, est-ce que vous ne me sauverez pas un peu aussi, moi ?

CATILINA
C'est vrai, pauvre Storax, je t'avais oublié... Tiens, l'or est la meilleure sauvegarde que je connaisse. Prends cette bourse, elle est à toi.

STORAX
Merci, noble Sergius ! merci !

MARCIA
Cet homme a tout entendu, Catilina.

CATILINA
Oui ; mais, sans mon anneau, cet homme ne peut rien.

MARCIA
C'est vrai... (On entend du bruit.) Quel est ce bruit ?

CATILINA
Ce sont les gens que j'attends, qui frappent à la porte... Il ne faut pas que ces gens nous voient... Venez, Marcia.

MARCIA
Mais pourquoi ne les recevez-vous pas ailleurs et ne restons-nous pas ici ?

CATILINA
Dans la salle des festins, ouverte de tous les côtés ? Non, non. La maison des bains est seule une retraite sûre.

MARCIA
Vous nous accompagnez ?

CATILINA
Je referme moi-même la porte sur vous. Vous avez les clefs de cette porte ; qu'elle ne s'ouvre qu'au mot d'ordre. Que Charinus ne vous quitte qu'en échange de l'anneau. Couvrez la tête de Charinus avec votre voile, et venez, Marcia ! venez !

MARCIA
Viens, mon enfant.

(Ils sortent.)


Scène 3
STORAX, seul

Dieux trompeurs ! qui eût dit au pauvre Storax, lorsque la douce voix d'Aurélia criait : Pendez Storax ! Mettez Storax en croix ! Ecorchez vif Storax ! qui eût dit que c'était le commencement de sa fortune ? (Il tire de sa ceinture la bourse d'Orestilla.) Bourse d'Orestilla. (Il montre l'autre.) Bourse de Sergius. Il y a bien là, dans les deux bourses, quatre talents d'or, c'est-à-dire plus que je n'ai jamais eu à la fois en ma possession. Ce que c'est que d'être honnête homme, pourtant ! je n'aurais jamais cru que ce fût d'un si bon rapport. Décidément, l'honnêteté est la route de la fortune ; d'abord, il y a moins de concurrence que sur l'autre. Continuons donc à être honnête. Après les services rendus à Sergius et à Orestilla, ils ne peuvent manquer, pour récompense, de m'accorder ma liberté. Puisque ma liberté ne peut pas me manquer, je puis alors me considérer comme libre. Comme cela tombe ! juste au moment des saturnales ; juste au moment où les esclaves courent les champs, sans que les maîtres aient la moindre chose à leur dire. Comme tu vas courir les champs, mon petit Storax ! comme tu ne t'arrêteras, une fois sorti de Rome, que quand tu te sentiras bien loin de ton bon maître Sergius, de ta bonne maîtresse Aurélia et du vertueux Caton.

UNE VOIX
Le voici.

STORAX, bondissant
Hein ! j'ai entendu une voix. (Il regarde autour de lui.) Je me trompais... Personne ! Ma foi, à présent, l'avenir m'apparait rose comme l'aurore des poètes... Bonne Orestilla ! petite maîtresse !... je dis bonjour à ton porte-épée, je dis bonsoir à ton frondeur, je dis bon voyage à ton sagittaire, et j'envoie mille baisers à ton aimable filet.

LA VOIX
Si tu dis un mot, tu es mort.

(Au même moment, deux hommes bâillonnent et enlèvent rapidement Storax, et il disparaît.)


Scène 4
CATILINA, VOLENS, paraissant au fond

CATILINA
Tu as raison, Volens, il y a longtemps qu'ils attendent. Fais-les entrer ; pas d'exceptions, entends-tu ! ma maison, mes galeries, mes jardins, tout au peuple ; puisque le peuple, dis-tu, est tout à moi, il est bon que, moi, je sois tout à lui. (Revenant, et ouvrant la fenêtre.) Chrysippe, ce que j'ai ordonné a-t-il été exécuté?

CHRYSIPPE
Oui.

CATILINA
La coupe sera prête ?

CHRYSIPPE
Oui.

CATILINA
La femme qui doit représenter Némésis est prévenue ?

CHRYSIPPE
Oui.

CATILINA
Bien.


Scène 5
Les mêmes, VOLENS, GORGO, CICADA, Romains

CATILINA
Soyez les bienvenus chez moi, Romains... Je vous l'ai dit : c'est aujourd'hui les saturnales, c'est-à-dire le jour où les esclaves sont maîtres, le jour où les maîtres sont esclaves. Mais il nous manque des amis, ce me semble ?

VOLENS
Il nous manque ceux qui n'avaient pas encore assez faim. Nous étions pressés, nous autres, et nous sommes venus. Mais sois tranquille, ceux que tu attends nous suivent. Je t'ai amené, pour mon compte, cent cinquante vétérans des guerres de Grèce et de Bithynie, et je t'en promets deux mille autres.

CATILINA
Bien, Volens, bien.

GORGO
Salut, seigneur.

CATILINA
Salut, ami.

GORGO
Je t'amène deux cents gladiateurs et soixante esclaves ; ils savent dans quelle carrière de la Sabine, dans quelle montagne des Apennins, trouver trois mille compagnons. Quand il sera temps, ils les feront prévenir.

CATILINA
Qu'ils les préviennent, il est temps.

CICADA
Bonjour, ami Sergius.

CATILINA
Bonjour, seigneur Cicada... Compagnons, entrez, entrez ! Oh ! la maison est à vous, bien à vous... Prenez, usez, abusez ! ce n'est que le commencement, mes hôtes. Je m'exécute d'abord... Nous verrons si, plus tard, les banquiers et les bourgeois s'exécuteront d'aussi bonne grâce que moi.

TOUS
Vive le roi Catilina !

CATILINA
Vive le peuple romain !

TOUS
Vive le peuple romain !

CATILINA
Du vin et des fleurs !

CHANT DES CONJURES

GORGO
Allons, robuste oenophore,
Embrasse l'énorme amphore ;
Dans les coupes du Bosphore,
Buvons, au nez des Calons,
Le vin de tous nos cantons.
Coulez, cécube et falerne !
Que l'ivresse nous gouverne !
Rome est la grande taverne !
Chantons !
II
A nous donc tout ce qui souffre,
Tout ce qui hait !
Flamme et soufre !
Oh ! nous allons faire un gouffre !
A nous, hideux bataillons,
Les guenilles, les haillons !
Rome flambe, elle chancelle !
Tout l'or que son flanc recèle.
Voyez-vous comme il ruisselle ?
Pillons !
III
Dans cette large fournaise,
Que chacun tue à son aise !
Le sang n'éteint pas la braise !
Tibre, tu vas, j'en réponds,
Monter par-dessus tes ponts !
Vieux Romulus, sur ta tombe,
Que la victime enfin tombe !
Amis, Rome est l'hécatombe :
Frappons !


Scène 6
Les mêmes, CURIUS, entrant

CURIUS
Vous riez, vous chantez ici !... Là-bas, l'on se bât et l'on brûle : la maison de Lentulus, celle de Céthégus, celle de Lecca sont en flammes, et les bourreaux de la prison Mamertine sont à l'oeuvre.

CATILINA
Que dis-tu là !

CURIUS
Je dis que, n'ayant pu rejoindre Fulvie, je suis rentré dans Rome, et, de loin, j'ai vu ma maison aux mains des licteurs ; j'accours au Forum, on venait d'y arrêter Lentulus, Rullus et Céthégus. Je dis que tout est perdu là-bas, et que nous n'avons plus qu'à gagner la montagne et à nous faire bandits.

CATILINA
Voyons, Curius, n'exagères-tu pas ?

CURIUS
Je te dis la vérité tout entière.

CATILINA
Lentulus !... un sénateur, arrêté ?...

CURIUS
Arrêté ! je l'ai vu, te dis-je.

CATILINA
Rullus, un tribun ?

CURIUS
Bâillonné, lié comme un esclave.

CATILINA
Céthégus, Bestia, Capito, Lecca ?

CURIUS
Capito combattait encore, disait-on ; les autres étaient déjà dans la prison Mamertine.

CATILINA
Eh bien, amis, voilà l'heure suprême venue... Je suis toujours à vous... Etes-vous toujours à moi ?

TOUS
Oui ! oui !

CURIUS
Comment, Sergius, tu en appelles à de pareils hommes ? Je suis patricien, moi ; je ne conspire pas avec le peuple.

TOUS
O Curius !... Curius, prends garde !

CATILINA
Silence ! Il n'y a plus ici ni patriciens ni peuple... Il y a des hommes qui vont jurer de détruire et de brûler Rome... Je m'appelle poignard, tu t'appelles flambeau...

TOUS
Oui ! oui !

CATILINA
La bataille est engagée.

TOUS
Des armes ! donnez-nous des armes ! il est temps...

(Des esclaves apportent et jettent des amas d'armes aux pieds des conjurés, qui s'en saisissent.)

CATILINA
Etes-vous armés, compagnons ?...

TOUS
Oui ! oui !

CATILINA
Rentrons dans Rome comme Sylla y rentra il y a vingt ans : l'épée d'une main et la torche de l'autre... Marchons droit au sénat ; les sénateurs seront nos otages, ils nous répondront de nos amis tête pour tête...

TOUS
Oui ! oui !


Scène 7
Les mêmes, CAPITO, se précipitant en scène les habits déchirés, une hache à la main

CAPITO
Nos amis ?... Ils ont vécu !...

TOUS
Morts ?...

CAPITO
Etranglés, par l'ordre de Cicéron...

CATILINA
Oh ! à Rome !... à Rome !...

TOUS
A Rome !...

CAPITO
Impossible !... Les portes sont fermées ; quatre légions avaient été réunies dans la prévision de ce qui vient d'arriver, elles sont sous les armes...

CATILINA
Et comment es-tu sorti, alors, si les portes sont fermées ?

CAPITO
J'ai sauté du haut des remparts, poursuivi par les bourgeois et les chevaliers... Ta tête est mise à prix à un million de sesterces !...

CATILINA
Oh ! j'espère bien qu'elle leur coûtera plus cher que cela !... Maintenant, amis, ce n'est plus pour la richesse que nous allons combattre : c'est pour la vie.

CAPITO
Oui ; et comme nous allons combattre pour la vie, et que la vie d'un homme vaut celle d'un autre, il faut des enjeux égaux, il faut que patriciens et peuple, qui désormais vont faire cause commune, boivent à la même coupe ; il faut que cette coupe contienne une liqueur terrible ; il faut que, sur cette liqueur, un serment infernal nous lie.

CATILINA
Tu le veux donc, Capito ?

CAPITO
Je le veux !... As-tu fait ce que je t'ai demandé, Catilina ?

CATILINA
Oui.

CAPITO
La coupe est-elle prête ?

CATILINA
Oui.

CAPITO
La coupe est-elle pleine ?

CATILINA
Oui.

CAPITO
Que la coupe vienne donc !

CATILINA
Place, alors ! (Il prend le milieu de la scène. On forme un cercle autour de lui.) Némésis ! déesse des vengeances, apporte-nous la coupe sur laquelle nous devons jurer !...

(Toutes les lumières s'éteignent. Une femme, vêtue en Némésis, vient du dessous. Elle a près d'elle un trépied où brûle un feu rouge, qui seul éclaire la scène.)


Scène 8
Les mêmes, NEMESIS

NEMESIS
Voici la coupe !

CATILINA, prenant la coupe et la levant au-dessus de sa tête
Pluton ! Vejovis ! Mânes, sombres divinités qui inspirez la terreur ! Lucius Sergius Catilina vous invoque. Vous le savez, dieux vengeurs ! j'ai une armée de vingt mille hommes en Etrurie, j'ai dix mille conjurés à Rome, j'ai milie pâtres dans les Apennins !... Eh bien, au nom des absents comme au nom des présents, je dévoue Rome aux dieux infernaux !... Je jure qu'il lui sera fait comme elle a fait à Carthage, qu'il n'en restera pas pierre sur pierre, que la charrue passera sur les fondations du Capitole, que je sèmerai du sel dans le sillon de la charrue, et qu'il sera bâti une ville qui sera la ville de Catilina, sur un autre emplacement que celui où fût bâtie la ville de Romulus... O ville perverse ! ville vénale, qui déjà au temps de Jugurtha n'attendais qu'un acheteur pour te vendre ! Rome, sois maudite !

TOUS
Rome, sois maudite !

CATILINA
A toi, Capito.

CAPITO, tenant la coupe
Maudit soit celui qui ne marchera pas en avant jusqu'à ce qu'il rencontre l'ennemi ! maudit soit celui qui reculera peu dant la bataille ! maudit soit celui qui sortira vivant de la défaite ! Mais, avant tout, maudite soit Rome !

(Il passe la coupe à Curius.)

TOUS
Maudite soit Rome !

CURIUS
Rome, sois maudite !

(Il passe la coupe à Volens.)

TOUS
Maudite !

VOLENS
Maudite soit Rome !

TOUS
Maudite soit Rome !

(La coupe passe de mains en mains.)

CATILINA
Et maintenant, amis, comme on pourrait nous surprendre ici et nous y enfermer, gagnez la plaine. Capito et Curius, prenez les commandements ; Volens, mon vieux centurion, forme les phalanges. Prenez la route d'Etrurie ; dans dix minutes, je vous rejoins.

TOUS
Mais, toi, toi ?

CATILINA
Oh ! soyez tranquilles, je serai là à l'heure où vous aurez besoin de moi. (On ferme les rideaux à la sortie du peuple.) Allez !

(Tous sortent.) Toi, Chrysippe, cours à la maison des bains, et dis à travers la porte que je m'arme, qu'on s'apprête, qu'on m'attende, que je viens ; va ! (Chrysippe sort.) O nuit ! nuit sacrée ! nuit, ma soeur ! nuit, ma complice, mon amie ! tu es la dernière obscurité de ma vie ; demain, météore de feu, c'est moi qui ferai le jour ! Allons ! allons revoir Charinus. Merci, Némésis, voilà ta coupe.

(Il rend la coupe à la Némésis. La Némésis s'enfonce dans la terre, mais, en s'enfonçant, elle relève son voile.)

ORESTILLA
Malheur à toi, Sergius ! je suis Némésis Orestilla.

(Elle disparaît.)


Scène 9
CATILINA, puis l'ombre de CHARINUS

Orestilla ici !... Orestilla dans cette maison !... Dieux immortels, qu'est-elle venue y faire ? Ce sang, ce sang que nous avons bu... Horreur !... (Tonnerre. Il passe à gauche et tombe sur le canapé.) Qu'est cela ?... Des plaintes, des gémissements dans l'air ?... La terre tremble... Présages néfastes, je vous reconnais, c'est vous qui annoncez les apparitions des morts... Dieux bons, dieux immortels, qui donc vais-je voir apparaître ? (Le bassin du fond se couvre de fumée. La fumée se dissipe. On voit Charinus sortir lentement de terre et monter vers le ciel. De sa main droite, il montre une blessure qui lui a ouvert la veine du cou.) Oh ! c'est toi, Charinus ?... Charinus, mon enfant bien-aimé, n'es-tu plus qu'une ombre ?... Charinus, parle-moi !... Cette blessure, qui te l'a faite ?... ce sang, qui l'a versé ?...

CHARINUS, d'une voix lente
Orestilla !...

(La vapeur l'enveloppe de nouveau. Il disparaît.)

CATILINA
Malheur ! malheur !...


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