I. Fabius ayant remis les lettres de C. César aux consuls, ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, et sur les vives instances des tribuns du peuple, qu'on obtint d'eux qu'il en fût fait lecture au sénat ; mais on ne put obtenir que le sénat délibérât sur le contenu de ces lettres. Au lieu de cela, les consuls parlèrent du danger de la république. Le consul L. Lentulus s'engage à défendre la république et le sénat, si l'on opine avec hardiesse et courage ; mais si l'on ne veut que ménager César et gagner ses bonnes grâces, comme on a fait jusqu'alors, il prendra conseil de lui-même, et ne défèrera plus à l'autorité du sénat : l'amitié de César lui offre aussi un asile. Scipion parla dans le même sens : «Pompée, dit-il, est prêt à défendre la république, si le sénat le seconde. Si l'on hésite, si l'on agit mollement, le sénat, désormais, implorera en vain son secours».

II. Ce langage de Scipion, à Rome, dans le sénat, tandis que Pompée était aux portes de la ville, semblait sortir de la bouche même de Pompée. Toutefois quelques-uns avaient proposé des avis plus modérés : M. Marcellus voulait qu'on ne fît au sénat aucun rapport sur cette affaire, avant d'avoir levé, dans toute l'Italie, des troupes qui assurassent au sénat sa liberté d'action et l'indépendance de ses décrets ; M. Calidius demandait que Pompée se retirât dans les provinces de son gouvernement, pour ôter tout motif de guerre ; car César, à qui l'on avait retiré deux légions, ne pouvait voir Pompée les retenir sous les murs de Rome, sans craindre qu'on ne les employât contre lui. M. Rufus opinait à peu près dans les mêmes termes ; mais le consul L. Lentulus les poursuivit de ses reproches : il refusa de mettre aux voix l'avis de Calidius. Marcellus s'effraya et retira le sien. Alors les clameurs du consul, la présence d'une armée, les menaces des amis de Pompée entraînèrent la plupart des sénateurs, et les forcèrent, malgré eux, à se ranger à l'avis de Scipion, et à décréter : «Que César licenciât son armée dans le terme prescrit ; sinon, qu'il fût déclaré perturbateur du repos public». M. Antonius et Q. Cassius, tribuns du peuple, s'opposent au décret. Aussitôt on fait un rapport sur leur opposition ; on ouvre des avis violents : les plus acerbes et les plus cruels sont les plus applaudis par les ennemis de César.

III. Sur le soir, au sortir de l'assemblée, Pompée mande tous les sénateurs ; il encourage les uns par ses éloges, et excite, par des réprimandes, la timidité des autres. Il rappelle un grand nombre de vétérans de ses armées par l'espoir des récompenses et des grades ; la plupart des soldats des deux légions livrées par César sont également appelés sous les drapeaux. L'agitation règne partout. Le tribun du peuple, C. Curion, invoque le droit des comices. Pendant ce temps, les amis des consuls, les partisans de Pompée, tous ceux qui avaient d'anciennes inimitiés contre César, se rendent en foule au sénat : leurs cris et leur concours intimident les faibles, rassurent ceux qui hésitent, enlèvent au plus grand nombre toute liberté de décision. Le censeur L. Pison offre d'aller vers César pour l'instruire de ce qui se passe ; le préteur L. Roscius fait la même proposition : ils ne demandent pour cela qu'un délai de six jours. Quelques-uns veulent qu'on envoie à César des députés qui lui exposent la volonté du sénat.

IV. On résiste à tous ces avis ; on oppose à chacun d'eux le discours du consul, de Scipion, de Caton. D'anciennes inimitiés et la honte d'un refus animent Caton contre César. Lentulus, accablé de dettes, espère obtenir une armée, des provinces, les largesses des rois avides de notre alliance, et se vante parmi ses amis d'être un autre Sylla, un maître futur de l'empire. Scipion se flatte du même espoir : ami de Pompée, il pense partager avec lui le commandement des armées ; d'autres motifs l'animent encore, la crainte d'un jugement, l'intérêt de sa vanité, la faveur des hommes les plus puissants dans la république et dans les tribunaux. Enfin Pompée, excité par les ennemis de César, et ne voulant point d'égal, s'était entièrement séparé de lui, et s'unissait à leurs ennemis communs, qu'il avait lui-même attirés en grande partie à César dans le temps de leur alliance. Son injustice, la honte d'avoir fait servir à son pouvoir et à sa domination les deux légions destinées pour l'Asie et la Syrie, tout lui faisait désirer la guerre.

V. Par ces motifs, on décide en tumulte et à la hâte on ne laisse le temps ni aux parents de César de l'avertir, ni aux tribuns du peuple de détourner le péril qui les menace, ou de faire valoir leur dernier privilège, le droit d'opposition, que L. Sylla même avait respecté. Dès le septième jour, ils sont forcés de songer à leur sûreté ; or jusque-là les tribuns les plus furieux n'avaient pas été inquiétés, avant le huitième mois, sur le compte qu'ils avaient à rendre de leur conduite. On a recours à ce terrible sénatus-consulte, le plus sévère dont s'armât la rigueur des lois, et qui était réservé pour les grands désastres et les extrêmes périls : «Que les consuls, les préteurs, les tribuns du peuple, les consulaires qui sont près de Rome, veillent à ce que la chose publique ne reçoive aucun dommage». Ce décret fut rendu le 7 des ides de janvier. Ainsi, des cinq premiers jours du consulat de Lentulus où le sénat put s'assembler, deux furent employés à la tenue des comices, et le reste à rendre les décrets les plus durs et les plus injurieux contre l'autorité de César et contre les tribuns du peuple, si dignes de respect. Les tribuns s'enfuient aussitôt de la ville, et se rendent près de César. Tranquille à Ravenne, il attendait une réponse à ses offres modérées, espérant que l'équité des hommes permettrait peut-être le maintien de la paix.

VI. Les jours suivants, le sénat s'assemble hors de Rome. Pompée y répète ce qu'il a fait dire par Scipion : il applaudit au courage et à la fermeté du sénat ; il énumère ses forces : «Il a dix légions toutes prêtes : il sait en outre avec exactitude que les soldats n'aiment point César, et qu'un ne saurait leur persuader de le suivre et de le défendre». Pour le reste, on en réfère au sénat : on propose de faire des levées dans toute l'Italie, d'envoyer en Mauritanie Faustus Sylla, en qualité de propréteur, et de prendre au trésor public de l'argent pour Pompée. On veut encore déclarer le roi Juba ami et allié du peuple romain. Mais Marcellus dit qu'il ne le souffrira pas ; Philippe, tribun du peuple, s'oppose également à la mission de Faustus : le reste passe en décrets. On donne des gouvernements à de simples particuliers : deux de ces gouvernements étaient consulaires, les autres prétoriens. La Syrie échoit à Scipion, la Gaule à L. Domitius. Philippe et Marcellus sont exclus par des intrigues ; leurs noms ne sont pas tirés au sort. Les autres provinces sont assignées à des préteurs. Ils n'attendent pas, selon l'usage, que le peuple ait ratifié leur élection, et qu'ils aient revêtu l'habit de guerre et prononcé les voeux accoutumés. Chose inouïe ! les consuls sortent de la ville, et de simples particuliers se font précéder de licteurs à Rome et au Capitole, contre tous les exemples du passé. On fait des levées par toute l'Italie ; on ordonne de fabriquer des armes ; on demande de l'argent aux villes municipales ; on en prend dans les temples : tous les droits divins et humains sont confondus.

VII. A la nouvelle de ces événements, César harangue ses troupes : il leur rappelle les injures dont ses ennemis n'ont cessé de l'accabler dans tous les temps : il se plaint que les efforts d'une malignité envieuse lui aient à ce point aliéné Pompée, dont il avait toujours aidé et favorisé l'élévation et le crédit. Il se plaint que, par une violence sans exemple dans la république, on ait étouffé par les armes le droit d'opposition tribunitienne, rétabli les années précédentes. Sylla, qui dépouilla les tribuns de tout le reste, leur laissa du moins la liberté d'opposition ; Pompée, qui passe pour le restaurateur de leurs droits, leur a même ôté ceux dont ils jouissaient. Et ce décret dont la teneur ordonne aux magistrats de veiller à la sûreté publique, décret qui appelle aux armes tout le peuple romain, on ne le rendit jamais qu'à l'occasion de lois désastreuses, de quelque violence tribunitienne, d'une révolte populaire, d'une invasion hostile des temples et des lieux fortifiés ; excès autrefois expiés par la mort de Saturninus et des Gracques. Mais aujourd'hui, rien de semblable : pas le moindre fait, pas le moindre projet ; aucune loi n'est promulguée, aucune proposition faite au peuple, aucune sédition fomentée. Que les soldats se souviennent du général sous lequel ils ont, pendant neuf ans, servi la république avec tant de gloire, gagné tant de batailles, soumis la Gaule entière et la Germanie ; qu'ils défendent contre ses ennemis sa dignité et sa gloire. Aussitôt les soldats de la treizième légion, la seule qui fût alors arrivée (César l'avait rappelée dès le commencement des troubles), s'écrient unanimement «qu'ils sont prêts à venger les outrages de leur général et des tribuns du peuple».

VIII. Ainsi assuré des dispositions du soldat, César part avec cette légion pour Ariminum, et y trouve les tribuns du peuple qui venaient se réfugier vers lui. Il donne ordre aux autres légions de quitter leurs quartiers d'hiver et de le suivre. Là, le fils de l'un de ses lieutenants, le jeune L. César, se rend près de lui. Après avoir exposé les motifs qui l'amènent, il déclare qu'il a reçu de Pompée une mission particulière ; «que Pompée désire justifier sa conduite aux yeux de César. Il voudrait qu'on ne lui imputât point à crime ce qu'il a fait pour le bien de la république ; toujours il a préféré les intérêts de l'Etat à ses affections personnelles : c'est aussi un devoir pour César de sacrifier ses ressentiments au bien de sa patrie, de peur qu'en voulant frapper ses ennemis, il n'atteigne la république». Lucius ajoute encore quelques considérations tendant à justifier Pompée. Le préteur Roscius s'exprime dans le même sens, et déclare parler au nom de Pompée.

IX. Ces discours ne pouvaient être pris pour une réparation : cependant César, trouvant une occasion favorable de communiquer avec Pompée, pria les émissaires qui s'étaient chargés de la mission, de vouloir bien aussi se charger de la réponse : ils pouvaient peut-être, par ce message qui leur coûtait si peu, prévenir des démêlés funestes, et affranchir l'Italie de ses craintes. «Lui aussi il aime la gloire de la république plus que la vie ; mais il s'indigne que ses ennemis lui arrachent par un affront la faveur du peuple romain ; qu'ils lui ôtent six mois de son gouvernement, et le forcent de rentrer dans Rome, tandis que le peuple avait, pour les prochains comices, autorisé son absence. Toutefois, il avait supporté, dans l'intérêt de la république, ce sacrifice de sa gloire. Il a écrit et demandé au sénat que toutes les armées fussent licenciées : il n'a pu l'obtenir. On fait des levées dans toute l'Italie ; on retient deux légions, qu'on lui a retirées sous prétexte d'une guerre contre les Parthes ; la ville elle-même est en armes. Ces mouvements ont-ils d'autre but que sa ruine ? Cependant il consent à tout ; il est prêt à tout endurer pour le bien de la république. Que Pompée se rende dans ses gouvernements ; que tous deux licencient leurs troupes ; que l'Italie entière pose les armes ; que Rome soit délivrée de ses craintes ; que les comices soient libres, et les affaires publiques remises au sénat et au peuple romain ; enfin, pour faciliter le traité et le sceller de la foi du serment, que Pompée s'approche, ou qu'il souffre que César aille le trouver : une entrevue terminera leurs différends».

X. La mission est acceptée : Roscius se rend avec L. César à Capoue, et y trouve les consuls et Pompée. Il expose les propositions de César. Ceux-ci délibèrent, et le renvoient avec une réponse par écrit : elle portait «que César retournât en Gaule, sortît d'Ariminum et licenciât ses troupes : Pompée alors irait en Espagne. Jusqu'à ce que César eût pleinement garanti la fidélité de ses promesses, les consuls et Pompée ne cesseraient point les levées».

XI. Il était injuste d'exiger que César sortît d'Ariminum et retournât dans son gouvernement, tandis que Pompée retiendrait des provinces et des légions sur lesquelles il n'avait aucun droit ; que César licenciât ses troupes, et qu'on fît des levées ; que Pompée promît de se rendre dans son gouvernement, sans fixer le jour de son départ : de sorte que si, à la fin du consulat de César, Pompée n'était pas parti, il ne paraîtrait point avoir faussé son serment. De plus, ne marquer aucun temps pour une entrevue, ne pas promettre de se rapprocher de César, c'était ôter tout espoir de paix. César fait partir M. Antoine d'Ariminum, et l'envoie à Arretium avec cinq cohortes ; il en garde deux à Ariminum, et y ordonne des levées. Il fait occuper Pisaurum, Fanum, Ancône, et met une cohorte dans chacune de ces trois places.

XII. Cependant informé que le préteur Thermus tenait Iguvium avec cinq cohortes, et s'y fortifiait, mais que l'opinion des habitants était tout en sa faveur, César y envoya Curion avec les trois cohortes de Pisaurum et d'Ariminum. A leur approche, Thermus, se défiant des dispositions des citoyens, retira sa troupe et s'enfuit. Mais en chemin ses soldats le quittent et retournent chez eux. Curion est accueilli avec empressement dans Iguvium. Sûr alors de l'opinion des villes municipales, César tire de leurs garnisons les cohortes de la treizième légion, et part pour Auximum, où Attius s'était jeté avec quelques cohortes, et d'où il envoyait des sénateurs faire des levées dans tout le Picenum.

XIII. Au bruit de l'arrivée de César, les décurions d'Auximum s'assemblent en grand nombre, et vont trouver Attius Varus. Ils lui disent «qu'ils n'ont point à juger la querelle présente, et que ni leurs concitoyens ni eux-mêmes ne peuvent souffrir que C. César, après tant de services et d'exploits, soit exclu de la ville et des murs ; qu'ainsi il pourvoie à sa sûreté et songe à sa renommée dans l'avenir». Attius, effrayé, retire la garnison qu'il avait amenée, et s'enfuit. Quelques soldats des premiers rangs le poursuivent et le forcent à combattre. Varus est abandonné des siens ; plusieurs se retirent chez eux ; les autres vont joindre César et amènent prisonnier L. Pupius, premier centurion, qui avait occupé ce même grade dans l'armée de Cn. Pompée. Quant à César, il donne des éloges aux soldats d'Attius, renvoie Pupius, remercie les Auximates, et promet de ne pas oublier leur dévouement.

XIV. Dès que ces nouvelles parvinrent à Borne, la terreur fut si grande, que le consul Lentulus, qui était venu, d'après l'ordre du sénat, ouvrir le trésor pour en tirer de l'argent destiné à Pompée, s'enfuit tout à coup de la ville, en laissant le trésor ouvert, parce qu'un faux bruit avait annoncé l'arrivée de César et de sa cavalerie. Marcellus, son collègue, et la plupart des magistrats le suivirent. La veille, Pompée était parti pour se rendre auprès des légions qu'il avait reçues de César et mises en quartier d'hiver dans 1'Apulie. On suspendit les levées dans la ville ; l'on ne se crut pas en sûreté en deçà de Capoue. A Capoue seulement, on commence à se rassurer ; on se rassemble ; on enrôle les colons qui y avaient été conduits d'après la loi Julia. César y entretenait une troupe de gladiateurs : Lentulus les rassemble sur la place publique, leur assure la liberté, leur donne des chevaux, avec ordre de le suivre ; mais bientôt, averti par ses amis qu'on blâmait généralement cette mesure, il les distribua dans la Campanie pour veiller à la garde des esclaves.

XV. César, étant parti d'Auximum, parcourut le Picenum tout entier. Toutes les préfectures du pays l'accueillent avec joie, et fournissent à son armée toute espèce de secours. La ville même de Cingulum, que Labienus avait fondée et bâtie à ses frais, lui envoie des députés, et promet à César le plus grand empressement à suivre ses ordres. Il demande des soldats : on les donne. Cependant la douzième légion le rejoint : avec ces deux légions, il marche sur Asculum. Lentulus Spinther tenait cette place avec dix cohortes : il en sort à la nouvelle de l'approche de César, et s'efforce d'emmener ses troupes ; mais le plus grand nombre l'abandonne. Laissé en chemin avec un petit nombre de soldats, il rencontre Vibullius Rufus, que Pompée envoyait dans le Picenum pour y rassurer les esprits. Vibullius, ayant appris ce qui se passe, prend ses soldats et le laisse aller. Il rassemble autant qu'il peut les cohortes levées par Pompée dans les villes voisines : il rencontre Ulcilles Hirrus qui fuyait de Camerinum avec six cohortes qu'il y avait eues en garnison ; il les joint aux siennes ; en sorte qu'il en eut treize, avec lesquelles il se rendit à grandes journées à Corfinium, vers Domitius Aenobarbus, et lui apprit que César venait à la tête de deux légions. De son côté, Domitius avait levé environ vingt cohortes à Albe, chez les Marses, les Pelignes et autres peuples voisins.

XVI. Après la prise de Firmum et d'Asculum, d'où Lentulus venait de fuir, César fit rechercher les soldats qui avaient abandonné ce général, et ordonna des levées dans le pays. Il s'arrêta un jour, afin de pourvoir aux subsistances, et marcha sur Corfinium. Cinq cohortes envoyées par Domitius travaillaient à rompre un pont qui était à trois milles environ de la ville. Un combat s'engagea avec les éclaireurs de César ; les gens de Domitius furent bientôt repoussés : ils se réfugièrent dans la place. César fit passer ses légions et vint camper sous les murailles.

XVII. Instruit de ces faits, Domitius envoie en Apulie vers Pompée des hommes qui connaissent le pays : il leur promet de grandes récompenses, et les charge de lettres pour implorer son secours : «Avec deux armées, disait-il, il sera aisé d'enfermer César dans ses défilés, et de lui couper les vivres : mais si Pompée ne se hâte, il me laisse moi-même en péril avec plus de trente cohortes, une foule de sénateurs et de chevaliers romains». En même temps il exhorte ses troupes, dispose les machines sur le rempart, assigne à chacun son poste ; il promet à chaque soldat quatre arpents de ses propriétés, et autant à proportion aux centurions et aux vétérans.

XVIII. Cependant on apprend à César que les habitants de Sulmone, ville à sept milles de Corfinium, désiraient se soumettre, mais en étaient empêchés par le sénateur Q. Lucretius et par Attius Pelignus, qui la gardaient avec sept cohortes. César y envoie M. Antoine avec cinq cohortes de la huitième légion. Sitôt que les habitants virent nos enseignes, ils ouvrirent leurs portes ; tous, citoyens et soldats, vinrent avec joie au-devant d'Antoine : Lucretius et Attius se jetèrent du haut des murs. Attius, amené vers Antoine, demanda d'être conduit à César. Antoine revint le même jour avec lui et les cohortes ; César joignit ces cohortes aux siennes, et renvoya Attius. Les trois premiers jours, il s'occupa de fortifier son camp, fit venir du blé des villes municipales voisines, et attendit le reste de ses troupes. Pendant ce temps arrivèrent la huitième légion, vingt-deux cohortes nouvellement levées dans la Gaule, et environ trois cents cavaliers envoyés par le roi de la Norique. Avec ces troupes, il forma un nouveau camp de l'autre côté de la place, et en donna le commandement à Curion ; les jours suivants, il entoura la place de retranchements et de forts. La plus grande partie de ces ouvrages était achevée, quand les députés envoyés vers Pompée revinrent dans la ville.

XIX. Domitius, ayant lu la lettre, en cacha le contenu, et dit dans le conseil que Pompée se hâterait de les secourir : il les exhorta à ne point perdre courage et à tout dis-poser pour la défense de la ville. Cependant il confère secrètement avec quelques amis, et forme le projet de s'enfuir. Sa contenance démentait son langage ; on remarqua en lui une agitation et un trouble extraordinaires ; contre sa coutume, il tenait des conseils secrets et se dérobait aux regards : la vérité fut bientôt connue. Pompée avait répondu «qu'il n'était pas disposé à courir une chance si périlleuse ; que ce n'était ni de son avis, ni par son ordre, que Domitius s'était jeté dans Corfinium : qu'ainsi il tâchât de venir le joindre avec toutes ses troupes, s'il en avait la possibilité». Mais déjà le siège et la circonvallation de la place ne le permettaient plus.

XX. Le projet de Domitius étant divulgué, les soldats qui étaient à Corfinium se rassemblent sur le soir, et s'entretiennent de la situation avec les tribuns, les centurions et les principaux d'entre eux. «César les assiège : ses ouvrages sont presque achevés ; leur chef Domitius, en qui ils avaient mis leur confiance et leur espoir, les trahit tous, et songe à s'enfuir : c'est à eux de pourvoir à leur sûreté». D'abord les Marses s'y opposent, et s'emparent de la partie la plus fortifiée de la ville : la querelle s'échauffe au point qu'ils sont près d'en venir aux mains. Mais bientôt on s'explique ; ils apprennent que Domitius veut s'échapper : tous alors, d'un commun accord, l'amènent sur la place, l'entourent, s'assurent de sa personne, et font dire à César «qu'ils sont prêts à lui ouvrir les portes, à lui obéir, et à remettre L. Domitius en son pouvoir».

XXI. César n'ignorait pas qu'il lui importait d'être au plus tôt maître de la ville, et de s'attacher les cohortes qui s'y trouvaient : des largesses, une harangue, de fausses nouvelles pouvaient changer les esprits, et souvent à la guerre tout dépend d'un moment. Mais il craignait, si le soldat entrait de nuit, d'exposer la ville à la licence et au pillage. Il remercia donc les députés, les renvoya avec de grands éloges, et leur recommanda de s'assurer des portes et des remparts ; en même temps, il plaça ses troupes le long des lignes, non plus à différents intervalles, comme les jours précédents, mais par une chaîne continue, de manière à garnir tous les retranchements. Il fit faire des rondes par les tribuns et les préfets militaires, et leur recommanda de se mettre en garde, non seulement contre toute sortie en masse, mais même contre toute évasion d'individus isolés. Personne n'eut assez de mollesse et de langueur pour se permettre cette nuit un instant de repos. Les esprits étaient en suspens et dans l'attente; on se demandait que deviendraient et les citoyens de Corfinium, et Domitius, et Lentulus et les autres, et quelle serait la suite de ces événements.

XXII. Vers la quatrième veille, Lentulus Spinther annonça, du haut de la muraille, à nos sentinelles et à nos gardes, qu'il demandait la permission de parler à César. Il l'obtient, sort de la ville, et les soldats de Domitius ne le quittent pas qu'il ne soit arrivé à notre camp. Là il demande la vie à César ; il le prie de l'épargner, lui rappelle leur ancienne amitié et les bienfaits que César même lui avait prodigués : il l'avait fait admettre dans le collège des pontifes, lui avait fait donner le gouvernement d'Espagne au sortir de sa préture, et avait appuyé sa demande pour le consulat. César l'interrompit, et lui dit «qu'il n'était point sorti de sa province avec de mauvaises intentions, mais pour se défendre des outrages de ses ennemis ; pour rétablir dans leur rang les tribuns du peuple, que l'on n'avait chassés qu'à cause de lui ; pour rendre au peuple romain et à lui-même la liberté qu'une faction opprimait». Lentulus, rassuré par ces paroles, demande la permission de rentrer dans la ville, afin que son exemple donne aux siens l'espoir d'une grâce semblable ; car, dans leur frayeur, quelques-uns se croyaient forcés de se donner la mort. Cette permission lui est accordée ; il se retire.

XXIII. Dès que le jour parut, César fit venir devant lui tous les sénateurs, leurs enfants, les tribuns militaires et les chevaliers romains. De l'ordre des sénateurs étaient L. Domitius, P. Lentulus Spinther, L. Vibullius Rufus, Sext. Quintilius Varus, questeur, L. Rubrius ; en outre le fils de Domitius, une foule d'autres jeunes gens et un grand nombre de chevaliers romains et de décurions que Domitius avait tirés des villes municipales. César les garantit des insultes et des reproches du soldat, se plaignit en peu de mots «de l'ingratitude dont plusieurs d'entre eux payaient ses nombreux bienfaits», puis les renvoya tous sans tirer d'eux aucune vengeance. Les duumvirs de Corfinium lui présentant six millions de sesterces, que Domitius avait apportés et déposés au trésor, il les rendit à Domitius, pour ne point paraître plus clément que désintéressé ; et cependant on savait que cet argent provenait des deniers publics, et avait été donné par Pompée pour la solde des troupes. César fit prêter serment aux troupes de Domitius, leva son camp après être resté sept jours devant Corfinium, et se rendit à marches forcées en Apulie, par les frontières des Marruciniens, des Frentaniens et des Larinates.

XXIV. Pompée, instruit de ce qui s'était passé à Cofinium, va de Luceria à Canusium, et de là à Brindes. Il rassemble de toutes parts les troupes nouvellement levées, arme les esclaves et les pâtres, leur donne des chevaux et en forme à peu près trois cents cavaliers. Le préteur L. Manlius s'enfuit d'Albe avec six cohortes ; Rutilius Lupus quitte Terracine avec trois autres : celles-ci, apercevant de loin la cavalerie de César, que commandait Bivius Curius, passent de son côté, en abandonnant le préteur. Plusieurs autres, dans le reste de la marche, rencontrèrent les légions de César ou sa cavalerie. On arrête et l'on amène Cn. Magius, de Crémone, commandant des ouvriers de Pompée : César le renvoie vers Pompée, avec ordre de lui dire que, «n'ayant pu jusqu'alors conférer avec lui, et devant bientôt le joindre à Brindes, il importait à la république et au salut commun qu'ils eussent ensemble une entrevue ; qu'il était fort différent de communiquer par des tiers, et à de grandes distances, ou de tout discuter ensemble sur les lieux».

XXV. Après avoir donné ces instructions, il arrive devant Brindes avec six légions, dont trois de vétérans ; les autres, nouvellement levées, avaient été complétées en chemin : quant aux troupes de Domitius, il les avait aussitôt envoyées de Corfinium en Sicile. Il apprit que les consuls étaient partis pour Dyrrachium avec une grande partie de l'armée, et que Pompée était resté à Brindes avec vingt cohortes : on ne savait si son intention avait été de garder cette place, pour mieux dominer la mer Adriatique par les extrémités de l'Italie et de la Grèce, et diriger ainsi la guerre des deux côtés, ou s'il avait été retenu par le manque de navires. César, craignant que Pompée ne voulût pas quitter l'Italie, résolut de fermer la sortie du port de Brindes et de le rendre inutile. Telle fut la disposition de ses travaux : là où l'entrée du port était le plus resserrée, il jeta aux deux côtés du rivage un môle et des digues; chose que les bas-fonds rendirent facile. Plus loin, comme les eaux étaient trop profondes pour que la digue pût se soutenir, il plaça à l'extrémité des digues deux radeaux, fixés aux quatre angles par des ancres, pour que les vagues ne pussent les ébranler. Ceux-ci posés et établis, il en ajouta d'autres de pareille grandeur ; il les couvrit de terre et de fascines, afin d'en maintenir l'accès libre pour la défense. Sur le front et sur les côtés, il les garnit de parapets et de claies ; de quatre en quatre de ces radeaux, il éleva des tours à deux étages, pour les mieux garantir de l'attaque des navires et de l'incendie.

XXVI. Pompée opposa à ces travaux de grands vaisseaux de transport, qu'il avait trouvés dans le port de Brindes. Il y éleva des tours à trois étages, les remplit de machines et de traits de toute espèce, et les poussa contre les ouvrages de César, pour briser les radeaux et troubler les travailleurs. Ainsi chaque jour on combattait de loin avec les frondes, les flèches et les autres traits. Cependant César ne renonçait pas à un accommodement. Quoiqu'il s'étonnât que Magius, envoyé vers Pompée avec des dépêches, ne revint point, et quoique ces tentatives réitérées retardassent son activité et ses entreprises, il résolut de persévérer dans son premier dessein. Il envoya donc Caninius Behilus, son lieutenant, ami intime de Scribonius Libon, pour le prier de ménager un entretien. Il demanda surtout à parler lui-même à Pompée. «Il ne doutait point qu'une entrevue ne pût rétablir la paix à des conditions équitables ; si, par l'entremise de Libon, les deux partis se décidaient à poser les armes, une grande partie de l'honneur lui en reviendrait». Libon, en quittant Caninius, alla trouver Pompée ; un instant après, il vint répondre que, «les consuls étant absents, on ne pouvait traiter sans eux d'aucun accommodement». Après tant d'efforts inutiles, César crut devoir enfin y renoncer, et ne plus songer qu'à la guerre.

XXVII. Neuf jours s'étaient écoulés, et César avait presque achevé la moitié de ses travaux, quand les vaisseaux qui avaient transporté les consuls et la première partie de l'armée revinrent de Dyrrachium à Brindes. Pompée, effrayé peut-être des travaux de César, ou résolu, dès le commencement de la guerre, à quitter l'Italie, prépara aussitôt son départ ; mais, pour retarder l'impétuosité de César et de ses troupes, il fit murer les portes, barricader les rues et les places, couper les chemins par des fossés où il enfonça des pieux et des bâtons pointus, qu'il recouvrit légèrement de claies et de terre. Les deux issues qui conduisent de la ville au port furent aussi interceptées par de grandes poutres pointues. Tout étant prêt, il ordonna à ses troupes de s'embarquer sans bruit, et disposa sur les murailles et les tours un petit nombre de vétérans, d'archers et de frondeurs. Ceux-ci devaient partir à un signal convenu, dès qu'ils verraient toutes les troupes embarquées ; pour cela, il leur laissa, dans un lieu sûr, quelques barques légères.

XXVIII. Les habitants de Brindes, fatigués des outrages de Pompée et de ses soldats, favorisaient le parti de César. Sur le premier indice du départ de Pompée, tandis que ses soldats s'agitent et s'empressent, ils en donnent avis du haut de leurs toits. César ne néglige point l'occasion : il ordonne de prendre les armes et de préparer les échelles. Pompée lève l'ancre à l'approche de la nuit. Les gardes placés sur les murailles se retirent au signal convenu, et gagnent leurs vaisseaux par des chemins détournés. Nos soldats dressent les échelles et escaladent le mur ; mais, avertis par les habitants de prendre garde aux fossés et aux pièges, ils s'arrêtent, puis, par un long détour, arrivent au port, où ils trouvent deux navires chargés de troupes qui avaient échoué contre la digue de César. Ils s'en rendent maîtres avec des esquifs et des bateaux.

XXIX. César pouvait espérer de terminer à souhait cette affaire, s'il assemblait des vaisseaux et poursuivait Pompée, avant que celui-ci eût tiré des secours d'outre-mer. Mais il eût fallu un trop long délai : Pompée avait emmené tous les navires, et ôté par là tout moyen d'une prompte poursuite. Il n'avait donc qu'à attendre des vaisseaux des contrées lointaines de la Gaule, du Picenum, ou du détroit de Sicile ; mais la saison et les distances étaient un grand obstacle. Pendant ce temps, il craignait que les vieilles troupes et les deux Espagnes, dont l'une devait tout à Pompée, ne s'attachassent à lui davantage, et qu'on pût préparer des auxiliaires, de la cavalerie, et attaquer en son absence la Gaule et l'Italie.

XXX. Il renonce donc pour le moment à poursuivre Pompée, et se décide à passer en Espagne. Il ordonne aux duumvirs de toutes les villes municipales d'assembler des vaisseaux et de les envoyer à Brindes. Il fait passer en Sardaigne son lieutenant Valerius avec une légion, et Curion en Sicile, comme propréteur, avec quatre légions ; il lui enjoint de se rendre en Afrique aussitôt que la Sicile sera soumise. M. Cotta commandait alors en Sardaigne, priant de ne pas oublier ses anciens bienfaits pour les services récents de César. Fidèles à ces instructions, les Marseillais avaient fermé leurs portes à César ; ils avaient appelé près d'eux les Albices, peuple sauvage qui habitait les montagnes au-dessus de Marseille, et qu'ils avent toujours trouvé dévoué ; ils avaient fait entrer dans la ville tout le blé des cantons et des châteaux voisins, établi des fabriques d'armes, et réparé leurs murailles, leurs portes, leurs navires.

XXXV. César mande quinze des principaux de la ville : il leur conseille de ne pas être les premiers à commencer la guerre ; de se conformer au sentiment de l'Italie entière plutôt qu'à la volonté d'un seul. Il ajoute tout ce qu'il croit capable de les guérir de leur témérité. Les députés reportent ces paroles à leurs concitoyens, et reçoivent l'ordre de lui répondre que, «voyant le peuple romain divisé en deux partis, ils ne sont ni assez éclairés ni assez puissants pour décider laquelle des deux causes est la plus juste ; que les deux chefs opposés, Cn. Pompée et C. César, étaient protecteurs de leur ville ; que l'un leur avait publiquement accordé les terres des Volsques Arécomiciens et des Helviens ; que l'autre, vainqueur des Gaules, avait augmenté leur territoire et leurs revenus ; qu'à des services égaux ils devaient témoigner une égale reconnaissance, ne servir aucun des deux contre l'autre, ne recevoir ni l'un ni l'autre dans leur ville et leurs ports».

XXXVI. Pendant ces explications, Domitius arrive à Marseille avec sa flotte, et, reçu par les habitants, il prend le commandement de la ville. On lui donne aussi la conduite de la guerre. Les vaisseaux sont mis à ses ordres. Ils vont chercher partout des bâtiments de transport : ceux qui étaient en mauvais état leur fournissent le fer, le bois, les agrès, pour radouber et armer le reste ; il mettent en commun le blé qu'ils ont pu recueillir ; ils serrent les autres approvisionnements, en cas de siège. Irrité de cette injure, César amène trois légions, élève des tours et des mantelets pour l'attaque de la ville, fait équiper à Arles douze galères. En trente jours, à compter de celui où l'on coupa le bois, elles furent faites et armées ; elles furent amenées à Marseille. César en donne le commandement à D. Brutus, et laisse son lieutenant C. Trebonius pour conduire le siège.

XXXVII. En même temps, il fait partir pour l'Espagne son lieutenant C. Fabius, avec trois légions qu'il avait placées en quartier d'hiver à Narbonne et aux environs. Il lui ordonne de s'emparer des passages des Pyrénées, alors gardés par L. Afranius, et le fait suivre par les autres légions, dont les quartiers étaient plus éloignés. Fabius exécuta ces ordres avec promptitude, chassa les troupes qui occupaient ces défilés, et marcha à grandes journées coutre Afranius.

XXXVIII. A l'arrivée de Vibullius Rufus, que nous avons vu envoyé en Espagne par Pompée, les lieutenants de Pompée, Afranius, Petreius et Varron se partagèrent le soin de la guerre : l'un commandait avec trois légions dans l'Espagne citérieure ; l'autre, avec deux, depuis les défilés de Castulo jusqu'au fleuve Anas ; le troisième, avec pareil nombre, dans le territoire des Vettones et en Lusitanie. Petreius devait partir de la Lusitanie par le pays des Vettones, et joindre Afranius avec toutes ses troupes, tandis que Varron tiendrait avec ses légions toute l'Espagne ultérieure. Cela réglé, Petreius fit des levées d'hommes et de chevaux dans la Lusitanie, et Afranius en ordonna chez les Celtibères, les Cantabres et tous les Barbares qui habitent les côtes de l'Océan. Petreius court aussitôt joindre Afranius : ils se décident, d'un commun accord, à soutenir la guerre près d'Ilerda, à cause de l'avantage de ce poste.

XXX1X. Ainsi Afranius commandait trois légions, et Petreius en avait deux, sans compter environ quatre-vingts cohortes levées dans les deux Espagnes et près de cinq mille chevaux. César y avait envoyé en avant trois légions, avec six mille auxiliaires et trois mille chevaux qui l'avaient servi dans toutes les guerres précédentes, et pareil nombre de troupes gauloises, que lui-même avait rassemblées en appelant de chaque ville ce qu'il y avait de plus illustre et de plus brave, principalement en Aquitaine et dans les montagnes qui touchent à la province romaine. A la nouvelle que Pompée arrivait en Espagne par la Mauritanie avec ses légions, il emprunta de l'argent aux tribuns des soldats et aux centurions, et le distribua aux troupes : par ce gage, il s'assurait de la fidélité des centurions, comme il gagnait les soldats par ses largesses.

XL. Fabius essayait, par lettres et par messages, de soulever les villes voisines. Il avait jeté deux ponts sur la Sègre, à quatre milles l'un de l'autre, et s'en servait pour envoyer au fourrage, tout ce qui était en deçà du fleuve ayant été consommé les jours précédents. Les chefs de l'armée de Pompée faisaient à peu près de même, et pour le même motif : de là résultaient de fréquentes escarmouches entre les cavaliers des deux partis. Deux légions de Fabius, qui, selon leur usage, escortaient les fourrageurs, ayant passé le fleuve, suivies de la cavalerie et des bagages, tout-à-coup la violence des vents et la crue des eaux rompirent le pont et séparèrent l'armée. Petreius et Afranius s'aperçurent de cet accident par les débris de bois et de claies que la rivière emportait. Aussitôt Afranius, prenant quatre légions et toute sa cavalerie, traverse le pont qu'il avait construit entre son camp et la ville, et marche à la rencontre des deux légions de Fabius. L. Planeus, qui les commandait, fut obligé de gagner une hauteur et de faire face des deux côtés pour n'être pas enveloppé par la cavalerie. En cet état, malgré l'inégalité du nombre, il soutint les vives attaques et de la cavalerie et des légions. L'action ainsi engagée, les deux partis aperçurent de loin les enseignes des deux légions que C. Fabius avait fait passer sur l'autre pont pour nous secourir. 1i s'était bien douté que les chefs ennemis ne manqueraient pas de profiter de cette faveur de la fortune pour nous accabler. L'arrivée de ces troupes fit cesser le combat, et chacun ramena ses légions au camp.

XLI. Deux jours après, César arriva avec neuf cents chevaux qu'il avait gardés pour son escorte. On avait presque rétabli le pont qui avait été rompu : César le fit terminer dans la nuit. Lorsqu'il eut reconnu le pays, il laissa six cohortes à la garde du pont, du camp et des bagages, marcha le lendemain sur Ilerda avec toutes ses troupes rangées sur trois lignes, et s'arrêta devant le camp d'Afranius. Il y resta quelque temps sous les armes, et lui présenta le combat en rase campagne. De son côté, Afranius fit sortir ses troupes et les rangea sur le milieu d'une colline, en avant de son camp. César, voyant qu'Afranius ne se pressait pas de combattre, résolut de camper au pied de la montagne, à environ quatre cents pas de distance ; et afin que ses troupes ne pussent être alarmées ou interrompues dans leurs travaux par quelque attaque soudaine de l'ennemi, au lieu d'élever un rempart qui nécessairement se serait vu de loin, il fit seulement creuser à la tête du camp un fossé de quinze pieds. La première et la seconde ligne restaient sous les armes, dans le même rang où elles étaient d'abord ; la troisième travaillait derrière elles : par ce moyen, l'ouvrage fut achevé avant qu'Afranius s'aperçut que l'on fortifiait le camp.

XLII. Sur le soir, César ramène ses troupes dans ce retranchement, et y passe la nuit sous les armes. Le lendemain il retient toute son armée dans le camp, et, comme il eût fallu trop s'éloigner pour se procurer des matériaux, il se contenta, pour le moment, de continuer l'ouvrage sur le même plan : il chargea deux légions de fortifier les côtés du camp, d'ouvrir des fossés de la même largeur, et tint les autres légions en bataille vis-à-vis de l'ennemi. Afranius et Petreius, voulant, effrayer ou troubler les travailleurs, font paraître leurs troupes au pied de la colline et nous provoquent au combat. Mais César laisse continuer le travail, sûr d'être assez défendu par son fossé et ses trois légions. L'ennemi n'osa s'avancer, et ne tarda pas à se retirer. Le troisième jour, César fortifie son camp d'un rempart et y fait venir les bagages et le reste des cohortes qu'il avait laissées dans l'autre.

XLIII. Entre la ville d'Ilerda et la colline voisine, où campaient Afranius et Petreius, était une plaine d'environ trois cents pas, et au milieu une petite hauteur : si César parvenait à s'en rendre maître et à s'y fortifier, il croyait pouvoir ôter aux ennemis toute communication avec le pont et la ville d'où ils tiraient leurs subsistances. Dans cet espoir, il fait sortir trois légions, les range en bataille dans un lieu convenable, et ordonne au premier rang de l'une d'elles de courir en avant et de prendre cette hauteur. A cette vue, les cohortes qui étaient de garde en tête du camp d'Afranius sont envoyées au même endroit par un chemin plus court. Le combat s'engage ; mais les soldats d'Afranius, qui étaient arrivés les premiers, repoussent les nôtres, et, à l'aide d'un renfort, les contraignent de tourner le dos et de rejoindre les légions.

XLIV. Telle était la manière de combattre des soldats d'Afranius : ils attaquaient avec vivacité, s'emparaient d'une position avec audace, s'embarrassaient peu de garder leur rangs, ne se montraient que par peloton : s'ils étaient pressés, ils reculaient et lâchaient pied sans scrupule. Ils avaient pris cette habitude chez les Lusitaniens et les autres Barbares : car on sait que le soldat est fort disposé prendre les coutumes des peuples chez lesquels il a longtemps séjourné. Les nôtres, peu faits à ce genre de combat, ne laissèrent pas d'être troublés. A chacune de ces attaques partielles et soudaines, ils croyaient qu'on voulait les envelopper et les prendre en flanc : car, pour eux, ils ne savaient que garder leurs rangs, ne point se séparer des étendards, ne jamais quitter, sans de fortes raisons, le poste qu'ils avaient pris d'abord. Le désordre s'étant donc mis dans les rangs avancés de la légion, cette aile entière s'ébranla et se retira sur un coteau voisin.

XLV. César, voyant l'effroi gagner presque tous les siens, contre leur coutume et contre son attente, cherche à les rassurer, et conduit la neuvième légion au secours des troupes en péril : il arrête les vives poursuites d'un ennemi enhardi par le succès, le force à son tour de fuir et de se retirer vers Ilerda, sous les murs mêmes de la ville. Mais le désir de la vengeance emporta trop loin nos soldats : tandis qu'ils poursuivent imprudemment les fuyards, ils s'engagent dans une position dangereuse, au pied même de la montagne où la ville est située. Quand ils voulurent se retirer, l'ennemi les accabla d'en haut. L'endroit était escarpé et à pic des deux côtés ; il n'avait de largeur que pour contenir trois cohortes en bataille ; on ne pouvait envoyer des renforts sur les flancs, ni faire soutenir l'attaque par la cavalerie. Du côté de la ville, le terrain descendait en pente douce durant environ cinq cents pas ; c'est par-là que les nôtres cherchaient à sortir du passage dangereux où leur ardeur les avait témérairement engagés. Resserrés entre un défilé étroit et placés au pied de la montagne, ils combattaient avec désavantage : aucun des traits lancés contre eux n'était perdu. Cependant ils se soutenaient par leur valeur et supportaient leurs blessures avec une inébranlable patience. A chaque instant le nombre des ennemis augmentait ; des cohortes fraîches traversaient la ville, pour relever celles qui étaient fatiguées. César, de son côté, était forcé d'envoyer des cohortes nouvelles, pour remplacer ses soldats harassés.

XLVI. L'action durait depuis cinq heures sans relâche, et les nôtres étaient vivement pressés par le nombre : tous leurs traits étaient épuisés ; ils mirent l'épée à la nain, s'élancèrent sur la colline avec impétuosité, renversèrent quelques cohortes et obligèrent le reste à reculer elles furent repoussées jusque sous les murs, et même, en plus d'un endroit, la terreur les chassa jusque dans la ville : ainsi, elles laissèrent aux nôtres une facile retraite. En même temps, notre cavalerie passa sur les deux flancs : quoique placée au bas de la montagne, elle parvint au sommet par ses efforts, et, voltigeant entre les deux armées, rendit la retraite plus aisée et plus sûre. Ainsi, le succès du combat fut partagé. A la première attaque, nous perdîmes environ soixante-dix des nôtres, et de ce nombre Q. Fulginius, centurion des hastaires de la première cohorte de la quatorzième légion, qui, par sa valeur, s'était élevé des derniers rangs de la milice à ce grade supérieur. Plus de six cents furent blessés. Du côté d'Afranius, périrent T. Cécilius, centurion primipilaire, quatre autres centurions et plus de deux cents soldats.

XLVII. Chacun pourtant s'attribua l'avantage de la journée : les soldats d'Afranius alléguaient que, malgré leur infériorité reconnue, ils avaient longtemps résisté de près, repoussé notre première attaque et gardé d'abord la hauteur disputée, en nous forçant de reculer ; les nôtres, au contraire, se glorifiaient d'avoir, quoique inférieurs en nombre, tenu un mauvais poste pendant cinq heures, gravi la montagne l'épée à la main, chassé et poussé l'ennemi jusque dans les murs. Afranius fortifia avec soin le poste pour lequel on avait combattu, et y plaça un corps de troupes.

XLVII I. Deux jours après, il arriva un accident imprévu : un violent orage amena une crue d'eau, telle qu'on n'en avait jamais vu de plus grande en ces contrées. Des masses de neige roulèrent du haut des montagnes, la rivière déborda, et les deux ponts construits par C. Fabius furent emportés en un jour. Cet événement mit l'armée de César dans une position critique : son camp, comme on l'a dit, était situé dans une plaine d'environ trente milles, entre la Sègre et la Cinga. Ces fleuves n'étaient point guéables ; l'armée se trouvait resserrée dans un espace étroit. Ni les peuples alliés de César ne pouvaient lui apporter des vivres, ni les fourrageurs, arrêtés par les eaux ; revenir au camp, ni les grands convois de l'Italie et de la Gaule arriver jusqu''à lui. C'était l'époque la plus difficile de l'année, le temps de la moisson approchait, et il ne restait plus rien des approvisionnements d'hiver. Le pays était épuisé, et par Afranius, qui, avant l'arrivée de César, avait fait porter à Ilerda presque tout le blé, et par César, qui, les jours précédents, avait consommé le reste. Les bestiaux eussent été d'un utile secours dans cette disette, mais les habitants les avaient éloignés à cause de la guerre. Ceux qui s'écartaient pour chercher des grains et des fourrages étaient poursuivis par les troupes légères de la Lusitanie et de l'Espagne citérieure, Celles-ci connaissaient bien le pays et pouvaient aisément traverser les rivières, parce que leur coutume est de ne jamais se mettre en marche sans porter des outres.

XLIX. L'armée d'Afranius avait tout en abondance. Il avait fait d'avance de grandes provisions de blé ; on lui en apportait de toute la province : le fourrage ne lui manquait pas. Le pont d'Ilerda lui assurait tous ces transports et lui ouvrait au-delà du fleuve un pays neuf, où César ne pouvait pénétrer.

L. Les eaux restèrent élevées pendant plusieurs jours. César tâcha de rétablir les ponts, mais ne le put, à cause de la profondeur du fleuve et des cohortes ennemies placées sur la rive. Il était facile à ceux-ci de s'opposer à ses efforts, parce que le fleuve était large et naturellement rapide, et que de toute la rive ils lançaient leurs traits sur un point unique et resserré : il nous était bien difficile de vaincre à la fois la rapidité du fleuve, d'achever les travaux et d'éviter les traits de l'ennemi.

LI. On vint annoncer à Afranius qu'un grand convoi, destiné à César, était arrêté au bord de la rivière. C'étaient des archers du pays des Rutènes et des cavaliers gaulois, traînant à leur suite, selon l'usage de la Gaule, quantité de chariots et de bagages. Il y avait, de plus, environ six mille hommes de toute condition, avec leurs esclaves et leurs affranchis ; mais tous sans ordre, sans chef, agissant à leur fantaisie, sans crainte et sans précaution, comme ils avaient fait au début de leur marche. Parmi eux se trouvaient des jeunes gens de noble famille, des fils de sénateurs et de chevaliers, des députés des villes, des lieutenants de César : cette multitude était retenue sur la rive. Afranius part de nuit avec toute sa cavalerie et trois légions pour les accabler ; la cavalerie prend les devants et tombe inopinément sur eux. La cavalerie gauloise se met promptement en défense, et engage le combat. Tant qu'elle n'eut à résister qu'à des troupes de même arme, elle se soutint contre des forces supérieures ; mais à la vue des enseignes des légions, elle se retira sur les montagnes voisines avec peu de perte. Le temps que dura le combat fut d'un grand secours pour les autres ; ils purent se sauver et gagner les hauteurs. On perdit ce jour-là environ deux cents archers, un petit nombre de cavaliers, des valets et quelques bagages.

LII. Cependant toutes ces circonstances augmentèrent la cherté des vivres, suite inévitable de la disette du moment et de la crainte de l'avenir. Déjà le boisseau de blé se vendait cinquante deniers, le soldat perdait ses forces, et le mal croissait sans cesse. En peu de jours, il s'était fait un grand changement dans nos affaires et notre fortune : nos soldats manquaient du nécessaire ; ceux d'Afranius étaient dans l'abondance et semblaient avoir l'avantage sur nous. César, ne pouvant trouver de blé, demandait du bétail aux villes qui avaient pris son parti ; il renvoyait au loin les valets de l'armée, et pourvoyait lui-même, autant qu'il était possible, aux nécessités du moment.

LIII. Ces embarras étaient encore exagérés dans les lettres que Petreius, Afranius et leurs amis envoyaient à Rome. Le bruit public y ajoutait encore : on croyait la guerre terminée. Ces récits parvenus à Rome, la foule se pressa chez Afranius et apporta ses félicitations ; un grand nombre de citoyens partirent d'Italie pour aller joindre Cn. Pompée : les uns, afin d'être les premiers à lui porter ces nouvelles ; d'autres, pour ne point paraître avoir attendu l'événement ou venir les derniers de tous.

LIV. En cette extrémité, tous les passages étant fermés par les troupes et par la cavalerie d'Afranius, César, qui ne pouvait achever ses ponts, ordonne aux soldats de construire des navires semblables à ceux dont il avait appris autrefois à se servir en Bretagne. La quille et les flancs étaient d'un bois léger, et le reste du corps formé d'un tissu d'osier recouvert de cuir. Quand ils furent terminés, il les fit conduire, la nuit, sur des chariots accouplés, jusqu'à vingt-deux milles de son camp. Les soldats passent le fleuve sur ces navires, s'emparent à l'improviste d'une hauteur tout proche du rivage, et la fortifient avant que l'ennemi se soit aperçu de ce mouvement. César y mène ensuite une légion, établit un pont des deux côtés, et l'achève en deux jours. Par ce moyen, le convoi et les fourrageurs reviennent en sûreté, et l'on commence à avoir des vivres.

LV. Le même jour, une grande partie de sa cavalerie passe le fleuve, surprend les fourrageurs ennemis qui s'étaient dispersés sans crainte, et leur enlève beaucoup d'hommes et de chevaux. Des cohortes étant venues à leur secours, elle se partage habilement en deux troupes, l'une pour garder le butin, l'autre pour faire face à l'ennemi et le repousser. Une cohorte ennemie qui s'avança imprudemment fut enveloppée et égorgée ; les nôtres revinrent au camp par le même pont, sans perte et avec un butin considérable.

LVI. Tandis que ces faits se passent à Ilerda, les Marseillais équipent, par le conseil de L. Domitius, dix-sept galères, dont onze étaient pontées. Ils y ajoutent beaucoup de bâtiments légers, afin d'effrayer notre flotte par le nombre, et les remplissent d'une foule d'archers et de ces Albices dont nous avons parlé : ils n'épargnent, pour les exciter, ni argent ni promesses. Domitius se réserve quelques navires, et les remplit des cultivateurs et des pâtres qu'il avait amenés. Tout étant disposé, ils s'avancent avec confiance contre notre flotte, que commandait D. Brutus : elle était à l'ancre devant une île située vis-à-vis de Marseille.

LVII. La flotte de Brutus était bien inférieure en nombre ; mais César y avait placé l'élite de toutes ses légions, des soldats choisis dans les premiers rangs et des centurions qui avaient eux-mêmes demandé cet emploi. Tous s'étaient pourvus de harpons, de mains de fer, d'une grande quantité de javelots, de dards et d'autres traits. A l'approche de la flotte ennemie, ils sortent du port et engagent l'action. Des deux côtés, l'ardeur fut extrême. Les Albices, montagnards robustes et aguerris, ne le cédaient guère aux nôtres en courage : à peine sortis de la ville, ils avaient l'esprit encore plein des promesses qu'on venait de leur faire. Quant aux pâtres de Domitius, animés par l'espoir de la liberté, ils brûlaient de déployer leur vaillance sous les yeux de leur maître.

LVIII. Les Marseillais, par la vitesse de leurs navires et l'adresse de leurs pilotes, savaient éviter ou soutenir le choc des galères, et, étendant leurs ailes autant que l'espace le permettait, ils cherchaient à nous enveloper, se réunissaient contre un seul navire, ou tâchaient, en passant, de briser nos rames. S'ils étaient forcés d'en venir à l'abordage, la science et l'habileté des pilotes faisaient place à la vigueur des montagnards. Les nôtres avaient des rameurs et des pilotes moins exercés, qui, tirés tout à coup des vaisseaux de transport, ignoraient même les termes de la manoeuvre ; nos vaisseaux étaient d'ailleurs retardés par leur pesanteur : faits à la hâte et de bois vert, ils ne pouvaient avoir la même vitesse. Mais si l'on venait à s'approcher, les nôtres ne craignaient pas d'avoir affaire à deux vaisseaux à la fois ; et, les retenant avec la main de fer, ils combattaient en même temps à droite et à gauche, et s'élançaient dans les navires ennemis. Après un grand carnage des Albites et des pâtres, plusieurs navires furent coulés à fond, quelques-uns furent pris avec les hommes qui les montaient, les autres repoussés dans le port. Les Marseillais perdirent dans cette journée neuf galères, en comptant celles qui furent prises.

LIX. César reçut cette nouvelle à Ilerda. Son pont était achevé : la face des affaires changea bientôt. Les ennemis, redoutant la valeur de notre cavalerie, se montraient moins libres et moins hardis dans leurs courses. Tantôt ils fourrageaient assez près du camp pour se ménager une prompte retraite, tantôt ils prenaient de longs détours. Ils évitaient nos gardes et nos postes de cavaleries. Au moindre échec, ou seulement à la vue de quelques-uns de nos cavaliers, ils jetaient leur charge au milieu du chemin et s'enfuyaient. Ils finirent même par rester plusieurs jours au camp, et se décidèrent, contre l'usage, à ne plus sortir que de nuit.

LX. Cependant les Oscenses et les Calagurritains, peuple dépendant des Oscenses, envoient une députation à César et lui promettent obéissance. Les Tarragonais, les Jacétaniens, les Ausétans, et, peu de jours après, les Illurgavoniens, voisins de l'Ebre, suivent leur exemple. César leur demande à tous du blé ; ils s'engagent à en fournir, et, ayant rassemblé de toutes parts des bêtes de somme, ils en portent à son camp. Une cohorte d'Illurgavoniens, apprenant la résolution de leurs concitoyens, passent de son côté avec leurs enseignes. Tout change bientôt : le pont était terminé, cinq grands peuples s'étaient ralliés à César, on avait des vivres en abondance, il n'était plus question des légions que Pompée devait amener par la Mauritanie ; aussi plusieurs nations éloignées quittent le parti d'Afranius et embrassent celui de César.

LXI. César s'aperçut de la frayeur des ennemis. Pour que sa cavalerie ne fût pas toujours obligée d'aller si loin chercher un pont, il résolut de détourner une partie de la Sègre, et de la rendre guéable. Dans ce but, il choisit un endroit convenable, et fit faire plusieurs fossés de trente pieds de large. L'ouvrage presque achevé, Afranius et Petreius craignirent que César, avec sa nombreuse cavalerie, ne leur coupât tout à fait les vivres et le fourrage. Ils se décident à se retirer et à porter la guerre en Celtibérie. Ce qui contribua encore à les déterminer, c'est que, dans la scission qui avait éclaté dans la dernière guerre de Sertorius, les vaincus redoutaient Pompée, même absent, et les autres, ses anciens alliés, lui étaient attachés par les plus grands bienfaits : le nom de César, au contraire, était presque ignoré de ces barbares. Afranius et Petreius comptaient tirer de cette contrée des forces considérables de cavalerie et d'infanterie, et pouvoir traîner la guerre en longueur jusqu'à l'hiver dans un pays ami. Cette résolution prise, ils rassemblent de tous côtés des vaisseaux sur l'Ebre, et les amènent à Octogesa, ville située sur ce fleuve à vingt milles de leur camp. Là, ils ordonnent d'établir un pont formé de navires joints ensemble, font passer la Sègre à deux légions, et garnissent le camp d'un retranchement de douze pieds.

LXII. César en fut instruit par ses éclaireurs. Déjà, par le travail opiniâtre de ses soldats, qui ne se reposaient ni le jour ni la nuit, il était parvenu à détourner la Sègre, assez pour que la cavalerie pût et osât la traverser, quoique avec peine ; mais l'infanterie, ayant de l'eau jusqu'aux épaules, était retenue par la profondeur et la rapidité du fleuve. Toujours est-il vrai que la Sègre se trouvait guéable au moment où l'on apprenait que l'ennemi avait presque achevé son pont sur l'Ebre.

LXIII. Ce fut pour les ennemis un motif de hâter leur départ. Laissant donc deux cohortes auxiliaires à la garde d'Ilerda, ils passent la Sègre avec toutes leurs troupes, et rejoignent les deux légions qui l'avaient déjà passée les jours précédents. Il ne restait à César qu'à envoyer sa cavalerie pour les harceler dans leur marche : car il fallait faire un grand détour pour gagner le pont qu'il avait construit, et les ennemis avaient une bien moindre distance pour parvenir à l'Ebre. La cavalerie de César part, traverse le fleuve, se montre tout à coup à l'arrière-garde d'Afranius et de Petreius, qui avaient levé leur camp à la troisième veille ; elle se répand à l'entour, inquiète et retarde leur marche.

LXIV. Au point du jour, on voyait des hauteurs voisines du camp notre cavalerie, aux prises avec cette arrière-garde, la presser vivement, quelquefois la forcer de s'arrêter et de faire face ; puis toutes leurs cohortes se porter contre les nôtres, les repousser, et ensuite se remettre en marelle, toujours poursuivies par nos troupes. Dans tout le camp les soldats se rassemblent ; ils se plaignent qu'on laisse échapper l'ennemi de leurs mains, et qu'on prolonge la guerre sans nécessité : ils s'adressent aux centurions et aux tribuns ; ils les conjurent de faire savoir à César «qu'il n'ait à leur épargner ni fatigues, ni périls ; qu'ils sont prêts à tout ; qu'ils pourront et oseront traverser le fleuve où la cavalerie l'a passé». Excité par leur zèle et leurs plaintes, César, bien qu'il craignît d'exposer l'armée à un courant si rapide, crut devoir essayer le passage. Choisissant dans toutes les centuries les soldats qui ne lui semblent ni assez forts ni assez hardis, il les laisse à la garde du camp avec une légion ; il emmène les autres sans bagage, fait placer au dessus et au dessous du courant un grand nombre de chevaux de charge, et passe le fleuve avec l'armée. Quelques soldats, emportés par le courant, furent reçus et tirés de l'eau par la cavalerie ; aucun ne périt. César, ayant fait passer ses troupes sans perte, les rangea sur trois lignes ; et telle fut leur ardeur, que, malgré un détour de six milles et la longueur du temps employé au passage, ils atteignirent, avant la neuvième heure du jour, l'ennemi parti à la troisième veille.

LXV. Afranius et Petreius, apercevant de loin nos troupes, furent saisis d'étonnement et de crainte, s'arrêtèrent sur les hauteurs, et s'y mirent en bataille. César fit reposer les siens dans la plaine, pour ne pas combattre avec des troupes fatiguées ; mais, voyant les ennemis essayer de continuer leur marche, il les suit et les arrête : ils furent obligés de camper plus tôt qu'ils n'avaient résolu. Près de là étaient des montagnes, et, à cinq milles, des chemins difficiles et étroits. Ils voulaient se retirer derrière ces montagnes, pour échapper à la cavalerie de César, et pour entraver notre marche en plaçant des postes dans les défilés, tandis qu'eux-mêmes passeraient l'Ebre sans péril et sans crainte. Ce devait être le but de tous leurs efforts ; mais la fatigue du combat et de la marche leur fit remettre ce projet au lendemain. César, de son côté, établit son camp sur une colline voisine.

LXVI. Vers le milieu de la nuit, la cavalerie ayant saisi quelques soldats qui s'étaient écartés pour chercher de l'eau, César apprit d'eux que les chefs ennemis faisaient sortir leurs troupes en silence : aussitôt il fait proclamer, selon l'usage, qu'on ait à se mettre en marche, et il donne le signal du départ. Les ennemis entendent ce bruit. Craignant d'être enfermés dans les défilés par notre cavalerie ou obligés de combattre de nuit chargés de leurs bagages, ils s'arrêtent et rentrent dans le camp. Le lendemain, Petreius part secrètement avec quelques cavaliers, pour reconnaître le pays. César fait de même, et envoie L. Decidius Saxa, avec quelques hommes, examiner la nature des lieux. Tous deux rapportent aux leurs, qu'après avoir traversé une plaine de cinq milles, on trouve un pays rude et montueux, et que le premier qui occupera ces défilés n'aura pas de peine à en défendre l'approche à l'ennemi.

LXVII. Petreius et Albanus tiennent conseil : on délibère sur le moment du départ. Presque tous étaient d'avis de partir la nuit, disant que l'armée atteindrait les défilés avant d'être aperçue. Les autres concluaient de l'expérience faite la nuit précédente, qu'on ne saurait sortir secrètement : «la cavalerie de César, disaient-ils, se répandait la nuit dans la campagne, et gardait les chemins ; il fallait éviter tout combat nocturne, surtout dans une guerre civile, où d'ordinaire le soldat consulte plus sa frayeur que ses serments, tandis qu'en plein jour la honte l'arrête ; la présence des tribuns et des centurions agit sur lui, et tout cela le retient dans le devoir. Il fallait donc à tout prix s'ouvrir un passage pendant le jour : éprouvât-on quelque perte, au moins l'armée se sauverait et gagnerait le poste qu'on voulait prendre». Cet avis l'emporta au conseil ; le départ fut résolu pour le lendemain au point du jour.

LXVIII. César, bien informé de la disposition des lieux, fait sortir ses troupes aux premières blancheurs de l'aube, et les conduit par un grand détour, sans tenir de route certaine, parce que l'ennemi avait son camp sur les chemins qui conduisaient à Octogesa et à l'Ebre. Il eut à traverser des vallées profondes et difficiles ; des roches escarpées arrêtaient leur marche en plusieurs endroits ; les soldats étaient obligés de se donner leurs armes de main en main, et de se soulever les uns les autres. On fit ainsi une partie de la route ; mais aucun ne se refusait à la fatigue, espérant en trouver le terme s'ils pouvaient couper à l'ennemi le chemin de l'Ebre et les vivres.

LXIX. D'abord les soldats d'Afranius sortent avec joie de leur camp pour nous voir partir, et nous adressent des paroles insultantes, disant «que le défaut de vivres nous obligeait à fuir et à retourner à Ilerda». Nous prenions, en effet, une route qui semblait tout opposée à celle que nous aurions dû suivre. Leurs chefs s'applaudissaient de s'être décidés à garder leur position ; et, nous voyant partir sans bêtes de somme ni équipages, ils ne s'en persuadaient que mieux que nous ne pouvions supporter plus longtemps la disette. Mais lorsqu'ils virent notre armée tourner peu à peu vers la droite, et que déjà la tête de nos troupes avait dépassé les hauteurs qui dominaient leur camp, tous, jusqu'aux plus lents et aux plus paresseux, se mirent aussitôt en devoir de sortir du camp et de marcher au-devant de nous. On crie aux armes, et, laissant quelques cohortes à la garde des bagages, toutes les troupes sortent et vont droit à l'Ebre.

LXX. C'était un combat de vitesse, à qui occuperait le premier les défilés et les montagnes. La difficulté des chemins retardait l'armée de César, et la cavalerie de César arrêtait la marche des troupes d'Afranlus. Et telle était la position d'Afranius, que, s'il atteignait le premier les l'auteurs, il évitait pour lui le péril, mais ne pouvait sauver ni les bagages de toute l'armée, ni les cohortes qu'il avait laissées au camp. Il en était séparé par l'armée de César, de manière à ne pouvoir les secourir. César arriva le premier ; et, ayant trouvé une plaine au sortir de ces rochers, il s'y rangea en bataille en face de l'ennemi. Afranius, dont l'arrière-garde était pressée par notre cavalerie, et qui nous voyait devant lui, gagna la colline et s'y arrêta. De là, il détacha quatre cohortes espagnoles vers une haute montagne qui était en vue des deux armées : il leur ordonna d'y courir en toute hâte. Son dessein était de s'y porter lui-même avec toutes ses troupes, et, changeant sa route, d'arriver à Octogesa par les hauteurs. Tandis que ces cohortes se dirigeaient vers ce poste par une marche oblique, la cavalerie de César les aperçut, tomba sur elles sans qu'elles pussent soutenir le choc un seul instant, les enveloppa et les tailla en pièces, à la vue des deux armées.

LWXI. L'occasion était favorable. César n'ignorait pas que l'armée ennemie ne pourrait soutenir l'attaque après un tel échec, dans un lieu plat et découvert, où sa cavalerie l'enveloppait de toutes parts. Tous demandaient le signal : les lieutenants, les centurions, les tribuns militaires, accourant vers lui, le suppliaient «de ne pas hésiter à livrer bataille. Ses soldats sont on ne peut mieux disposés : ceux d'Afranius ont donné plusieurs marques de crainte ; ils n'ont pas osé secourir leurs cohortes, descendre de leur colline, soutenir le choc de notre cavalerie ; ils ont réuni leurs enseignes, sans se mettre en peine de les défendre ni de garder leurs rangs. Si c'est le désavantage du terrain qui l'arrête, l'occasion de combattre n'en sera pas moins inévitable ; car Afranius, ne pouvant rester sans eau, quittera nécessairement ce poste».

LXXII. César, en coupant les vivres à ses ennemis, espérait terminer l'affaire sans combat et sans aucune perte des siens. «Pourquoi acheter même une victoire au prix du sang de quelques-uns des siens ? exposer aux blessures des soldats qui avaient si bien mérité de lui ? enfin tenter la fortune, quand le devoir d'un général est de vaincre par la prudence aussi bien que par l'épée ?» D'ailleurs, il se sentait ému de pitié pour tant de citoyens dont il voyait la perte inévitable ; il aimait mieux vaincre en les sauvant. Cette résolution de César déplaisait au plus grand nombre. Les soldats disaient ouvertement entre eux que, puisqu'il laissait échapper une occasion si belle, ils ne combattraient plus quand César le voudrait. Il demeura inébranlable, et s'éloigna un peu pour diminuer la frayeur de l'ennemi. Afranius et Petreius profitèrent de ce mouvement, et rentrèrent dans leur camp. César plaça des postes sur les hauteurs, ferma tous les chemins jusqu'à l'Ebre, et vint camper le plus près qu'il put des ennemis.

LXXIII. Le lendemain, leurs généraux, inquiets d'être séparés de l'Ebre et privés de subsistances, délibèrent sur ee qu'ils ont à faire. Il leur restait un chemin pour retourner à Ilerda, un autre pour aller à Tarragone. Pendant qu'ils se consultent, on leur annonce que ceux de leurs gens qui allaient à l'eau sont pressés par notre cavalerie : sur cet avis, ils disposent plusieurs postes de cavalerie et d'infanterie auxiliaire, les entremêlent de cohortes légionnaires, et commencent un retranchement depuis leur camp jusqu'à la source, afin de pouvoir y aller à couvert sans crainte et sans escorte. Afranius et Petreius partagent entre eux le travail, et s'éloignent pour le surveiller.

LXXIV. Les soldats profitent de cette absence pour s'entretenir librement avec les nôtres : ils sortent du camp et chacun d'eux cherche et appelle parmi nous ceux qui sont de sa connaissance ou de son pays. D'abord ce sont partout des actions de grâces: ils nous remercient de les avoir épargnés la veille, et reconnaissent qu'ils nous doivent la vie ; puis ils s'informent de ce qu'ils peuvent espérer de César, et s'ils ne risqueraient rien à se confier à lui : ils regrettent de ne point l'avoir fait d'abord, et de s'être armés contre leurs amis et leurs proches. De propos en propos, ils demandent la parole de César pour la vie d'Afranius et de Petreius, afin de ne pas paraître coupables d'une odieuse trahison. Sur cette assurance, ils s'engagent à passer aussitôt dans le camp de César avec leurs enseignes : ils envoient vers lui les centurions de premier rang pour traiter de la paix. En même temps ils s'invitent, ils se conduisent mutuellement d'un camp à l'autre, et bientôt les deux camps n'en forment plus qu'un seul. Un grand nombre de tribuns et de centurions vont trouver César, et se recommandent à lui. Les principaux Espagnols qu'ils avaient mandés au camp ou gardés en otage, font de même, et cherchent des amis et des hôtes qui les présentent à César. Le jeune fils d'Afranius traitait de la sûreté de son père et de la sienne par l'entremise du lieutenant Sulpicius. Ce n'était partout que félicitations et allégresse, les uns pour avoir échappé à un si grand péril, les autres pour avoir terminé, sans verser de sang, une affaire si importante. César recueillait, au jugement de tous, le précieux fruit de sa clémence ; chacun applaudissait au parti qu'il avait pris.

LXXV. Afranius, averti de ce qui se passe, quitte les travaux et revient au camp, décidé, selon les apparences, à supporter avec patience l'événement, quel qu'il fût. Mais Petreius ne désespère point ; il arme ses domestiques, y joint une cohorte prétorienne espagnole et quelques cavaliers barbares qu'il avait à sa solde et qui lui servaient de garde ; il vole aussitôt aux retranchements, rompt les entretiens des soldats, chasse les nôtres du camp, tue ceux qu'il saisit. Les autres, dans ce danger imprévu, se rassemblent, s'enveloppent le bras gauche de leur manteau, et, rassurés par la proximité du camp, ils se défendent contre l'infanterie espagnole et la cavalerie, et rentrent au camp, protégés par les cohortes qui étaient de garde aux portes.

LXXVI. Ensuite Petreius parcourt les rangs en versant des larmes ; il exhorte les soldats, il les conjure de ne point livrer à César et au supplice Pompée, leur général absent, et lui-même. Sur le champ on s'assemble devant sa tente. Là il fait jurer à tous de n'abandonner ni l'armée ni les chefs, de ne point les trahir, et de ne faire aucun traité particulier. Il s'y engage le premier : il exige le même serment d'Afranius : les tribuns des soldats et les centurions suivent cet exemple : les soldats viennent ensuite par centuries. On ordonne à tous ceux qui ont en leur pouvoir quelque soldat de César, de l'amener, et là, dans le prétoire, on l'égorge. Mais la plupart de ceux qui en avaient reçu les cachent et les font échapper, la nuit, par le rempart. Ainsi la crainte que surent inspirer les chefs, la cruauté du massacre, la religion d'un nouveau serment, tout détruisit l'espoir d'un accommodement, changea les dispositions du soldat, et ramena les anciennes idées de guerre.

LXXVII. César fit rechercher avec soin les soldats ennemis qui étaient venus dans son camp à l'époque des premiers pourparlers, et les renvoya. Il y eut plusieurs centurions et tribuns qui préférèrent rester avec lui : César les honora depuis d'une manière particulière ; il éleva les centurions à des grades supérieurs, et fit les chevaliers romains tribuns des soldats.

LXXVIII. Les ennemis souffraient de la disette de fourrage, et n'avaient de l'eau qu'avec peine. Les légionnaires avaient bien un peu de blé, parce qu'en partant d'Ilerda l'ordre avait été donné d'en prendre pour vingt-deux jours ; mais l'infanterie espagnole et les troupes auxiliaires en manquaient : elles avaient peu de moyens de s'en procurer, et d'ailleurs n'étaient point accoutumées à porter des fardeaux. Aussi venaient-elles chaque jour en grand nombre se rendre à César. La position était critique. Des deux partis qui s'offraient, le plus sûr parut de retourner à Ilerda, où ils avaient laissé quelque blé : ils pourraient ensuite aviser au reste. Tarragone était plus éloignée, et par conséquent la route les exposait à plus de hasards. Cette résolution prise, ils partent du camp. César envoie sa cavalerie pour inquiéter leur arrière-garde, et les suit avec ses légions. La cavalerie ne leur donne pas un instant de relâche.

LXXIX. Voici comment on se battait : des cohortes sans bagage fermaient l'arrière-garde et s'arrêtaient souvent dans les plaines. S'il fallait franchir une hauteur, le site même les favorisait, parce que les premiers arrivés, défendaient, d'en haut, ceux qui venaient ensuite. Mais avaient-ils à défendre une vallée ou quelque lieu en pente, les derniers rangs ne pouvaient alors être secourus, et notre cavalerie leur lançait d'en haut une grêle de traits : leur retraite ne s'opérait alors qu'avec de grands périls. Quand ils approchaient de pareils endroits, leurs légions étaient obligées de faire halte, et de repousser notre cavalerie par une charge vigoureuse ; puis, après l'avoir écartée, tout à coup elles précipitaient leur course, se jetaient toutes ensemble dans les vallées, et, après les avoir traversées, se reformaient ensuite sur les hauteurs. Leur cavalerie, quoique nombreuse, loin de leur être d'aucun secours, était si effrayée des combats précédents, qu'ils étaient obligés de la placer dans leur centre, et de la défendre eux-mêmes. Aucun homme ne sortait de la ligne sans être enlevé par la cavalerie de César.

LXXX. Ces combats continuels rendaient la marche lente et tardive ; la nécessité de secourir les derniers rangs leur faisait faire des haltes fréquentes. Aussi, après une marche de quatre milles, vivement poursuivis par notre cavalerie, ils gagnent une haute montagne et y fortifient leur camp du côté qui fait face à l'ennemi, sans décharger le bagage. Dès qu'ils voient notre camp établi, nos tentes dressées, et notre cavalerie partie pour le fourrage, ils se mettent aussitôt en route vers la sixième heure, espérant nous devancer, tandis que nous attendrions notre cavalerie pour les poursuivre. César s'en aperçoit, prend le reste des légions, laisse quelques cohortes à la garde du bagage, et ordonne qu'à la dixième heure les fourrageurs le suivent et qu'on rappelle la cavalerie. Celle-ci revient bientôt reprendre son service journalier : on combat si vivement à l'arrière-garde, que l'ennemi est prêt à tourner le dos ; un grand nombre de soldats, plusieurs centurions même, périssent. L'armée entière de César approchait et allait fondre sur eux.

LXXXI. Alors, ne pouvant plus trouver un lieu convenable pour camper, ni continuer leur route, ils sont forcés de s'arrêter et de camper en un lieu désavantageux et éloigné de l'eau. César, par les motifs exposés ci-dessus, ne voulut point les attaquer : il défendit seulement de dresser les tentes, afin d'être plus en état de les suivre le jour ou la nuit, s'ils voulaient s'échapper. Ceux-ci, remarquant le désavantage du poste, changent la disposition de leur camp, et travaillent toute la nuit à prolonger leurs retranchements. Ils font de même le lendemain, dès le matin, et y emploient toute la journée. Mais plus ils s'étendaient, plus ils s'éloignaient de l'eau, et ils remédiaient ainsi à un mal par un autre. La première nuit, personne n'osa sortir du camp pour aller à l'eau ; le jour suivant, on laissa une garde au camp, toute l'armée y alla en masse ; mais personne n'alla au fourrage. César, plutôt que de combattre, préférait les réduire par ce moyen à la nécessité de se rendre. En même temps il travailla à les enfermer par un fossé et un retranchement, pour arrêter les sorties subites auxquelles il pensait bien qu'ils auraient recours. Alors manquant de fourrage, et voulant être plus libres dans leur marche, ils firent tuer toutes leurs bêtes de somme.

LXXXII. Deux jours se passèrent dans ces préparatifs ; le troisième, les travaux de César étaient déjà fort avancés. Vers la huitième heure, à un signal donné, ils essayent de nous interrompre, font sortir leurs légions, et les rangent devant leur camp. César rappelle ses travailleurs, rassemble toute la cavalerie, et se met en bataille : car paraître éviter une action, contre le désir des soldats et l'opinion de tous, c'eût été se faire grand tort. Cependant les motifs déjà connus l'empêchaient de souhaiter le combat, d'autant plus que le peu d'étendue du terrain ne permettait pas, même en cas de succès, une victoire décisive : il n'y avait guère que deux mille pas d'un camp à l'autre. Deux tiers étaient occupés par les deux armées ; un seul tiers restait pour l'attaque et pour le choc. Si l'on en venait aux mains, la proximité du camp donnait aux vaincus une facile retraite dans leur fuite. Cette raison l'avait déterminé à attendre l'attaque, au lieu de la commencer.

LXXXIII. L'armée d'Afranius était rangée sur deux lignes composées de cinq légions, et les troupes auxiliaires formaient le corps de réserve. Celle de César était sur trois lignes ; la première, formée de quatre cohortes prises à chacune des cinq légions ; trois de chaque en seconde ligne, et autant dans la troisième ; au milieu, les archers et les frondeurs ; la cavalerie sur les ailes. Dans cet ordre de bataille, César et Afranius paraissaient s'en tenir à leur plan ; l'un, de ne point combattre, l'autre, d'empêcher les travaux de César. Les armées restèrent en cet état jusqu'au coucher du soleil, après quoi chacun se retira dans son camp. Le lendemain, César cherche à continuer ses travaux : l'ennemi tente le passage de la Sègre et cherche un gué. César, s'en étant aperçu, fait passer la rivière à une partie de la cavalerie et à l'infanterie légère des Germains, et place sur le bord des postes nombreux.

LXXXIV. Entin, assiégés de tous côtés, depuis quatre jours sans fourrage, privés d'eau, de bois, de grains, les généraux ennemis demandent une entrevue, et, s'il se peut, dans un lieu éloigné des troupes. César refuse, et offre de les entendre publiquement : on lui donne en otage le fils d'Afranius, et l'on se rend au lieu qu'il désigne. Là, en présence des deux armées, Afranius prend la parole : «On ne doit pas, dit-il, leur faire un crime, à eux et à leurs troupes, d'avoir voulu rester fidèles à Cn. Pompée, leur général. Mais ils ont satisfait à leur devoir ; ils ont assez souffert ; ils ont assez enduré de privations de tout genre. Maintenant encore, enfermés comme des femmes, ils manquent d'eau et ne peuvent faire le moindre mouvement. Ni leurs corps ne sauraient plus longtemps supporter tant de souffrances, ni leurs âmes tant d'ignominies : ils s'avouent donc vaincus, et demandent, s'il reste quelque recours à la pitié, qu'on ne les réduise pas à la nécessité de mourir». Il prononça ces paroles du ton le plus humble et le plus soumis.

LXXXV. César répondit «que personne n'avait moins le droit d'implorer la compassion et de faire entendre des plaintes. Tous les autres ont fait leur devoir ; lui, César, en s'abstenant de combattre dans un temps et un lieu favorables, afin de laisser accès à des voies de conciliation ; ses soldats, en conservant et protégeant les ennemis qui étaient en leur pouvoir, malgré la plus cruelle injure et le massacre des leurs ; enfin les troupes d'Afranius, en venant traiter elles-mêmes de la paix et en même temps du salut de tous. Ainsi dans tous les rangs on s'arrêtait au parti conseillé par l'humanité : les chefs seuls ont repoussé la paix ; loin de respecter une trêve et une entrevue, ils ont cruellement massacré des hommes sans défiance qui se reposaient sur la foi publique. Aujourd'hui, par un sort ordinaire aux hommes opiniâtres et arrogants, ils recherchent avec empressement ce qu'ils ont d'abord dédaigné. Il ne se prévaudra point de leur abaissement, ni des circonstances, pour accroître son pouvoir ; mais il veut que les armées depuis longtemps entretenues contre lui soient licenciées. En effet, ce n'est point pour d'autre motif qu'on a envoyé six légions en Espagne et qu'on y en a levé une septième ; qu'on a équipé tant de flottes, convoqué de si habiles généraux ; ce n'était ni pour pacifier l'Espagne, ni pour secourir la Province, dont une longue paix avait assuré le sort : c'est contre lui que toutes ces mesures ont éié prises : c'est pour le combattre que les formes anciennes du gouvernement ont été changées ; que, des portes de Rome, le même homme préside aux délibérations intérieures, et, quoique absent, gouverne depuis tant d'années deux provinces belliqueuses ; que les droits sacrés des magistrats ont été violés, et qu'on a donné des provinces, non plus, selon l'usage constant, à d'anciens préteurs et à d'anciens consuls, mais à des particuliers choisis par une faction ; qu'enfin, au mépris du privilège de l'âge, on appelait aux armes des vétérans, malgré leurs anciens services. A lui seul on refuse ce qui fut toujours accordé aux généraux qui ont bien servi l'Etat, de rentrer dans Rome avec honneur, ou du moins sans honte, après avoir congédié l'armée. Tous ces outrages, il les a supportés patiemment et les supportera encore : il ne veut pas même, ce qui lui serait facile, incorporer dans son armée les troupes qu'ils commandent, mais seulement les empêcher de s'en servir contre lui ; il faut donc, comme il a été proposé, qu'ils sortent de la Province et licencient leurs soldats. A ce prix, il ne maltraitera personne. Telle est l'unique et dernière condition qu'il met à la paix».

LXXXVI. La joie des soldats montra assez que ce discours leur avait plu : ils s'attendaient à un juste châtiment, et le congé qu'ils recevaient était pour eux une sorte de récompense. Aussi, comme on discutait sur le lieu et l'époque du licenciement, tous, du geste et de la voix, demandèrent qu'il se fît à l'instant ; aucun serment n'en assurerait assez l'exécution si on le différait. Après quelques paroles échangées à ce sujet, on convint que ceux qui avaient leur demeure ou des propriétés en Espagne y seraient renvoyés sur-le-champ, les autres sur les bords du Var : il fut stipulé qu'aucun mal ne leur serait fait, et que nul ne serait forcé de prêter le serment militaire à César.

LXXXVII. César s'engagea à leur fournir du blé dès ce moment jusqu'à leur arrivée sur les bords du Var : il ajouta que tout ce qu'ils avaient perdu à la guerre, et qui se trouverait entre les mains de ses soldats, leur serait rendu ; il en fit faire l'estimation et en paya le prix à ses troupes. Depuis lors, il devint l'arbitre de tous les différends qui s'élevèrent entre les soldats : Petreius et Afranius, refusant le payement de la solde, dont le terme, disaient-ils, n'était pas encore échu, virent une sédition près d'éclater et prièrent César de prononcer : les uns et les autres s'en tinrent à son jugement. Le tiers environ de cette armée fut licencié en deux jours. César fit prendre les devants à deux légions et ordonna aux autres de les suivre, de manière que leurs camps ne fussent jamais éloignés l'un de l'autre. Il donna la conduite de cette marche à son lieutenant Q. Fufius Calenus. D'après son ordre, on alla ainsi depuis l'Espagne jusqu'au Var, où le reste de l'armée fut licencié.


Traduction de Nicolas-Louis Artaud (1828)