I. Tandis que ces événements se passent en Espagne, C. Trebonius, lieutenant de César, laissé par lui au siège de Marseille, dresse contre la ville les mantelets et les tours, et forme une double attaque ; l'une près du port et de l'arsenal des navires, l'autre du côté qui mène de la Gaule et de l'Espagne à la mer voisine des bouches du Rhône. En effet, Marseille est baignée par la mer presque de trois côtés ; il n'en reste qu'un seul où l'on ait accès par terre, et encore la partie qui touche à la citadelle est-elle forte par sa position et par une vallée profonde, qui en rendent l'attaque longue et difficile. C. Trebonius rassemble, pour ces travaux, un grand nombre d'hommes : il tire de la Province des chevaux, des matériaux, des fascines, et élève une terrasse de quatre-vingts pieds de haut.

II. Mais on avait depuis longtemps pourvu la ville de munitions de guerre, et d'une telle quantité de machines, qu'aucun mantelet d'osier ne pouvait résister à leurs efforts. D'énormes balistes lançaient des perches de douze pieds de long, armées de fer, qui, après avoir traversé quatre rangs de claies, allaient encore se ficher en terre. Il fallut faire une galerie couverte, avec des poutres d'un pied d'épaisseur, jointes ensemble. Là, on se passait de main en main les matériaux nécessaires pour la construction de la terrasse. Afin de niveler le terrain, on avait placé en avant une tortue de soixante pieds, composée aussi de fortes poutres, et enveloppée de tout ce qui pouvait la garantir du feu et des pierres. Mais l'étendue des ouvrages, la hauteur du mur et des tours, la quantité des machines, retardaient tous les travaux. En outre, les Albices faisaient de fréquentes sorties, et lançaient des feux sur la terrasse et les tours : nos soldats les repoussaient aisément, et les rejetaient dans la ville, après leur avoir fait essuyer de grandes pertes.

III. Cependant L. Nasidius, que Cn. Pompée envoyait au secours de L. Domitius et des Marseillais avec seize navires, dont quelques-uns étaient à proue d'airain, pénètre dans le détroit de Sicile, à l'insu de Curion, qui ne l'attendait pas, et aborde à Messine. La terreur fut telle, que le sénat et les principaux citoyens prirent la fuite : il enleva une galère dans le port, la joignit aux siennes, et continua sa route vers Marseille. Il envoya secrètement un esquif donner avis de sou arrivée à Domitius et aux Marseillais, et les engager fortement, à se joindre à lui, pour livrer un second combat à la flotte de Brutus.

IV. Depuis leur dernier échec, les Marseillais avaient remplacé les vaisseaux perdus par un même nombre de vieilles galères, tirées de leur arsenal ; ils les avaient mises en état et armées avec soin ; ni les rameurs ni les pilotes ne leur manquaient. Ils y avaient ajouté des barques de pêcheurs, qu'ils avaient couvertes pour garantir les rameurs, et remplies d'archers et de machines. La flotte ainsi équipée, encouragés par les prières et les larmes des vieillards, des mères de famille, des jeunes filles, qui les conjurent de sauver leur patrie dans cette extrémité, ils montent sur leurs vaisseaux avec cette hardiesse et cette confiance qu'ils avaient montrées dans le combat précédent. Car telle est la faiblesse humaine : les choses imprévues, inconnues ou incertaines nous inspirent ou plus de confiance ou plus d'effroi. C'est ce qui arriva. L'approche de L. Nasidius avait rempli leurs esprits d'espérance et de courage. Ils sortent par un vent favorable, et joignent Nasidius à Tauroeuta, une de leurs forteresses : là, ils mettent leurs vaisseaux en ligne, se concertent entre eux, et se confirment dans la résolution de combattre. L'aile droite est donnée aux Marseillais, et la gauche à Nasidius.

V. Brutus se présente également avec sa flotte augmentée de plusieurs vaisseaux ; car aux galères que César avait fait construire à Arles il en avait ajouté six prises sur les Marseillais. Toutes venaient d'être réparées et équipées. Exhortant donc les siens à mépriser, après sa défaite, l'ennemi qu'ils avaient vaincu dans sa force, il s'avance plein d'assurance et d'espoir. Du camp de Trebonius et de toutes les hauteurs on découvrait aisément ce qui se passait dans la ville : on voyait toute la jeunesse qui était restée, les vieillards, les femmes, les entants, les gardes de la cité, élever leurs mains au ciel du haut des murailles, ou courir aux temples des dieux, et se prosterner devant leurs images pour demander la victoire : tous savaient que ce jour déciderait à jamais de leur sort. La fleur de la jeunesse, les hommes de tout âge les plus considérables, avaient été sommés, conjurés de monter sur la flotte. En cas de revers, il ne leur restait plus de ressources : vainqueurs, ils s'en fiaient, pour sauver la ville, soit à leurs propres forces, soit aux secours qui leur viendraient du dehors.

VI. Le combat engagé, les Marseillais déployèrent toute leur valeur. Encore pleins des exhortations qu'ils venaient d'entendre, ils combattaient avec la pensée que ce moment était le dernier pour leur défense, et que ceux qui périraient dans l'action ne précéderaient que de peu d'instants le reste de leurs concitoyens, dont le sort devait être semblable, si la ville était prise. Nos vaisseaux s'étant insensiblement séparés, l'ennemi put profiter de l'habileté de ses pilotes et de l'agilité de ses navires ; si nous venions à en saisir un avec les mains de fer, tous les autres accouraient à son secours. Réunis aux Albices, ils ne refusaient pas de combattre de près, et leur valeur le cédait peu à la nôtre. En même temps une grêle de traits, lancée de loin par leurs moindres vaisseaux, venait surprendre et blesser nos soldats, ou occupés ailleurs, ou n'étant pas sur leur gardes. Deux de leurs trirèmes, apercevant celle de D. Brutus, qu'il était aisé de reconnaître à son pavillon, s'élancèrent des deux côtés sur elle ; mais Brutus, pour échapper au danger, fit force de rames, et prévint leur rencontre de quelques instants : celles-ci se heurtèrent violemment et souffrirent beaucoup du choc ; l'une d'elles brisa son éperon et fut toute fracassée. A cette vue, quelques vaisseaux de Brutus, qui se trouvaient près d'elle, profitent de leur désastre pour courir sur elles et les couler toutes deux à fond.

VII. Les vaisseaux de Nasidius ne furent d'aucun secours et ne tardèrent pas à se retirer du combat. Ni la vue de la patrie, ni les instances de leurs proches n'animaient ces hommes à braver le péril et la mort : aussi ne perdirent-ils aucun navire. Des galères marseillaises, cinq furent coulées à fond, quatre furent prises ; une s'enfuit avec la flotte de Nasidius vers l'Espagne citérieure. Une de celles qui restaient aux vaincus fut envoyée à Marseille pour porter la nouvelle du combat. Comme elle approchait de la ville, les habitants se précipitèrent en foule à sa rencontre, afin d'apprendre l'événement ; mais à peine fut-il connu, qu'une douleur profonde saisit toutes les âmes : on eût dit que la ville était déjà prise. Toutefois les Marseillais n'en furent pas moins ardents à disposer tout pour la défense.

VIII. Les légionnaires, qui travaillaient aux ouvrages de droite, jugèrent qu'une tour de briques, élevée au pied de la muraille, pourrait leur être d'un grand secours contre les fréquentes sorties de l'ennemi : celle qu'ils avaient faite d'abord était basse et petite ; cependant elle leur servait de retraite. Ils s'y défendaient contre les plus vives attaques, ou en sortaient pour repousser et poursuivre l'ennemi. Ce retranchement avait trente pieds en tous sens, et les murs avaient cinq pieds d'épaisseur. On reconnut ensuite par d'habiles combinaisons (car en toutes choses l'expérience est un grand maître) que l'on pourrait, avec de l'industrie, en tirer un grand avantage, si on l'élevait à la hauteur d'une tour. Voici le moyen que l'on employa.

IX. Lorsque la tour eut été élevée à la hauteur d'un étage, ils placèrent les solives de manière que la maçonnerie en couvrît l'extrémité, afin qu'il n'y eût point de partie saillante où le feu de l'ennemi pût s'attacher. Au-dessus de ce plancher, ils continuèrent les murailles de briques, autant que le permirent les parapets et les mantelets sous lesquels ils étaient à couvert. Ils posèrent ensuite deux solives en croix, à peu de distance des extrémités de la muraille, pour y suspendre la charpente qui devait servir de toit à la tour ; sur ces solives, ils mirent des poutres de traverse, qu'ils lièrent ensemble par des chevilles : ces poutres étaient longues et dépassaient les murailles, de manière qu'on pût y mettre des mantelets qui défendissent les ouvriers occupés à la construction du mur. Ils couvrirent ce plancher de briques et de mortier pour qu'il fût à l'épreuve du feu, et jetèrent par-dessus des couvertures grossières, de peur que le plancher ne fût brisé par les traits des machines, ou que les pierres lancées par les catapultes ne fissent sauter les briques. Ils formèrent ensuite trois nattes avec des câbles servant aux ancres des vaisseaux, de la longueur des murs de la tour et d'une largeur de quatre pieds, et les attachèrent aux extrémités saillantes des poutres, le long du mur, des trois côtés exposés aux ennemis. Les soldats avaient souvent éprouvé, en d'autres rencontres, que c'était le seul rempart impénétrable aux traits et aux machines. Une partie de la tour étant achevée et mise à l'abri de toute insulte, ils transportèrent leurs mantelets aux autres ouvrages, Alors, prenant un appui sur le premier entablement, ils commencèrent à soulever le toit entier, tel qu'il se trouvait, et l'enlevèrent à la hauteur que les nattes de câbles pouvaient mettre à couvert. Cachés sous cet abri, ils construisaient les murs en brique, puis élevaient encore le toit, et se donnaient ainsi de l'espace pour bâtir. Quand ils parvenaient à un autre étage, ils faisaient un nouveau plancher avec des poutres, dont l'extrémité était cachée dans le mur, et de là ils relevaient le toit supérieur et les nattes, C'est ainsi que, sans courir de danger, sans s'exposer à aucune blessure, ils élevèrent six étages. On laissa des embrasures aux endroits convenables pour le service des machines de guerre.

X. Lorsqu'ils furent assurés que de cette tourds pouvaient défendre les ouvrages qui en étaient voisins, ils commencèrent à construire, avec des poutres de deux pieds d'épaisseur, une galerie, de soixante pieds de long, qui, du bas de la tour, devait les mener à celle des ennemis et au mur de la ville. On posa d'abord sur le sol deux poutres d'égale longueur, à quatre pieds de distance l'une de l'autre : on fit entrer dans ces poutres des piliers de cinq pieds de haut : on les réunit par des traverses un peu inclinées pour y placer les poutres destinées à soutenir le toit de la galerie. Par dessus on mit des solives de deux pieds, reliées avec des chevilles et des bandes de fer. Au sommet du toit, et sur ces dernières poutres, on cloua des lattes carrées, larges de quatre doigts, pour soutenir les briques que l'on mit dessus. La galerie ainsi construite et élevée, et les poutres portant sur les traverses, le tout fut recouvert de briques et de terre détrempée, pour n'avoir point à craindre le feu qui serait lancé de la muraille. Sur ces briques on étendit des cuirs, de peur que l'eau, qu'on pourrait diriger par les conduits, ne parvînt à délayer le mortier ; et pour que ces cuirs eux-mêmes ne pussent être gâtés par le feu ou les pierres, on les couvrit de peaux et de laine. Tout cet ouvrage se fit au pied de la tour, à l'abri des mantelets ; et, tout à coup, lorsque les Marseillais s'y attendaient le moins, à l'aide de rouleaux dont la marine fait, usage, la galerie fut poussée contre la tour des ennemis, jusqu'au pied de leur mur.

XI. Les habitants, effrayés ale cette manoeuvre imprévue, font avancer, à force de leviers, les plus gros quartiers de roche, et les roulent du haut de la muraille sur notre galerie. La solidité de la construction résista, et tout ce qui tomba fut entraîné par la pente. A cette vue, ils changent de dessein, embrasent des tonneaux remplis de poix et de goudron, et les jettent du haut de la muraille. Ces tonneaux roulent, tombent à terre par les côtés, et sont écartés avec des perches et des fourches. Cependant nos soldats, couverts par leur galerie, ébranlent avec des leviers les pierres qui soutenaient les fondements de la tour des ennemis. La galerie était défendue par les machines et par les traits lancés du haut de notre tour de briques : les assiégés étaient à la fois écartés de leurs tours et de leurs murailles, et on ne leur laissait pas la liberté de les défendre. Enfin un grand nombre des pierres qui la supportaient ayant été enlevées, une partie de la tour s'écroula tout à coup.

XII. Déjà le reste tombait en ruines, quand les ennemis, redoutant le pillage de leur ville, sortent en foule, sans armes, la tête couverte d'un voile, et tendent leurs mains suppliantes aux généraux et aux soldats. La nouveauté du spectacle arrêta toute hostilité : nos soldats cessent de combattre, pour écouter et pour apprendre les motifs de cet incident. Dès que les Marseillais furent en présence des généraux et de nos troupes, ils se jetèrent à leurs pieds et les conjurèrent d'attendre l'arrivée de César. «Ils renoncent, disent-ils, à la défense ; ils voient nos travaux achevés, leur tour renversée, leur vile déjà prise. Si, à l'arrivée de César, ils n'exécutaient pas ses ordres, un mot de sa bouche suffirait pour les anéantir. Mais si la tour s'écroule entièrement, rien ne pourra contenir le soldat animé par l'espoir du butin, il envahira la ville et la détruira de fond en comble». Les Marseillais, en hommes habiles, plaidèrent leur cause avec une éloquence que leurs larmes rendaient encore plus persuasive.

XIII. Les généraux, touchés de leurs prières, font cesser les travaux et l'attaque ; ils laissent seulement une garde aux ouvrages. La compassion fait une sorte de trève, et l'on attend l'arrivée de César. De part ni d'autre on ne lance plus de traits ; tout semble terminé : le soin ef l'activité se relâchent. César avait, dans ses lettres, fortement recommandé à Trebonius d'empêcher que la ville ne fût prise d'assaut : il craignait que les soldats, vivement irrités de la perfidie et de la jactance de l'ennemi, ainsi que des longs travaux du siège, n'égorgeassent toute la jeunesse, comme ils avaient menacé de le faire. On eut de la peine à les contenir ; ils voulaient forcer les portes ; ils s'irritaient contre Trebonius, qui seul, disaient-ils, les empêchait de se rendre maîtres de Marseille.

XIV. Mais l'ennemi méditait une trahison, et ne cherchait que le moment et l'occasion de l'accomplir. Après un intervalle de quelques jours, les esprits étant calmes et sans défiance, tout à coup, sur le midi, tandis que les uns s'étaient écartés, que les autres, fatigués, dormaient sur place, et que toutes les armes étaient posées et couvertes, les assiégés font une sortie, et, à la faveur d'un vent violent, mettent le feu à nos ouvrages : le vent pousse la flamme ; en un instant la terrasse, les mantelets, la tortue, la tour, les machines, sont embrasés : tout fut consumé avant qu'on pût en savoir la cause. Les nôtres, frappés d'un malheur si subit, prennent les armes qui leur tombent sous la main ; les autres accourent du camp : on charge l'ennemi ; mais les traits lancés du haut des murs empêchent de le poursuivre dans sa fuite. Il se retire sous ses murailles, et de là brûle librement la galerie et la tour de brique. Ainsi, par la perfidie des assiégés et par la violence du vent, nous vîmes périr en un instant le travail de plusieurs mois. Le lendemain, les Marseillais firent une nouvelle tentative ; favorisés du même vent, ils attaquèrent avec plus de confiance encore l'autre tour et la terrasse, et y portèrent la flamme. Mais, tandis que les jours précédents nos soldats s'étaient départis de leur vigilance ordinaire, cette fois, au contraire, avertis par l'événement de la veille, ils avaient tout préparé pour se défendre. Aussi l'ennemi se retira-t-il dans la ville après avoir perdu beaucoup de monde, et sans avoir rien fait.

XV. Trebonius résolut de rétablir ce qui venait d'être détruit ; il trouva ses soldats plus zélés que jamais, tant ils étaient indignés d'avoir vu anéantir le fruit de leurs peines, et que l'ennemi, après avoir lâchement violé la trève, insultât â leur valeur. Comme les matériaux étaient épuisés, et les arbres coupés et enlevés dans tous les environs de Marseille, ils entreprirent une terrasse d'un genre tout à fait nouveau. On éleva deux murs de brique de six pieds d'épaisseur, et à peu près aussi éloignés l'un de l'autre que la première terrasse avait de largeur : on y fit un plancher ; entre les murs ou dans les parties trop faibles, on mit des piliers et des poutres transversales pour le soutenir : le tout fut recouvert de claies enduites de terre détrempée. Le soldat, ainsi protégé sur les côtés par la muraille, et de front par les mantelets, portait sans risque, au moyen de cet abri, ce qui était nécessaire à l'ouvrage. Le travail fut prompt ; l'activité et la constance des soldats eurent bientôt réparé le dommage. On ménagea des portes aux endroits qui parurent propres à des sorties.

XVI. Quand les ennemis virent ainsi rétabli en peu de jours ce qu'ils pensaient ne pouvoir l'être qu'après un long temps, et qu'ils comprirent qu'ils ne pourraient plus nous attaquer par la ruse ni à force ouverte ; que leurs traits n'atteindraient pas nos soldats, ni l'incendie nos ouvrages ; que toutes les avenues de leur ville, du côté de la terre, pourraient également être fermées par un mur et des tours ; que déjà nos remparts, élevés presque au pied de leurs murailles, et d'où l'on pouvait lancer des traits avec la main, pe leur permettaient plus de se montrer, et rendaient inutiles, par cette proximité, les machines sur lesquelles ils comptaient le plus ; persuadés que, forcés de combattre de près, leur valeur ne pouvait égaler la nôtre, ils pensèrent à se soumettre aux conditions qu'ils avaient déjà proposées. XVII. M. Varron commandait alors dans l'Espagne ultérieure. Ayant appris ce qui s'était passé en Italie, et désespérant de la fortune de Pompée, il commençait à parler de César en termes très favorables. Il disait «que sans doute le titre de lieutenant et sa parole l'engageaient à Cn. Pompée, mais que des liens non moins forts l'attachaient à César ; qu'il n'ignorait pas le devoir d'un lieutenant qui tient son pouvoir de la confiance de son chef, mais qu'il connaissait ses forces, et combien César était chéri de la Province». Il répandait partout ces propos et restait dans l'inaction. Mais, plus tard, instruit que César était retenu au siège de Marseille, que les troupes de Petreius s'étaient jointes à celles d'Afranius, qu'ils avaient reçu de grands secours, qu'on en attendait encore, que toute la Province citérieure s'était déclarée, que César souffrait, à Ilerda, d'une cruelle disette, récit fort exagéré par les lettres d'Afranius, il se décida, et songea à suivre, lui aussi, le mouvement de la fortune.

XVIII. Il fit des levées dans toute la Province, forma deux légions, y ajouta environ trente cohortes auxiliaires, amassa une grande quantité de blé pour l'envoyer aux Marseillais ainsi qu'à Pompée et Afranius, commanda dix galères aux habitants de Cadix et un grand nombre à ceux d'Hispalis ; il fit transporter à Cadix le trésor et les ornements du temple d'Hercule, y établit en garnison six cohortes tirées de la Province, et en donna le commandement à Caïus Gallonius, chevalier romain, ami de Domitius, qui l'avait envoyé en ce pays pour recueillir une succession. En même temps qu'il faisait déposer chez ce Gallonius toutes les armes des particuliers ou de l'Etat, il ne cessait de décrier César : il disait souvent, du haut de son tribunal, «que César avait essuyé des défaites ; qu'un grand nombre de ses soldats avaient déserté vers Afranius ; que la nouvelle en était certaine et bien confirmée». Il effraya par de tels bruits les citoyens romains de cette province, et les força de lui donner, sous prétexte du service public, quatorze cent mille livres d'argent et cent vingt mille boisseaux de blé. S'il connaissait quelques villes attachées à César, il les surchargeait, y mettait garnison ; il citait en justice les particuliers qui avaient parlé contre la république, et confisquait leurs biens. Il fit prêter serment à toute la Province d'être fidèle à sa cause et à celle de Pompée. Sur la nouvelle de ce qui se passait dans l'Espagne citérieure, il disposa tout pour la guerre. Son plan était de s'enfermer à Cadix avec ses deux légions, ses vaisseaux et ses vivres ; car il avait reconnu que la Province entière était dévouée à César. Il comptait que, dans cette île, il lui serait aisé, avec ses navires et ses provisions, de traîner la guerre en longueur. César, quoique rappelé en Italie par des affaires pressantes, voulait cependant ne laisser en Espagne aucun reste de guerre : car il savait que Pompée s'était fait, par ses bienfaits, de nombreux partisans dans la Province citérieure.

XIX. En conséquence, il envoie Q. Cassius, tribun du peuple, avec deux légions, dans l'Espagne ultérieure, y marche lui-même à grandes journées avec six cents chevaux, et se fait précéder d'un édit par lequel il enjoint aux magistrats et aux principaux citoyens de toutes les villes, de se rendre près de lui, dans Cordoue, à jour nommé. Dès que cet ordre fut connu, il n'y eut point de ville qui n'envoyât au jour fixé une partie de son sénat à Cordoue, et point de Romain un peu notable qui ne s'y rendît. En même temps l'assemblée de Cordoue ferma d'elle-même les portes à Varon, mit des gardes sur les tours et les murailles, et retint pour la défense de la ville deux cohortes, de celles qu'on appelait Coloniques, que le hasard avait dirigées de ce côté. En même temps les habitants de Carmone, l'une des plus fortes villes du pays, chassèrent trois cohortes que Varron y avait menées, et lui fermèrent leurs portes.

XX. Varron n'en mit que plus de hâte à se jeter dans Cadix avec ses légions : il craignait d'être coupé par terre ou par mer, tant la Province montrait d'affection pour César. Mais à peine fut-il en marche, qu'on lui remit des lettres de Cadix, où on lui marquait que les principaux habitants, instruits de l'ordre de César, s'étaient concertés avec les tribuns des cohortes en garnison dans leur ville, pour en chasser Gallonius et conserver à César l'île et la place que dans ce dessein ils avaient signifié à Gallonius de se retirer de bonne grâce, tandis qu'il le pouvait sans péril ; sinon, qu'ils prendraient des mesures. Gallonius, effrayé, avait quitté la ville. A cette nouvelle, celle des deux légions de Varron, qu'on appelait Vernacula, enleva les enseignes en sa présence et sous ses yeux, et se retira à Hispalis, où elle s'établit sans aucun désordre sous les portiques et sur la place. Les citoyens romains réunis dans cette ville approuvèrent tellement cette démarche, qu'ils s'empressèrent de les loger dans leurs propres demeures. Varron étonné rebroussa chemin et annonça qu'il irait à Italica : on l'avertit que les portes en étaient fermées. Alors, repoussé de toutes parts, il envoie dire à César qu'il est prêt à remettre la légion à celui qu'il désignera. Celui-ci envoie Sext. César pour la recevoir. Varron livre la légion, et va trouver César à Cordoue ; il lui rend un compte fidèle de la Province, et lui remet, avec tout l'argent en sa possession, l'état des vivres et des vaisseaux.

XXI. César tint une assemblée à Cordoue, et rendit à chacun des actions de grâces : il remercia les citoyens romains de lui avoir conservé la ville ; les Espagnols, d'avoir chassé leurs garnisons ; les habitants de Cadix, d'avoir déjoué les efforts de leurs adversaires et reconquis leur liberté ; les tribuns et les centurions, qui étaient venus garder la ville, d'avoir affermi ces bonnes dispositions par leur courage. Il fit remise aux citoyens romains des sommes qu'ils s'étaient engagés à fournir à Varron, rétablit dans leurs biens ceux qu'on avait punis ainsi pour avoir parlé trop librement, distribua des récompenses de toutes sortes, et remplit les esprits d'espoir pour l'avenir. Après être resté deux jours à Cordoue, il partit pour Cadix. Là, il fit reporter dans le temple d'Hercule le trésor et les ornements qui en avaient été enlevés pour passer dans une maison privée : il donna le gouvernement de la Province à Q. Cassius, lui laissa quatre légions, et se rendit en peu de jours à Tarragone avec les vaisseaux de M. Varron et ceux que ce dernier s'était fait fournir par les habitants de Cadix : les députations de presque toute la province citérieure l'y attendaient ; il accorda encore des grâces à plusieurs de ces villes et à leurs habitants. De Tarragone il vint, par terre, à Narbonne, et de là à Marseille, où il apprit qu'une loi venait de créer à Rome un dictateur, et que c'était lui que le préteur M. Lépide avait proclamé.

XXII. Les Marseillais se lassèrent enfin de tous les maux qu'ils souffraient : la disette était extrême ; ils ne se nourrissaient plus que de millet vieilli et d'orge gâtée, dont ils s'étaient jadis pourvus en cas de siège. Deus fois vaincus sur mer, repoussés dans toutes les sorties, affligés de maladies contagieuses causées par la longueur du siège et le changement de nourriture, voyant leur tour détruite, une partie des murs renversée, n'ayant plus de secours à attendre des provinces et des armées qu'ils savaient au pouvoir de César, ils se déterminèrent à se rendre de bonne foi. Quelques jours auparavant, Domitius, instruit de leur résolution, avait préparé trois vaisseaux, en avait donné deux à ceux qui devaient l'accompagner, et, prenant pour lui le troisième, était parti pendant une bourrasque. Les vaisseaux de Brutus, en observation devant le port, l'aperçurent, levèrent l'ancre, et se mirent à sa poursuite. Domitius fit force de rames, continua de fuir, et échappa à la faveur du gros temps ; les deux autres navires furent effrayés et rentrèrent dans le port. Les Marseillais, conformément à nos ordres, livrèrent leurs armes et leurs machines, tirèrent du port et de l'arsenal tous leurs vaisseaux, et nous remirent l'argent du trésor public. César, ayant plus égard à leur antique origine et à leur renom qu'à leur conduite envers lui, conserva leur ville, et y laissa deux légions en garnison ; il envoya le reste en Italie, et partit pour Rome,

XXIII. Vers ce même temps, C. Curion passa de Sicile en Afrique. Méprisant d'avance les forces de P. Attius Varus, il avait pris deux légions seulement des quatre que César lui avait données, et cinq cents chevaux. Après une traversée de deux jours et de trois nuits, il aborda au lieu nommé Aquilaria, à vingt-deux milles environ de Clupea, dans une rade assez bonne en été, et garantie par deux promontoires. L. César le fils l'attendait à Clupea avec dix galères qu'il avait prises dans la guerre contre les pirates, et que P. Attius avait fait radouber à Utique, pour servir à la guerre présente. Mais la vue d'une flotte si considérable l'effraya ; il abandonna la pleine mer, fit échouer sa trirème sur la côte la plus proche, la laissa sur le rivage, et s'enfuit par terre à Adrumète, que C. Considius Longus occupait avec une légion le reste de sa flotte s'enfuit également dans ce port. Le questeur M. Rufus le suivit avec douze galères, que Curion avait amenées de Sicile pour escorter les vaisseaux de charge. Ayant aperçu le navire que César avait laissé sur la rive, il le fit remorquer et revint ensuite auprès de Curion avec sa flotte.

XXIV. Curion envoya Marcus à Utique sur les vaisseaux : il le suivit en même temps par terre avec l'armée, et, en deux journées de marche, il arriva à la rivière de Bagrada. Il y laissa C. Caninius Rebilus avec les légions : pour lui, il prit les devants avec la cavalerie, afin de reconnaître le camp Cornélien, que l'on disait être un poste avantageux : c'est un promontoire qui domine la mer, rude et escarpé des deux côtés, mais dont la pente s'adoucit cependant du côté d'Utique. En droite ligne, il n'est éloigné de cette plage que d'un peu plus de mille pas ; mais dans ce chemin est une source qui descend à la tuer et rend cet endroit fort marécageux : si l'on veut l'éviter, il faut faire un détour de six milles pour arriver à la ville.

XXV. De ce poste, Curion observa le camp de Varus, placé sous les murs de la ville, vers la porte nommée Bellica, dans une position très forte : il était défendu, d'un côté, par la ville même ; de l'autre, par un théâtre bâti devant la ville, et dont la vaste construction rendait l'accès du camp difficile et étroit. En même temps, il vit une multitude d'hommes qui couvraient les chemins et s'empressaient, dans leur frayeur, de transporter de la campagne à la ville tout ce qu'ils avaient. Il détacha sa cavalerie pour enlever le butin ; au même moment, Varus fit marcher à leur secours six cents chevaux numides, avec quatre cents fantassins que le roi Juba avait envoyés peu de jours avant à Utique. Ce roi était, comme son père, uni à Pompée par les liens de l'hospitalité, et il haïssait Curion, qui, étant tribun, avait, par une loi, fait confisquer son royaume. Les deux corps de cavalerie courent l'un sur l'autre : les Numides ne peuvent soutenir notre premier choc ; ils perdent environ cent vingt hommes et se retirent dans le camp, sous le mur de la ville. Sur ces entrefaites, les galères étant arrivées, Curion fait déclarer à deux cents vaisseaux de charge, alors en station à Utique, «qu'il traitera en ennemi quiconque ne se rendra point à l'instant au camp Cornélien». A cette menace, tous lèvent l'ancre, abandonnent Utique, et se dirigent vers le lieu désigné. Cet événement mit l'abondance dans l'armée.

XXVI. Cela fait, Curion se retira à son camp de Bagrada, où il fut salué imperator par les acclamations unanimes de ses troupes. Le lendemain, il les mena vers Utique, et campa près de la ville. Ses retranchements n'étaient pas achevés, que la cavalerie de garde vint l'avertir qu'il arrivait à Utique un renfort considérable de fantassins et de chevaux envoyés par Juba : déjà on apercevait un nuage de poussière, et bientôt parut l'avant-garde. Curion, étonné, détache sa cavalerie pour soutenir le premier effort et arrêter leur marche, tandis qu'il se hâte de rappeler les légions occupées aux travaux du camp, et les range en bataille. Le combat s'engage entre les cavaliers ; et, avant que les légions eussent pu se développer et prendre leur poste, les troupes du roi, embarrassées et en désordre, parce qu'elles marchaient sans défiance, prennent la fuite. Leur cavalerie échappa presque tout entière, en se retirant à la hâte dans la ville, le long du rivage ; mais on tua un grand nombre de fantassins.

XXVII. La nuit suivante, deux centurions marses quittent le camp de Curion avec vingt-deux soldats de leur compagnie, et passent dans celui d'Attius Varus. Soit flatterie, soit qu'ils le crussent en effet (car on croit aisément ce que l'on désire, et l'on espère trouver dans les autres ses propres sentiments), ils affirment à Varus que l'armée n'a nulle affection pour Curion ; qu'il s'agirait seulement de mettre les soldats en présence et à portée de se parler. Varus, persuadé par ces paroles, tire le lendemain matin ses légions du camp ; Curion fait de même : n'étant séparés que par un vallon étroit, ils rangent l'un et l'autre leurs troupes en bataille.

XXVIII. Dans l'armée de Varus était Sext. Quinctilius Varus, qui, nous l'avons dit plus haut, s'était trouvé à Corfinium. César l'ayant laissé aller, il était passé en Afrique : or Curion avait amené avec lui ces mêmes légions qui se soumirent alors à César ; c'était, à l'exception de quelques centurions, les mêmes rangs, les mêmes manipules. Quinctilius prit de là occasion de leur parler : il se montre devant leurs lignes, et les conjure «de ne point perdre le souvenir du premier serment prêté à Domitius et à lui-même son questeur ; il les prie de ne pas tourner leurs armes contre ceux qu'ils ont vus partager avec eux les souffrances et les dangers d'un siège ; de ne point combattre, enfin, pour des hommes qui leur donneraient le titre injurieux de transfuges». Il leur fit espérer des marques de sa générosité s'ils suivaient le parti d'Attius et le sien.

XXIX. Ces paroles ne produisirent aucun effet sur l'armée de Curion ; elle resta immobile : chacun ramena ses troupes dans son camp. Toutefois la frayeur se répand dans celui de Curion : divers propos l'entretiennent et la propagent. Chacun se crée des alarmes, et mêle au récit des autres ses propres craintes : ce qu'un seul a dit, tous le répètent ; le même récit, passant de bouche en bouche, semble obtenir plus d'autorité. «On est en guerre civile : chacun alors peut tout faire et suit le parti qui lui plaît». La générosité avec laquelle César distribuait des gouvernements et des honneurs avait tourné contre lui-même ses propres bienfaits : les légions qui, peu d'instants avant, servaient ses adversaires, formées encore de parties diverses, de Marses, de Péligniens, qui la nuit précédente avaient partagé la même tente, ces légions, s'unissant à quelques autres compagnons, accréditaient ces discours, et y mettaient plus d'importance que la foule des soldats ; d'autres, voulant paraître mieux informés que la foule, inventaient aussi quelques nouvelles.

XXX. Ces circonstances déterminèrent Curion à assembler un conseil pour délibérer sur ce qu'il y avait à faire. Les avis furent partagés : les uns, persuadés que, dans une telle disposition des esprits, l'oisiveté surtout était dangereuse, voulaient attaquer à tout prix le camp de Varus. «Il vaut mieux, disaient-ils, tenter vaillamment la fortune des armes, que de se voir trahis lâchement par les siens, et livrés au dernier supplice». D'autres préféraient se retirer, vers la troisième veille, au camp Cornélien, où l'on aurait le temps de calmer les esprits des soldats, et d'où l'on pourrait, en cas de revers, plus aisément et plus sûrement gagner la Sicile sur les nombreux vaisseaux dont on était maître.

XXXI. Curion désapprouva ces deux avis : l'un lui semblait trop timide, et l'autre trop hardi ; l'un conseillait une fuite honteuse, l'autre une attaque téméraire. «Avec quelle assurance pouvons-nous espérer de forcer un camp que la nature et l'art ont si bien fortifié ? et qu'arrivera-t-il, si nous sommes repoussés ? De même que le succès donne aux généraux la confiance du soldat, de même aussi les revers leur attirent sa haine. Devons-nous quitter notre position ? le résultat sera la honte d'une fuite, le découragement de tous, le mécontentement de l'armée. Il ne faut point paraître se méfier des bons, ni montrer aux méchants qu'on les craint : le soupçon diminue l'affection des uns, et l'insolence des autres s'accroît par la crainte. Si ce que l'on dit des sentiments de l'armée est certain (et je le crois entièrement faux ou du moins bien exagéré), ne serait-il pas mieux de le dissimuler, de le déguiser, que de l'accréditer nous-mêmes ? Il en est de ces plaies comme de celles du corps, qu'il faut cacher à l'oeil de l'ennemi, pour ne pas augmenter sa confiance. On nous propose de partir au milieu de la nuit ; c'est sans doute pour donner aux malveillants plus de hardiesse. De tels desseins sont entravés par la crainte ou la honte : la nuit leur est favorable. Non, je ne suis ni assez téméraire pour attaquer un camp sans aucun espoir, ni assez timide pour m'abandonner et me trahir moi-même ; je préfère tenter tout autre moyen, et je me flatte d'être bientôt d'accord avec vous sur le parti qui nous reste à prendre».

XXXII. Le conseil s'étant séparé, Curion assemble les soldats. Il leur rappelle «l'affection qu'ils témoignèrent à César devant Corfinium, et comment leur zèle et leur exemple lui ont soumis une grande partie de l'Italie. Toutes les villes municipales, dit-il, imitèrent votre conduite ; et ce n'est pas sans raison que César vous aime autant que les autres vous haïssent. Votre démarche força Pompée à quitter l'Italie sans combat : César a confié à votre foi, avec ma personne qui lui est chère, la Sicile et l'Afrique, sans lesquelles il ne peut conserver Rome et l'Italie ; cependant nos ennemis vous exhortent à nous abandonner. Peuvent-ils, en effet, rien souhaiter avec plus d'ardeur que de nous perdre, en même temps qu'ils vous lieraient par le crime ? ou que peut désirer leur colère, sinon de vous voir trahir ceux qui pensent tenir tout de vous, pour tomber aux mains de ceux qui vous doivent leur perte ? Ne savez-vous pas les exploits de César en Espagne ? deux armées mises eu fuite ? deux généraux vaincus ? deux provinces soumises ? tout cela dans l'espace de quarante jours, dès son arrivée devant l'ennemi ? Ceux qui n'ont pu tenir avec toutes leurs forces résisteront-ils après leur défaite ? Vous qui avez suivi César quand la victoire était incertaine, suivrez-vous le parti vaincu lorsque la fortune a prononcé, et que vous allez recueillir le fruit de vos services ? Ils se disent trahis et délaissés par vous, et vous parlent de votre ancien serment ; mais qui le premier s'est retiré ? vous ou L. Domitius ? Vous étiez prêts à tout souffrir pour lui ; il vous a rejetés. N'a-t-il pas, à votre insu, cherché son salut dans la fuite ? n'est-ce pas lui qui vous a trahis, et César qui vous a sauvés ? pouvait-il vous tenir encore sous le lien du serment, quand lui-même, ayant abdiqué le commandement et les faisceaux, simple particulier et captif, il était au pouvoir d'un autre ? Un nouvel engagement subsiste : irez-vous l'oublier pour un autre dont vous a délié la soumission d'un chef qui n'est plus maître de sa personne ? Mais peut-être, contents de César, avez-vous quelque chose à me reprocher. Je ne vous vanterai pas mes services ; ils sont bien au-dessous de mes intentions et de votre attente ; mais, enfin, c'est de l'événement de la guerre que le soldat attend la récompense, et l'issue de celle-ci ne peut vous paraître douteuse. Et pourquoi, d'ailleurs tairais-je notre vigilance, nos succès, notre fortune ? n'est-ce rien que d'avoir amené ici l'armée saine et sauve, sans perdre un seul navire ? Avez-vous regret qu'à notre arrivée, dès le premier choc, j'aie dispersé la flotte des ennemis ? que, deux fois en deux jours, leur cavalerie ait été défaite ? que, du port même et de la rade ennemie, j'aie enlevé à nos adversaires deux cents vaisseaux chargés, leur coupant ainsi les vivres et sur terre et sur mer ? Répudierez-vous de tels chefs et de tels succès, pour accepter en échange la honte de Corfinium, les frayeurs de l'Italie, la perte des Espagnes, et les tristes préludes de la guerre d'Afrique ? Je voulais être appelé soldat de César, et vous m'avez nommé imperator. Si vous regrettez cette faveur, reprenez-la : rendez-moi mon nom, afin qu'on ne dise pas que vous ne m'avez honoré que pour me faire injure».

XXXIII. Les soldats, émus de ces paroles, l'avaient souvent interrompu : ils semblaient ne supporter qu'avec une vive douleur ce soupçon d'infidélité. Lorsqu'il se retira, tous le prièrent de compter sur eux, de ne pas hésiter à livrer bataille, et de mettre à l'épreuve leur fidélité et leur courage. Curion, remarquant ce changement des esprits, se détermina volontiers à saisir la première occasion d'engager le combat. Dès le lendemain, il fit sortir ses troupes et les rangea dans le même lieu que les jours précédents. Attius Varus ne tarda pas à l'imiter, ne voulant pas manquer l'occasion soit de débaucher les soldats de Curion, soit de combattre dans une position avantageuse.

XXXIV. Entre les deux armées était, comme on l'a dit, un vallon assez peu spacieux, et d'une pente raide et difficile. Chacun attendait que l'ennemi le traversât, afin de combattre avec avantage. On vit partir de l'aile gauche de Varus et descendre dans le vallon toute sa cavalerie entremêlée d'infanterie légère. Curion y envoie la sienne, avec deux cohortes de Marruciniens : les cavaliers ennemis ne purent en soutenir le choc, et s'enfuirent en toute hâte. Leur infanterie, ainsi délaissée, était enveloppée et taillée en pièces : toute l'armée de Varus était témoin de ce désastre. Alors Rebilus, lieutenant de César, et que Curion avait amené avec lui de Sicile par estime pour ses talents militaires : «Curion, dit-il, tu vois l'ennemi troublé ; que tardes-tu à saisir l'occasion ?» Curion dit seulement aux soldats de se rappeler ce qu'ils lui ont promis la veille, leur ordonne de le suivre, et s'élance en avant. La pente du vallon était si raide, que les premiers ne pouvaient monter aisément sans être soutenus. Mais les soldats de Varus, encore préoccupés de leur crainte, de la fuite et du massacre des leurs, ne songeaient pas à se défendre, et se croyaient déjà enveloppés par notre cavalerie. Ainsi, sans attendre notre approche, avant même qu'on fût à la portée du trait, toute cette armée tourna le dos, et se retira dans son camp.

XXXV. Pendant cette déroute, un certain Fabius, Pélignien, des derniers rangs de l'armée de Curion, ayant atteint la tête des fuyards, cherchait Varus et l'appelait à haute voix, feignant d'être un de ses soldats, et de vouloir lui donner quelque avis. Celui-ci, s'entendant plusieurs fois nommer, regarde, s'arrête, et lui demande qui il est et ce qu'il veut. Le soldat lui porte un coup d'épée sur 1'épaule qui était découverte, et l'eût tué, si Varus n'eût paré le coup avec son bouclier. Fabius, enveloppé par des soldats qui étaient près de lui, est égorgé par eux. La foule énorme des fuyards obstrue les portes du camp et encombre le passage ; ils s'y étouffent, et y périssent en plus grand nombre que dans le combat ou dans la fuite. Peu s'en fallut que le camp ne fût forcé, et même plusieurs, sans s'arrêter, coururent droit à Utique. Mais la nature du terrain où le camp était placé, les fortifications, la difficulté des abords, l'absence des machines nécessaires à l'attaque d'un camp (car nos soldats n'étaient armés que pour le combat), tout détermina Curion à ramener ses troupes sans avoir fait d'autre perte que celle de Fabius. Les ennemis eurent environ six cents morts et mille blessés : ceux-ci, ainsi que plusieurs autres qui feignirent de l'être, quittèrent le camp par frayeur après la retraite de Curion, et se réfugièrent dans la ville. Varus, voyant que la frayeur était générale, ne laissa dans le camp qu'un trompette et quelques tentes pour faire illusion à l'ennemi, et vers la troisième veille il fit rentrer sans bruit ses troupes dans Utique.

XXXVI. Le lendemain, Curion résolut d'assiéger la place, et fit commencer la circonvallation. La ville était remplie d'une multitude qu'une longue paix avait rendue inhabile aux armes ; les habitants étaient attachés à César par quelques bienfaits : l'assemblée se composait d'éléments divers ; les combats précédents avaient répandu la terreur : aussi tous parlaient hautement de se rendre, et suppliaient P. Attius de ne pas les perdre par son opiniâtreté. Pendant ce temps vinrent des envoyés de Juba, qui, annonçant l'arrivée de ce roi à la tête de forces considérables, exhortaient la ville à se défendre. Cette nouvelle rassura les esprits.

XXXVII. Curion en reçut avis ; mais il fut quelque temps sans y ajouter foi, tant était grande sa confiance ! Déjà le bruit des succès de César en Espagne s'était répandu en Afrique. Enflé de ces avantages, Curion ne pensait pas que le roi osât rien entreprendre contre lui ; mais quand il sut, par des rapports certains, que cette armée n'était plus qu'à vingt-cinq milles d'Utique, il quitta ses retranchements et se retira dans le camp Cornélien. Il commença par y rassembler des vivres, y ajouta des fortifications, y fit transporter des matériaux, et sur-le-champ il envoya en Sicile pour demander les deux légions et le reste de la cavalerie. Dans cette position, il lui était facile de traîner la guerre en longueur : tout le favorisait, le terrain, les retranchements, le voisinage de la mer, de l'eau douce, et du sel que les salines voisines fournissaient en abondance : les arbres des environs donnaient une grande quantité de bois, les campagnes étaient couvertes de blé. Curion résolut donc, d'accord avec tous les siens, d'attendre le reste de ses troupes et de traîner la guerre en longueur.

XXXVIII. Tout étant ainsi réglé et convenu, des transfuges de la ville viennent dire à Curion que Juba était retenu dans ses Etats par quelque guerre contre des peuples voisins et par les querelles des habitants de Leptis ; mais que Sabura, son lieutenant, envoyé avec peu de troupes, s'avançait vers Utique. Se fiant témérairement à ces rapports, Curion change d'avis et se décide à livrer bataille. Tout l'entraîne à cette résolution, l'ardeur de la jeunesse, son intrépidité, les succès précédents, l'espérance de la victoire. Ce parti pris, à l'entrée de la nuit il envoie toute sa cavalerie vers la rivière de Bagrada, au camp ennemi que commandait Sabura, dont nous avons parlé plus haut. Le roi suivait avec toutes ses troupes, et n'était éloigné que de six milles de son lieutenant. Cependant la cavalerie de Curion, ayant marché toute la nuit, attaque et surprend l'ennemi ; car les Numides, selon l'usage des Barbares, campent dispersés et sans ordre. Un grand nombre fut tué dans le sommeil ; le reste s'effraya et prit la fuite. Après cette expédition, notre cavalerie retourna vers Curion ; emmenant avec elle ses prisonniers.

XXXIX. Curion s'était mis en marche avec toutes ses troupes, dès la quatrième veille, laissant cinq cohortes à la garde du camp. A la distance de six milles, il rencontre sa cavalerie, et apprend les détails de l'action. Il demande aux prisonniers qui commande au camp de Bagrada ? Ils répondent, Sabura. Pressé d'achever sa route, il néglige les autres informations, et se tournant vers les plus proches enseignes : «Soldats, dit-il, voyez-vous comme le rapport des prisonniers s'accorde avec celui des transfuges ? le roi est loin ; il a envoyé si peu de troupes, qu'elles n'ont pu tenir contre quelques cavaliers. Courez donc au butin, à la gloire : vous recevrez enfin le prix de votre valeur, et vous aurez des preuves de notre reconnaissance». Ce qu'avait fait notre cavalerie était sans doute glorieux en soi-même, surtout si l'on comparait son petit nombre à la multitude des Numides : mais le penchant que tous les hommes ont à rehausser leur gloire lui faisait encore enfler cet avantage. On étalait en outre de nombreuses dépouilles, on montrait beaucoup de prisonniers : déjà le moindre délai semblait un larcin fait à la victoire. Ainsi l'ardeur des troupes secondait les espérances de Curion ; il ordonne aux cavaliers de le suivre, et hâte sa marche pour surprendre encore les ennemis sous le coup de la frayeur et dans le désordre de leur fuite. Ceux-ci, harassés des fatigues de la nuit, ne pouvaient suivre, et beaucoup d'entre eux furent forcés de rester en chemin. Rien de tout cela ne diminuait la confiance de Curion.

XL. Juba, instruit par Sabura de ce qui s'était passé dans le combat de nuit, lui envoie deux mille cavaliers espagnols et gaulois, qu'il avait coutume de tenir près de sa personne, avec un corps de sa meilleure infanterie ; lui-même suit lentement avec le reste de ses troupes et soixante éléphants : il se doutait bien que Curion arrivait à la suite de sa cavalerie. Sabura range toute son armée en bataille et lui recommande de céder peu à peu, et de reculer en simulant la frayeur. Il donnera le signal du combat quand il en sera temps, et les ordres nécessaires selon les circonstances. Curion, entretenu dans son espoir par cette frayeur apparente, croit que l'ennemi prend la fuite ; il quitte les hauteurs et descend dans la plaine.

XLI. Il s'avance à quelque distance, et, ses troupes étant épuisées de fatigue par une marche de seize milles, il s'arrête. Sabura donne le signal, range ses troupes, les encourage, court de rang en rang, mais il tient son infanterie en réserve ; la cavalerie seule marche au combat. De son côté, Curion ne reste pas inactif, et exhorte les siens à mettre tout leur espoir dans leur courage. L'ardeur guerrière ne leur manquait pas, quoique l'infanterie fût harassée, et que la cavalerie fût réduite alors à deux cents chevaux : le reste n'avait pu suivre. Partout où celle-ci chargeait, elle faisait plier l'ennemi ; mais elle ne pouvait ni poursuivre les fuyards, ni redoubler de vitesse. Bientôt la cavalerie ennemie commença à tourner nos deux ailes et à nous prendre en queue. Quand nos cohortes se détachaient, les Numides, frais et légers, évitaient le choc par la fuite, puis revenaient, et, les enveloppant tout à coup, les empêchaient de regagner leurs lignes. Ainsi l'on ne pouvait sans péril ni garder son poste et son rang, ni se porter en avant et tenter les hasards. L'armée ennemie s'augmentait incessamment des renforts envoyés par le roi : les nôtres tombaient de lassitude ; nos blessés ne pouvaient ni se retirer du combat, ni trouver de refuge, à cause de la cavalerie ennemie qui nous enveloppait de toutes parts. On les voyait donc, comme il arrive en ces extrémités, se désespérer, se plaidre d'une mort si misérable, et recommander leurs familles à ceux que la fortune sauverait du désastre. La consternation et le deuil étaient partout.

XLII. Curion, au milieu de l'alarme générale, voyant qu'on n'écoutait plus ses exhortations ni ses prières, prend le seul parti qu'il croit lui rester dans son désespoir, et ordonne à tous ses soldats de se saisir des hauteurs voisines et d'y porter les enseignes. La cavalerie de Sabura le prévient et s'en empare : les nôtres n'ont plus d'espérance ; les uns sont massacrés dans leur fuite par la cavalerie, les autres meurent avant d'avoir fait aucun effort. Cn. Domitius, préfet de la cavalerie, veillait autour de Curion avec quelques cavaliers : il le conjure de chercher son salut dans la fuite et de regagner le camp, lui promettant de ne pas l'abandonner. Curion répond que jamais, après la perte de l'armée que César lui avait confiée, il ne reparaîtra devant lui, et se fait tuer en combattant. Quelques cavaliers échappèrent ; ceux que nous avons dit être restés à l'arrière-garde pour faire reposer leurs chevaux, voyant de loin la déroute de toute l'armée, se retirèrent au camp sans aucun danger. Tous les fantassins périrent jusqu'au dernier.

XLIII. A la nouvelle de ce désastre, le questeur M. Rufus, que Curion avait laissé à la garde du camp, essaie de rassurer sa troupe. Tous le prient et le conjurent de les ramener par mer en Sicile. Il y consent, et ordonne aux pilotes de tenir les chaloupes prêtes sur le soir. Mais telle était l'épouvante, que les uns croyaient déjà voir Juba avec ses troupes : d'autres apercevaient Varus et la poussière s'élevant sous les pas de ses légions : et rien de cela n'était réel. Plusieurs s'imaginaient que la flotte ennemie allait survenir. Au milieu de cette frayeur, chacun ne songeait qu'à soi : ceux qui étaient sur la flotte se hâtaient de partir ; leur exemple excitait les pilotes des vaisseaux de charge à les suivre. Peu de chaloupes obéirent à l'ordre qui avait été donné ; et tel était l'empressement de la foule qui couvrait le rivage, que plusieurs esquifs furent submergés sous le poids des fugitifs ; les autres étaient retenus par la crainte d'un sort semblable.

XLIV. Il arriva de là que fort peu de légionnaires ou de citoyens furent reçus dans les navires, soit par grâce, soit par pitié, soit en les gagnant à la nage, et purent parvenir sains et saufs en Sicile : le reste des troupes députa cette nuit même des centurions à Varus, et se rendit à lui. Le lendemain, Juba, apercevant ces cohortes sous les murs de la ville, dit que ces prisonniers lui appartenaient, et en fit égorger une grande partie ; il en choisit un petit nombre qu'il envoya dans ses Etats. Tandis que Varus se plaignait de cette violation de la foi jurée, mais n'osait faire résistance, Juba entra dans Utique à cheval, suivi d'une foule de sénateurs, au nombre desquels étaient Serv. Sulpicius et Licinius Damasippus. Il y resta quelques jours pour donner ses ordres ; après quoi, il reprit le chemin de son royaume avec toutes ses troupes.


Traduction de Nicolas-Louis Artaud (1828)