I. César tint l'assemblée des comices en
qualité de dictateur. Il y fut élu consul avec
P. Servilius ; on était dans l'année où
les lois lui permettaient de parvenir à cette charge.
Les comices terminés, comme dans toute l'Italie le
crédit était embarrassé et que les
dettes n'étaient pas payées, il ordonna qu'on
nommât des arbitres pour faire l'estimation des meubles
et immeubles d'après le prix où ils
étaient avant la guerre, et pour les donner en
paiement aux créanciers. Il crut ce moyen très
propre à calmer et à diminuer les craintes
d'une abolition des dettes, suite ordinaire des troubles et
des discordes civiles, et à conserver aux
débiteurs leur crédit. De plus, sur la demande
qui en fut faite au peuple par les préteurs et les
tribuns, il rétablit dans leurs droits plusieurs
citoyens qui avaient été condamnés pour
brigue, en vertu de la loi portée par Pompée,
au temps où il était dans Rome avec ses
légions. Ces jugements avaient été
rendus à la hâte en un jour par des tribunaux
où les juges qui prononçaient la peine
étaient autres que ceux qui entendaient la cause.
Comme ces citoyens lui avaient offert leurs services
dès le commencement de la guerre, César ne
voulait pas moins les récompenser de leur zèle
que s'il en eût fait usage, puisqu'ils s'étaient
mis à sa disposition ; mais il pensait qu'ils devaient
tenir du peuple cette faveur avant de la recevoir de
lui-même. S'il craignait de paraître ingrat, il
ne craignait pas moins d'être taxé d'arrogance
en prévenant le peuple dans la concession d'une
pareille faveur.
II. Après avoir employé onze jours tant
à ces arrangements qu'à la
célébration des féries latines et
à la tenue des comices, il se démet de la
dictature, part de Rome et se rend à Brindes. Il avait
ordonné à douze légions et à
toute la cavalerie de se rassembler dans cette ville ; mais
il trouva si peu de vaisseaux, qu'il put à peine
embarquer quinze mille fantassins et cinq cents chevaux. Cela
seul l'empêcha de terminer promptement la guerre.
D'ailleurs, ces légions mêmes étaient
fort affaiblies par leurs guerres dans la Gaule et par leurs
longues marches depuis l'Espagne. Au sortir du climat salubre
de ces deux pays, elles avaient senti l'influence maligne de
l'automne à Brindes et en Apulie, et des maladies
s'étaient répandues dans toute
l'armée.
III. Pompée avait eu une année entière
de repos pour faire ses préparatifs. Libre des soins
de la guerre étrangère, il avait tiré
une flotte considérable de l'Asie, des îles
Cyclades, de Corcyre, d'Athènes, du Pont, de Bithynie,
de Syrie, de Cilicie, de Phénicie, d'Egypte ; partout
il avait fait construire de nombreux vaisseaux ; de fortes
contributions avaient été imposées
à l'Asie et à la Syrie, à tous les rois,
aux princes, aux tétrarques, aux peuples libres de
l'Achaïe ; les compagnies des provinces dont il
était maître avaient dû également
fournir de grosses sommes.
IV. Il avait formé neuf légions de citoyens
romains : cinq qu'il avait amenées avec lui d'Italie ;
une de vétérans de Sicile, qu'il nommait
gemella, parce qu'elle était formée de
deux autres ; une de Crète et de Macédoine,
composée de vétérans, qui,
licenciés par les anciens généraux,
s'étaient établis dans ces provinces ; deux
autres enfin, que le consul Lentulus avait levées en
Asie. Les troupes nombreuses tirées de la Thessalie,
de la Béotie, de l'Achaïe, de l'Epire, avaient
été incorporées dans les légions,
et servaient à les compléter. Il y mêla
aussi les débris de l'armée d'Antoine. Il
attendait encore deux légions que Scipion lui amenait
de Syrie. Il avait trois mille archers de Crète, de
Sparte, du Pont, de la Syrie, et d'autres royaumes ; deux
cohortes de frondeurs de six cents hommes chacune ; sept
mille chevaux, dont six cents furent amenés de la
Gaule par Dejotarus, cinq cents de la Cappadoce par
Ariobarzane ; autant de la Thrace, envoyés par Cotys
et commandés par Sabla, son fils ; deux cents lui
étaient venus de Macédoine sous les ordres de
Phascypolis, renommé pour sa vaillance ; le fils de
Pompée avait amené avec la flotte cinq cents
cavaliers gaulois et germains, que Gabinius avait
laissés à Alexandrie pour la garde de
Ptolémée, et huit cents levés parmi ses
esclaves et ses pâtres. Tarcondarius Castor et
Donilaüs en avaient fourni trois cents de la Galatie ;
le premier vint lui-même avec son armée ; le
second envoya son fils. Deux cents furent envoyés de
la Syrie par Antiochus de Comagène, qui avait de
grandes obligations à Pompée ; la plupart
étaient des archers à cheval. Venaient encore
des Phrygiens, des Bessiens, soudoyés ou volontaires ;
des Macédoniens, des Thessaliens, et des gens d'autres
pays, formant le nombre que nous avons indiqué plus
haut.
V. Il avait tiré de grands approvisionnements de
vivres de la Thessalie, de l'Asie, de l'Egypte, de
Crète, du pays de Cyrène et d'autres
contrées. Son dessein était de passer l'hiver
à Dyrrachium, à Apollonie, et dans les autres
villes maritimes, afin de fermer à César le
passage de la mer ; aussi avait-il disposé sa flotte
sur toute la côte. Le fils de Pompée commandait
les vaisseaux d'Egypte ; D. Lélius et C. Triarius ceux
d'Asie ; C. Cassius ceux de Syrie ; C. Marcellus et C.
Coponius ceux de Rhodes ; Scribonius Libon et M. Octavius
ceux de Liburnie et d'Achaïe : le commandement
général de la flotte appartenait à M.
Bibulus ; il en dirigeait seul toutes les
opérations.
VI. A son arrivée à Brindes, César
harangua les soldats ; il leur dit que «puisqu'ils
touchaient au terme de leurs travaux et de leurs
périls, ils ne devaient pas craindre de laisser en
Italie leurs esclaves et leurs bagages ; qu'ils
s'embarqueraient avec moins d'embarras et en plus grand
nombre ; qu'ils pouvaient tout attendre de la victoire et de
sa libéralité». Tous
s'écrièrent qu'il donnât des ordres,
qu'on se plairait à les suivre. Le lendemain,
quatrième jour de janvier, il leva l'ancre avec sept
légions, et le jour suivant il prit terre. Il n'osait
approcher des ports, les croyant tous occupés par
l'ennemi. Au milieu des écueils et des rochers qui
bordent les côtes des monts Cérauniens, il
trouva une rade assez sûre ; et débarqua ses
troupes dans un endroit nommé Pharsale, sans avoir
perdu un seul vaisseau.
VII. Lucretius Vespillo et Minucius Rufus étaient
alors à Oricum avec dix-huit vaisseaux de la flotte
d'Asie, que D. Lélius avait mis sous leurs ordres, et
M. Bibulus était à Corcyre avec cent dix
navires. Mais les premiers n'osèrent paraître,
quoique César n'eût que douze galères,
dont quatre seulement étaient pontées ; et
Bibulus ne put assez tôt mettre à la voile et
rassembler ses rameurs. César était sur le
rivage avant que le bruit de son approche se fût
répandu dans ces contrées.
VIII. César, après avoir débarqué
ses troupes, renvoya la même nuit ses vaisseaux
à Brindes, pour prendre le reste des légions et
la cavalerie. Son lieutenant Fufius Catenus était
chargé de ce soin et devait faire diligence ; mais les
vaisseaux, étant partis trop tard et ayant
manqué le vent, essuyèrent cette fois un
échec. Bibulus, apprenant à Corcyre
l'arrivée de César, était sorti dans
l'espoir de rencontrer encore quelques transports. Il trouva
ces vaisseaux vides, en prit trente, et, faisant tomber sur
eux le ressentissement de sa propre négligence, les
brûla tous avec les pilotes et les matelots, afin
d'effrayer les autres par ce sévère traitement.
Cela fait, il déploya sa flotte sur toute la
côte, depuis Salone jusqu'au port d'Oricum, et mit des
gardes partout, couchant lui-même à bord,
malgré la rigueur de l'hiver, et ne s'épargnant
ni travaux ni fatigue ; car il n'espérait point de
grâce s'il tombait entre les mains de
César.
IX. Quand la flotte liburnienne eut quitté la mer
d'Illyrie, M. Octavius vint avec la sienne à Salone.
Il y souleva les Dalmates et autres peuples barbares, et
détacha les habitants d'Issa du parti de César.
Il n'en fut pas de même à Salone : ses promesses
ni ses menaces ne purent ébranler le conseil ; il
fallut mettre le siège devant la place. Cette ville
est, il est vrai, défendue par la nature du terrain et
par le coteau sur lequel elle est assise ; mais les citoyens
romains eurent bientôt élevé des tours de
bois. Affaiblis par de nombreuses blessures, trop faibles
pour résister seuls, ils eurent recours aux moyens
extrêmes, affranchirent tous les esclaves en âge
de porter les armes, et ayant coupé les cheveux de
toutes les femmes, ils en firent des cordes pour les
machines. Octavius, voyant leur résolution, forma cinq
camps autour de la place, l'investit et la pressa vivement.
Les assiégés, d'ailleurs résolus
à tout endurer, manquaient de vivres : ils
envoyèrent des députés pour en demander
à César, se résignant, du reste,
à supporter de leur mieux les autres maux. Cependant
la longueur du siège ayant rendu les ennemis moins
vigilants, les assiégés choisirent l'heure de
midi, temps où les soldats étaient
dispersés, mirent leurs femmes et leurs enfants sur le
rempart, pour ne pas laisser remarquer de changement, et,
formant une troupe avec les esclaves qu'ils avaient
affranchis, se jetèrent sur le premier camp d'Octavius
: ils le forcent ; du même choc ils emportent le
second, puis le troisième, le quatrième, tous
enfin ; ils chassent les ennemis, en tuent un grand nombre,
et forcent le reste et Octavius même à se
rembarquer. Telle fut l'issue de ce siège.
Déjà l'hiver approchait ; après tant de
pertes, Octavius, désespérant de prendre la
ville, se retira à Dyrrachium, auprès de
Pompée.
X. On a vu que L. Vibullius Rufus, préfet de
Pompée, fut deux fois pris par César, d'abord
à Corfinium, puis en Espagne, et deux fois
relâché. César crut que ce double
bienfait et le crédit de Rufus auprès de Cn.
Pompée le rendraient propre, plus que tout autre,
à lui porter des propositions de paix. César
disait, en somme, dans son message, «qu'ils devaient
l'un et l'autre mettre fin à leur querelle, poser les
armes et ne plus courir les chances de la fortune : leurs
pertes mutuelles devaient leur être une puissante
leçon pour en appréhender de nouvelles.
Pompée avait été contraint de quitter
l'Italie ; il avait perdu la Sicile, les deux Espagnes et,
dans ces pays, cent trente cohortes de citoyens romains. Lui,
il avait eu à regretter la mort de Curion,
l'échec de l'armée d'Afrique, la capitulation
de ses troupes à Corcyre. Qu'ils pensent enfin
à la république et à leur repos ; la
guerre les a assez instruits du pouvoir de la fortune. Le
meilleur moment de traiter de la paix est celui où les
deux partis semblent encore égaux en espérances
et en forces ; pour peu que la fortune se déclare, le
plus heureux ne voudrait plus d'arrangements ni de partage,
dès qu'il croirait pouvoir tout garder. Quant aux
conditions, puisqu'ils n'ont pu s'accorder encore, ils
doivent s'en remettre au jugement du sénat et du
peuple. En attendant, il convient à la
république et à eux-mêmes de s'engager
par serment et devant le peuple à licencier leurs
troupes dans l'espace de trois jours. Une fois qu'ils
auraient posé les armes et licencié leurs
auxiliaires, ils n'auraient plus l'un et l'autre qu'à
se conformer à la décision du peuple et du
sénat. Pour mieux convaincre Pompée, il
renverrait sur-le-champ toutes ses troupes de guerre et ses
garnisons».
XI. Vibullius, ayant reçu de César ces
instructions, crut qu'il n'était pas moins de son
devoir d'avertir Pompée de l'arrivée subite de
César, afin qu'il pût prendre ses mesures avant
d'entendre ses propositions. Il marcha donc jour et nuit,
prit des relais pour aller plus vite, et se rendit vers
pompée, pour l'informer que César
s'avançait avec toutes ses troupes. Pompée
était alors dans la Candavie : de cette partie de la
Macédoine à ses quartiers d'hiver son chemin
était par Apollonia et Dyrrachium. Mais à cette
nouvelle, il s'empressa d'aller à Apollonia, dans la
crainte que César ne s'emparât des villes
maritimes de cette côte. Celui-ci, après avoir
débarqué ses troupes, avait marché le
même jour sur Oricum. L. Torquatus, qui y commandait
pour Pompée avec une garnison de Parthéniens,
essaya de se défendre ; il fit fermer les portes, et
ordonna aux Grecs de prendre les armes et de border le
rempart. Mais ceux-ci refusèrent de combattre contre
le peuple romain : les habitants, de leur côté,
voulaient recevoir César. Dans cette
extrémité, Torquatus ouvrit les portes et se
rendit à César, qui ne lui fit aucun mal.
XII. Maître d'Oricum, César se dirigea
sur-le-champ vers Apollonia. A son approche, L. Staherius,
qui y commandait, fait porter de l'eau dans la forteresse,
s'y retranche, et demande aux habitants des otages. Ils les
refusent, disant qu'ils ne veulent pas fermer les portes au
consul, ni se prononcer contre les décisions de toute
l'Italie et du peuple romain. Staberius, lorsqu'il connut
leur intention s'enfuit secrètement. Ceux-ci
députent vers César, et le reçoivent
dans leurs murs. Bullis, Amantia, le reste des villes
voisines, tout l'Epire, imitent leur exemple, et envoient des
députés à César, pour lui
demander ses ordres.
XIII. Cependant Pompée, apprenant ce qui
s'était passé à Oricum et à
Apollonia, craignit pour Dyrrachium, et marcha jour et nuit
vers cette ville. Dès qu'on sut l'approche de
César, les troupes furent saisies de frayeur, et, dans
le désordre d'une marche si précipitée,
que la nuit n'avait point interrompue, presque toutes
abandonnèrent leurs enseignes en Epire et dans les
contrées voisines ; la plupart jetèrent leurs
armes : on eût dit une véritable déroute.
Pompée s'arrêta près de Dyrrachium,
où il campa : cependant son armée
n'était pas encore revenue de son effroi. Labienus, le
premier, s'avança vers Pompée, et jura de ne le
point quitter et de partager son sort, quel qu'il pût
être. Les autres lieutenants firent le même
serment, puis les tribuns, les centurions et toute
l'armée. César, se voyant prévenu
à Dyrrachium, ralentit sa marche, et campa sur les
pris de l'Apsus, aux environs d'Apollonia, pour couvrir les
villes qui avaient servi sa cause. Il résolut d'y
attendre le reste de ses légions d'Italie, et de
passer l'hiver sous les tentes. Pompée en fit autant ;
il campa sur l'autre rive, et y réunit toutes ses
troupes et ses auxiliaires.
XIV. Calenus, d'après l'ordre de César, avait
embarqué à Brindes l'infanterie et la cavalerie
sur tous les navires qu'il avait pu rassembler, et
s'était mis en mer : mais, à peine sorti du
port, il reçut des lettres de César qui
l'informaient que la flotte ennemie occupait les ports et
toute la côte. Sur cet avis, il rentra, et rappela tous
ses vaisseaux. Un seul ayant continué sa route contre
l'ordre de Calenus, parce qu'il ne portait point de troupes
et était soumis à une autorité
particulière, fut pris par Bibulus à la hauteur
d'Oricum. Tous ceux qui le montaient, esclaves, hommes
libres, enfants même, furent égorgés.
Ainsi l'armée entière dut son salut au hasard
d'un moment.
XV. Bibulus, comme il a été dit, était
devant Oricum avec sa flotte : mais, s'il fermait la mer
à César, celui-ci de son côté lui
interdisait toute communication avec la terre. Des gardes
avaient été placés sur toute la
côte : Bibulus ne pouvait avoir ni bois, ni eau, ni
abordage : sa position était très difficile.
Ses gens étaient forcés, dans leur
extrême détresse, de faire venir par mer, de
Corcyre, le bois et l'eau, ainsi que les vivres, par des
navires de charge ; il arriva même qu'ayant
été contrariés par les vents, il leur
fallut recueillir la rosée de la nuit sur les peaux
dont les vaisseaux étaient couverts. Ils supportaient
toutefois ces incommodités avec courage et
résignation, sans renoncer à la garde du rivage
et au blocus des ports. Cependant, au milieu de ces
extrémités, Bibulus, et Libon qui l'avait
rejoint, s'adressèrent, de leurs vaisseaux
mêmes, à M. Acilius et Statius Murcus,
lieutenants de César, dont l'un commandait dans la
ville et l'autre sur la côte, et
témoignèrent, si l'on voulait le leur
permettre, le désir de parler à César de
choses très importantes ; ils ajoutèrent
quelques mots propres à faire pressentir qu'il
s'agissait d'un accommodement. En même temps, ils
demandent une trève et l'obtiennent. Leurs
propositions paraissaient être de grande importance :
on connaissait les voeux ardents de César pour la
paix, et l'on crut que les instructions données
à Vibullius avaient produit quelque
résultat.
XVI. En ce moment César se trouvait à Buthrote,
vis-à-vis Corcyre ; il était parti avec une
légion pour recevoir la soumission des villes de
l'intérieur, et pourvoir à la
sûreté des vivres dont on était mal
approvisionné. Là, des lettres d'Acilius et de
Murcus lui apprirent la demande de Bibulus et de Libon.
Aussitôt il laisse sa légion, revient à
Oricum, et les fait appeler à une entrevue. Libon seul
s'y rend, et, sans excuser Bibulus, dit a que son
caractère emporté et ses ressentiments
personnels contre César, depuis leur
édilité et leur préture, l'avaient
engagé à ne point paraître, de peur de
compromettre par ses inimitiés un accommodement si
désirable et si utile. Il déclara «que
Pompée était et avait toujours
été très disposé à entrer
en arrangement et à poser les armes ; qu'à la
vérité ils n'avaient aucun plein pouvoir,
puisque, d'après l'avis du conseil, Pompée
était investi du droit de décider
souverainement de la guerre et de toutes choses, mais qu'une
fois instruits des volontés de César, ils les
feraient savoir à Pompée, et réuniraient
leurs instances. Ils demandaient que la trève
fût continuée et toute hostilité
suspendue jusqu'à leur retour». Il ajouta
quelques mots sur l'état de leurs forces et la justice
de leur cause,
XVII. César ne jugea pas à propos de
répondre alors ; il serait assez inutile de dire
aujourd'hui le motif de son silence. Il demanda seulement
«de pouvoir sans risque envoyer des
députés à Pompée ; qu'on leur
promît toute sûreté, ou qu'on voulût
bien les conduire vers lui. Quant à la trève,
le droit de la guerre est ainsi partagé entre eux,
que, s'ils empêchent ses vaisseaux et ses troupes de
venir le joindre, il peut bien, lui, de son
côté, leur fermer les ports et leur interdire
les approvisionnements d'eau. S'ils veulent qu'il se
relâche sur ce point, ils doivent à leur tour
lui laisser la mer libre ; s'ils persistent dans leur blocus,
il persistera dans le sien. Toutefois, quand même les
choses resteraient au même état, on n'en pouvait
pas moins traiter d'un accommodement : ce ne serait pas
là un obstacle». Libon ne voulut ni se charger
des députés de César, ni leur donner de
garantie, et renvoya le tout à Pompée ; il
n'insista que sur la suspension d'armes, et la sollicita avec
ardeur. César, voyant qu'ils n'avaient eu d'autre but,
en demandant cet entretien, que de se soustraire au danger et
à la détresse où ils se trouvaient, sans
rien proposer qui pût faire espérer aucun
arrangement sérieux, ne songea plus qu'à
continuer la guerre.
XVIII. Bibulus, souffrant beaucoup du froid et des fatigues,
et ne pouvant ni mettre pied à terre pour se faire
soigner, ni se résoudre à quitter son poste,
succomba à la force du mal. Après sa mort,
personne n'eut le commandement en chef : chacun gouverna sa
flotte à son gré. Vibullius, ayant
laissé calmer le premier trouble causé par
l'arrivée imprévue de César, voulut
remplir la mission que celui-ci lui avait confiée ;
mais à peine en eut-il dit quelques mots en
présence de Libon, de L. Lucceius et de
Théophanes, auxquels Pompée communiquait
ordinairement les affaires importantes, que ce dernier
l'interrompit et le fit taire. «Qu'ai-je besoin,
dit-il, ou de Rome ou de la vie, s'il faut que je paraisse en
être redevable à la
générosité de César ? Que
dirait-on ? je semblerais avoir été
ramené par grâce dans cette Italie que j'ai
quittée». Quand la guerre fut achevée,
César apprit ce discours de ceux mêmes qui
l'avaient entendu. Quoi qu'il en soit, il ne laissa pas de
tenter encore d'autres voies d'accommodement.
XIX. Les deux camps de César et de Pompée
n'étaient séparés que par l'Apsus ; les
soldats se parlaient souvent d'une rive à l'autre, et
il était convenu qu'aucun trait ne serait lancé
durant ces pourparlers. César envoya sur le bord
même du fleuve un de ses lieutenants, P. Aatinius, avec
ordre de faire ce qu'il croirait le plus favorable à
la paix, et de demander fréquemment à haute
voix «s'il ne serait pas permis aux citoyens d'envoyer
à leurs concitoyens deux députés pour
traiter de la paix, comme avaient pu le faire les fugitifs
des monts Pyrénées et les pirates, surtout
quand il s'agissait d'empêcher des concitoyens de
s'entr'égorger». Il pressa, supplia en homme
occupé du salut public et du sien propre ; les soldats
des deux partis l'écoutèrent en silence. On
répondit de la rive opposée que A. Varron
promettait de se rendre le lendemain à l'entrevue ; et
aussitôt on arrête le lieu où les
députés pourraient de part et d'autre
être envoyés en toute sûreté, et
proposer ce qu'ils jugeraient convenable : l'heure de
l'entrevue fut fixée. Le lendemain on s'y rend en
foule des deux côtés : chacun était dans
l'attente, et paraissait disposé à la paix. T.
Labienus, sortant de la foule, s'avance ; il commence son
discours d'un ton paisible ; bientôt il entre en
discussion avec Vatinius. Mais tout à coup, au milieu
de leur entretien, une grêle de traits lancés de
tous côtés les sépare. Vatinius en fut
garanti par les boucliers de ses soldats ; mais plusieurs
furent blessés, entre autres Cornelius Balbus, M.
Plotius, L. Tiburtius, centurions, et quelques soldats.
«Cessez, dit alors Labienus, de parler de la paix ;
elle ne peut se faire entre nous qu'au prix de la tête
de César».
XX. Dans ce même temps, le préteur M. Celius
Rufus, prenant à Rome la défense des
débiteurs, avait, dès son entrée en
charge, établi son tribunal près du
siège de G. Trebonius, préteur de la ville, et
promettait de soutenir quiconque en appellerait à lui
de l'estimation et des payements ordonnés par les
arbitres que César avait institués avant son
départ. Mais l'équité même du
décret et la modération de Trebonius, qui
mettait dans l'exécution toute la douceur convenable
aux circonstances, ne laissèrent aucun prétexte
aux réclamations. S'excuser de ses dettes sur sa
pauvreté, sur le malheur des temps, sur ses pertes, ou
sur les difficultés de la vente, c'est
déjà de la petitesse mais quel nom donner
à l'impudence de ceux qui eussent avoué la
dette et prétendu conserver tout leur bien ? Il n'y
eut donc aucun appel, et Celius fut désapprouvé
de ceux même dont il embrassait la cause. Cependant, ne
voulant pas paraître reculer dans cette entreprise
honteuse, il proposa une loi qui accordait aux
débiteurs le sursis d'un an sans
intérêts.
XXI. Le consul Servilius et tous les magistrats s'y
opposèrent. Célius, voyant que le succès
ne répondait pas à son attente, essaya de
ranimer les esprits ; et, au lieu de cette première
loi, il en proposa deux autres : l'une, qui dispensait les
locataires du payement des loyers de l'année ;
l'autre, qui abolissait les dettes : aussitôt la
multitude s'étant précipitée sur C.
Trebonius, l'arrache de son tribunal ; plusieurs citoyens
sont blessés. Le consul Servilius en lit son rapport
au sénat, et le sénat interdit à Celius
toute fonction publique. En vertu de ce décret, le
consul lui défendit l'entrée du sénat,
et le fit descendre de la tribune quand il voulut haranguer
le peuple. Outré de honte et de dépit, il
feignit publiquement de se rendre auprès de
César ; mais en secret il envoya des émissaires
à Milon, alors exilé pour le meurtre de
Clodius. Il l'appela en Italie, où il restait encore
à Milon quelques-uns de ces gladiateurs qu'il avait
employés à la célébration des
jeux, et l'envoya en avant dans le Thurinum pour y soulever
les pâtres. Pour lui, il alla à Casilinum. Mais
déjà on avait saisi à Capoue ses
enseignes et ses armes ; quelques-uns de ses esclaves
rassemblés à Naples avaient
éveillé les soupçons : on lui ferma
l'entrée de Capoue. Quand il vit que la ville avait
pris les armes et se préparait à le traiter en
ennemi, il s'effraya du péril, abandonna son projet,
et prit une autre route.
XXII. Milon, de son côté, écrivait aux
villes municipales qu'il ne faisait qu'exécuter les
ordres que Pompée lui avait transmis par Bibulus. Il
cherchait surtout à soulever ceux qu'il croyait
chargés de dettes. Ce moyen n'ayant point de
succès, il délivra de prison quelques esclaves,
et vint à leur tête assiéger Cosa, ville
du Thurinum. Le préteur Q. Pédius la
défendait avec une légion : une pierre
lancée du haut des murs frappa Milon et le tua. Quant
à Celius qui allait, disait-il, joindre César,
il arriva à Thurinum, où il chercha à
corrompre quelques habitants. Il promit même de
l'argent à des cavaliers gaulois et espagnols que
César y avait laissés en garnison ; mais
ceux-ci rejetèrent ses offres et le tuèrent.
Telle fut la prompte issue de ces troubles qui
alarmèrent un instant l'Italie : l'empêchement
des magistrats et l'embarras des circonstances eussent pu, en
effet, les rendre dangereux.
XXIII. Libon étant parti d'Oricum avec une flotte de
cinquante voiles qu'il commandait, vint à Brindes, et
s'empara d'une île située devant le port de
cette ville, persuadé qu'il valait mieux tenir le seul
passage par où nos vaisseaux pussent sortir, que de
garder tout les ports et toute la côte. Une
arrivée si subite jeta un grand effroi parmi nos
troupes. Il surprit quelques vaisseaux de charge qu'il
brûla, et emmena un navire chargé de blé.
Il débarqua pendant la nuit des soldats et des
archers, chassa notre poste de cavalerie, et il comptait si
bien sur le succès, qu'il écrivit à
Pompée «de mettre les autres vaisseaux à
sec et de les faire radouber, s'il le voulait, sa flotte
seule suffisante pour intercepter les convois de
César».
XXIV. Antoine était alors à Brindes. Plein de
confiance en la valeur des soldats, il garnit de claies et de
parapets environ soixante chaloupes de grands vaisseaux, les
fit monter par des hommes d'élite, et les distribua en
plusieurs endroits le long de la côte. Puis il envoya
à l'entrée du port deux trirèmes
construites à Brindes, comme pour exercer les rameurs.
Dès que Libon les vit s'avancer si hardiment, il
espéra les prendre, et détacha contre elles
cinq galères à quatre rangs de rames. A leur
approche, nos vétérans se retirèrent
vers le port ; les autres, entraînés par leur
ardeur, continuent imprudemment de les poursuivre. Tout
à coup, à un signal donné, les chaloupes
disposées par Antoine s'élancent de toutes
parts, et du premier choc s'emparent d'une galère avec
tout l'équipage, et obligent les autres à
prendre honteusement la fuite. Bientôt les postes de
cavalerie qu'Antoine tenait le long de la côte les
empêchèrent de faire de l'eau. Libon,
Pressé par la nécessité et par la honte,
leva le blocus et se retira.
XXV. Plusieurs mois s'étaient déjà
écoulés, et l'hiver approchait de sa fin ;
cependant les vaisseaux et les légions que
César attendait de Brindes n'arrivaient point.
César jugeait qu'on avait plusieurs fois
négligé des occasions favorables ; plus d'une
fois, du moins, on aurait pu profiter des vents : ces
délais donnaient à l'ennemi le temps de tout
préparer pour empêcher l'abordage. Pompée
ne cessait d'exciter les commandants de ses flottes, et leur
écrivait qu'ayant laissé passer César,
ils devaient au moins empêcher le reste de ses troupes
de le joindre. La saison approchait où les vents
seraient plus doux et moins favorables à la
rapidité des transports. En de telles circonstances,
César envoya à Brindes l'ordre précis de
mettre à la voile par le premier bon vent, de se
diriger vers la plage d'Apollonia, et de tout faire pour y
échouer. Cette côte était moins bien
gardée que les autres, parce que les ennemis n'osaient
se tenir loin de leurs ports.
XXVI. Les lieutenants de César, rappelant enfin leur
hardiesse et leur audace, pressés par M. Antoine et
Fulius Calenus, encouragés d'ailleurs par les soldats
qui ne se refusaient à aucun péril pour le
salut de César, mettent à la voile à la
faveur d'un vent du midi, et passent le lendemain à la
vue d'Apollonia et de Dyrrachium. Sitôt qu'on les
aperçut du rivage, C. Coponius, qui commandait la
flotte de Rhodes à Dyrrachium, la fit sortir du port,
et, le vent ayant baissé, les ennemis étaient
déjà près de nous, lorsque le même
vent du sud souffla avec plus de force et nous sauva.
Coponius n'en fut pas moins ardent à nous poursuivre :
il espérait triompher de la tempête par les
efforts de ses matelots, et déjà le vent nous
avait portés au delà de Dyrrachium, qu'il nous
suivait encore. Les nôtres, quoique secondés de
la fortune, craignaient l'attaque de la flotte, si le vent
venait à tomber. Ayant trouvé le port
appelé Nymphée, à trois milles au-dessus
de Lissus, ils y relâchèrent. Ce port, assez
sûr contre le vent du couchant, ne l'était pas
contre celui du sud ; mais on préféra les
dangers de la mer à ceux d'une rencontre avec la
flotte ennemie. A peine y fût-on entré, que, par
un singulier bonheur, le vent qui, depuis deux jours,
soufflait du sud, tourna subitement à l'ouest.
XXVII. On put voir alors un changement soudain de fortune.
Ceux qui craignaient naguère pour leur salut se
trouvaient dans un port sûr et tranquille ; ceux qui
les avaient menacés étaient réduits
à trembler pour eux-mêmes. Ainsi, le vent ayant
changé, la tempête garantit nos vaisseaux, et
dispersa la flotte rhodienne ; toutes ses galères, au
nombre de seize, échouèrent contre la
côte et périrent ; d'un grand nombre de rameurs
et de combattants, les uns furent écrasés
contre les rochers, les autres recueillis par nos troupes.
César renvoya dans leurs foyers tous ceux qu'on put
sauver.
XXVIII. Deux de nos vaisseaux, restés en
arrière et surpris par la nuit, ignorant la route que
les autres avaient tenue, restèrent à l'ancre
devant Lissus. Otacilius Crassus, qui commandait dans cette
ville, prépara contre eux beaucoup de petites barques
et de chaloupes pour les combattre ; en même temps il
les invitait à se rendre, et leur promettait toute
sûreté. L'un de ces navires portait deux cent
vingt soldats de nouvelles levées ; l'autre environ
deux cents vétérans. On vit alors de quelle
ressource peut être le courage. Les nouvelles recrues,
effrayées de forces si nombreuses, et
déjà lasses de la mer, se rendirent à
Otacilius, sous promesse qu'on ne leur ferait aucun mal. A
peine furent-elles amenées, qu'au mépris de son
serment il les fit toutes égorger sous ses yeux. Les
vétérans, au contraire, quoique
également fatigués de la tempête et de la
navigation, ne songèrent pas à démentir
leur ancienne valeur ; mais, feignant de vouloir capituler,
ils discutèrent, gagnèrent du temps, et
bientôt, à la faveur de l'obscurité, ils
obligent leur pilote à aller échouer sur la
côte : là ils prirent un poste avantageux, et y
passèrent le reste de la nuit. Au point du jour,
Otacilius envoya contre eux quatre cents cavaliers qui
gardaient cette partie de la côte, avec quelques
soldats de la garnison ; ils se défendirent
vaillamment, en tuèrent plusieurs, et rejoignirent nos
troupes sans aucune perte.
XXIX. Alors les citoyens romains établis à
Lissus, auxquels César avait confié cette
place, après l'avoir fait fortifier, reçurent
Antoine, et lui offrirent toute sorte de secours. Otacilius
effrayé s'enfuit de la place et se retira vers
Pompée. Antoine mit ses troupes à terre : elles
se composaient de trois légions de
vétérans, d'une autre nouvellement
levée, et de huit cents chevaux. Il renvoya ensuite la
plupart de ses vaisseaux en Italie, pour ramener le
resté des troupes : il retint à Lissus quelques
embarcations gauloises, afin que si Pompée cherchait
à profiter de l'absence des troupes en Italie pour y
passer, comme on l'assurait César eût le moyen
de l'y suivre. Eu même temps il s'empressa de le faire
avertir du lieu où il était
débarqué, et du nombre de soldats qu'il avait
amenés.
XXX. César et Pompée apprirent ces nouvelles
presque au même moment. Ils avaient vu la flotte passer
devant Apollonia et Dyrrachium, et avaient suivi par terre la
même direction ; mais tous deux ignoraient pendant les
premiers jours où les troupes avaient
débarqué. Dès qu'ils en eurent
connaissance, chacun de son côté prit ses
mesures, César pour joindre Antoine au plus vite,
Pompée pour s'opposer à leur jonction et
tâcher de les surprendre. Tous deux lèvent leur
camp le même jour et s'éloignent des bords de
l'Apsus, Pompée secrètement et de nuit,
César ouvertement et en plein jour. Mais César
était forcé de faire un long détour et
de remonter la rivière pour trouver un gué ;
Pompée qui avait le chemin libre et qui n'avait point
de fleuve à passer, marchait à grandes
journées contre Antoine, et, dès qu'il le sut
assez proche, il prit un poste avantageux, y plaça ses
troupes, les renferma toutes dans le camp et défendit
d'allumer des feux, afin de mieux cacher son arrivée.
Antoine en fut aussitôt averti par des Grecs. Il
dépêcha sur le champ vers César, et resta
tout un jour dans son camp : le lendemain César le
joignit. Dès qu'il le sut, Pompée, craignant
alors d'être enfermé entre deux armées,
se retira avec toutes ses troupes vers Asparagium, ville du
territoire de Dyrrachium, et y choisit une position
convenable pour camper.
XXXI. A cette époque, Scipion, pour prix de quelques
échecs essuyés vers le mont Amanus,
s'était adjugé le titre d'imperator.
Dès lors, il imposa de grandes sommes aux villes et
aux tyrans de ces contrées ; il exigea des receveurs
publics le payement de deux années qui étaient
échues, et l'avance de l'année suivante, par
forme d'emprunt ; toute la province dut lui fournir de la
cavalerie. Ces secours rassemblés, il laisse
derrière lui les Parthes, qui peu de temps auparavant
avaient tué M. Crassus, et tenu M. Bibulus
assiégé ; puis il retire de la Syrie sa
cavalerie et ses légions. Il trouva la province en
alarmes : on redoutait une irruption des Parthes ; les
soldats disaient assez hautement «qu'ils marcheraient
à l'ennemi si on les y menait, mais qu'ils ne
porteraient point les armes contre un citoyen ou un
consul». Scipion, pour se les attacher davantage, les
mit en quartier d'hiver à Pergame et dans les villes
les plus riches, leur lit de grandes largesses, et leur
accorda le pillage de plusieurs cités.
XXXII. Cependant les sommes imposées à toute la
province étaient exigées avec la plus grande
rigueur : la cupidité s'exerçait sous mille
formes diverses. On mit une taxe sur les esclaves comme sur
les hommes libres, sur les colonnes et sur les portes des
maisons : on demanda des fournitures de grains, des soldats,
des rameurs, des armes, des machines, des chariots. Tout ce
qui put avoir un nom devint le prétexte d'un
impôt. On établit des chefs, non seulement dans
les villes, mais dans presque tous les villages et les
châteaux : le plus dur et le plus cruel passait pour
l'homme le plus digne et le meilleur citoyen. La province
était remplie de licteurs, d'agents, d'exacteurs de
toute espèce, qui extorquaient des sommes pour leur
propre compte, outre celles qui étaient
imposées. Ils disaient que, chassés de leurs
maisons et de leur patrie, ils étaient
dénués de tout, couvrant ainsi d'un
prétexte honnête leur infâme conduite. A
ces impositions excessives se joignait encore
l'énormité des usures, trop ordinaire en temps
de guerre ; le délai d'un seul jour était
considéré comme une faveur. Aussi les dettes de
la province s'accrurent singulièrement pendant ces
deux années. Des contributions arbitraires n'en furent
pas moins imposées, non seulement aux citoyens romains
de cette province, mais à chaque corps, à
chaque ville ; on disait que c'était un emprunt
prescrit par le sénat : comme en Syrie, les publicains
durent faire l'avance du revenu d'une année.
XXXIII. Ce n'est pas tout. Scipion fit enlever à
Ephèse les trésors déposés depuis
tant d'années dans le temple de Diane, ainsi que
toutes les statues de la déesse. Il était
déjà dans le temple, accompagné de
plusieurs sénateurs qu'il avait appelés,
lorsqu'on lui remit des lettres de Pompée. Elles
l'avertissaient que César avait passé la mer
avec ses légions ; elles lui prescrivaient de tout
quitter et de ramener les troupes au plus tôt.
D'après ces ordres, il renvoya ceux qu'il avait
convoqués, fit ses préparatifs pour passer en
Macédoine, et partit peu de jours après. Cette
circonstance sauva le trésor d'Ephèse.
XXXIV. César, ayant joint l'armée d'Antoine,
retira d'Oricum la légion qu'il avait laissée
pour garder la côte, et résolut d'aller en avant
sonder les dispositions des provinces. Des
députés de Thessalie et d'Etolie vinrent
l'assurer que ces peuples étaient prêts à
recevoir ses ordres, s'il leur envoyait des troupes.
César dépêcha en Thessalie L. Cassius
Longinus avec la vingt-septième légion
nouvellement levée, et deux cents chevaux ; et C.
Calvisius Sabinus en Etolie, avec cinq cohortes et quelque
cavalerie. Ces contrées étant fort proches, il
leur recommanda instamment à tous deux de lui faire
passer des vivres. Il fit partir pour la Macédoine Cn.
Domitius Calvinus avec cinq cents chevaux et les
onzième et douzième légions. Ceux de
cette province qui habitaient la partie appelée libre,
lui avaient envoyé Ménédème, leur
chef, pour l'assurer des excellentes dispositions de tout le
pays.
XXXV. Calvisius, dès son arrivée, fut
très bien reçu des Etoliens, et se vit
maître de tout le pays par l'expulsion des garnisons de
Calydon et de Naupacte. Cassius arriva en Thessalie avec sa
légion. Il y trouva deux factions opposées, et
par conséquent des sentiments divers.
Hégésarétos, personnage dont la
puissance était ancienne, favorisait le parti de
Pompée ; Pétréius, jeune homme de haute
naissance, soutenait César de tous ses moyens et de
ceux de ses amis.
XXXVI. Domitius, à la même époque, arriva
en Macédoine ; tandis que toutes les villes
s'empressaient de lui envoyer des députés, on
annonça que Scipion approchait avec ses légions
: cette nouvelle saisit les esprits ; car on se fait d'avance
une grande idée de tout ce qui est inattendu. Scipion,
sans s'arrêter en aucun endroit de la Macédoine,
marcha rapidement contre Domitius ; mais, quand il en fut
à vingt milles, il changea tout à coup de route
et se porta contre Cassius Longinus, en Thessalie. Ce
mouvement fut si prompt, qu'on ne fut instruit de sa marche
que par sa présence. Pour n'être pas
retardé en chemin, il avait laissé M. Favonius
près du fleuve Haliacmon, qui sépare la
Macédoine de la Thessalie, avec huit cohortes et les
bagages, en lui ordonnant d'y construire un fort. En
même temps, la cavalerie du roi Cotys, qui ne cessait
de rôder aux environs de la Thessalie, parut à
la vue du camp de Cassius. Celui-ci, effrayé et
croyant voir la cavalerie de Scipion, qu'il savait être
proche, gagna les montagnes qui ceignent la Thessalie, et se
dirigea vers Ambracie. Scipion se hâtait de le suivre,
lorsqu'il apprit, par des lettres de M. Favonius, que
Domitius arrivait avec ses légions, et que Favonius ne
pourrait tenir, s'il n'était secouru. Cette nouvelle
fit changer à Scipion de route et de projet : il cessa
de suivre Cassius, et se hâta d'aller secourir
Favonius. Il marcha jour et nuit, et arriva si à
propos, que l'on aperçut à la fois les
éclaireurs de l'armée de Scipion, et la
poussière que soulevait celle de Domitius. Ainsi
Favonius dut son salut à la diligence de Scipion, et
Cassius dut le sien à l'habile manoeuvre de
Domitius.
XXXVII. Scipion resta deux jours campé près de
la rivière qui coulait entre son camp et celui de
Domitius ; le troisième jour, dès l'aurore, il
passa l'Haliacmon à gué, campa de ce
côté, et le lendemain il rangea ses troupes en
bataille à la tête du camp. Domitius
résolut, à cette vue, de former ses
légions et de combattre. Une plaine de six milles
séparait les deux armées : Domitius s'approcha
du camp ennemi ; mais Scipion ne voulut point
s'éloigner de ses retranchements. Domitius eut
beaucoup de peine à contenir ses troupes : ce qui
empêcha l'engagement, ce fut surtout un ravin
escarpé qui couvrait le camp ennemi et en rendait
l'accès fort difficile. Scipion, témoin de
cette ardeur des troupes et de leur empressement à
combattre, craignit d'être obligé le lendemain
de livrer bataille malgré lui, ou de se tenir
honteusement renfermé dans soit camp, après
avoir d'abord donné une si haute opinion de lui ; sa
marche téméraire finit par une retraite
honteuse : il repassa le fleuve, de nuit, à la
hâte et sans bruit, retourna au lieu d'où il
était venu, et campa près du fleuve sur une
hauteur. Peu de jours après, il dressa la nuit une
embuscade de cavalerie dans un endroit où nos soldats
allaient ordinairement au fourrage. Q. Varus, commandant de
la cavalerie de Domitius, y étant venu selon sa
coutume, ils sortirent tout à coup et se
montrèrent ; les nôtres soutinrent bravement le
choc, reprirent promptement leurs rangs, et se
jetèrent tous ensemble sur l'ennemi. Ils en
tuèrent environ quatre-vingts, mirent le reste en
fuite, et rentrèrent dans le camp avec perte de deux
hommes.
XXXVIII. Sur ces entrefaites, Domitius, espérant
attirer Scipion au combat, feignit de décamper faute
de vivres ; il donna le signal du départ selon la
coutume militaire, et, après une marche de trois
milles, il plaça ses troupes et sa cavalerie dans un
poste avantageux et couvert. Scipion, dis-posé
à le suivre, envoya à la découverte sa
cavalerie et une partie de son infanterie
légère, pour reconnaître la route ; mais
à peine se furent-elles avancées jusqu'aux
premières embuscades, que le hennissement des chevaux
excita leurs soupçons. Elles commencèrent
à se replier vers le corps d'armée ; à
ce mouvement de retraite, ceux qui les suivaient firent
halte. Les nôtres, se voyant découverts, sans
perdre le temps à attendre les autres,
enlevèrent deux esca-drons, parmi lesquels se trouva
M. Opimius, commandant de la cavalerie. Tout le reste de ces
escadrons fut tué, ou pris et mené à
Domitius.
XXXIX. On a vu que César avait retiré les
garnisons de la côte ; il laissa seulement trois
cohortes à Oricum pour la garde de la ville et des
galères venues d'Italie. Son lieutenant Acilius fut
chargé du commandement de la place ; il retira les
vaisseaux dans le fond du port, derrière la ville, et
les attacha à terre ; puis, faisant couler bas
à l'entrée du port un vaisseau de charge, il
relia à celui-ci un autre navire sur lequel il
éleva une tour qui devait fermer l'entrée du
port, et la garnit de soldats, pour la défendre contre
toute attaque imprévue.
XL. Le fils de Pompée, qui commandait la flotte
d'Egypte, sut ces dispositions. Il vint à Oricum,
releva à la remorque le vaisseau enfoncé, et
attaqua l'autre avec plusieurs vaisseaux garnis tous de
hautes tours. De là il dominait et combattait avec
avantage ; il envoyait sans cesse des troupes fraîches
pour relever celles qui étaient fatiguées ;
afin de partager nos forces, il attaquait à la fois la
ville par terre avec les échelles, par mer avec sa
flotte : les nôtres, accablés de fatigue et de
traits, furent obligés de se retirer dans les
chaloupes : Pompée se rendit ainsi maître du
vaisseau. En même temps il se saisit d'une hauteur que
la nature avait élevée de l'autre
côté de cette ville, où elle formait une
espèce d'île, et, à l'aide de leviers et
de cylindres, il fit glisser des galères à deux
rangs jusqu'au fond du port. Il assaillit ainsi des deux
côtés nos galères vides et à
terre, en prit quatre et brûla le reste. Cela fait, il
laissa D. Lélius, qu'il avait tiré de la flotte
d'Asie, et le chargea d'empêcher l'arrivage des convois
de Bullis et d'Amantia. Pour lui, il se rendit à
Lissus, attaqua dans le port trente vaisseaux de charge que
M. Antoine y avait laissés, et les brûla tous.
Il essaya aussi de prendre la ville ; mais les citoyens
romains qui en composaient le conseil la défendirent
de concert avec la garnison de César. Au bout de trois
jours, il se retira avec quelque perte, sans avoir pu
réussir.
XLI. César, informé que Pompée
était près d'Asparagium, y marcha avec ses
troupes, prit en chemin la ville des Parthiniens, où
Pompée avait une garnison, arriva le troisième
jour en Macédoine, et campa en présence de
l'ennemi. Le lendemain, il fit sortir toutes ses troupes, les
rangea, et présenta la bataille à
Pompée. Mais, voyant qu'il restait dans son camp, il
fit rentrer les légions et changea de dessein. Il
partit le jour suivant pour Dyrrachium, par un long
détour et par un chemin étroit et difficile,
dans l'espoir ou d'y attirer Pompée, ou de couper ses
communications avec cette place, où il avait
rassemblé ses vivres et toutes ses munitions de
guerre. Il ne se trompa point. Pompée ne
pénétra pas d'abord les intentions de
César ; il l'avait vu prendre un chemin opposé
: il crut que le besoin de vivres déterminait sa
retraite. Mais le lendemain, mieux instruit par ses coureurs,
il leva son camp, espérant le prévenir en
prenant un chemin plus court. César s'y attendait ; il
exhorta les troupes à soutenir courageusement la
fatigue, ne fit qu'une halte de quelques heures pendant la
nuit, et arriva le matin devant Dyrrachium, au moment
où l'on apercevait les premières troupes de
Pompée, et là il assit son camp.
XLII. Pompée, ainsi séparé de Dyrrachium
et déçu dans ses projets, prit une autre
résolution. Il alla camper sur une hauteur
appelée Pétra, qui formait une petite anse
où les vaisseaux étaient abrités contre
certains vents ; il ordonna d'y faire venir une partie de ses
galères, et d'apporter du blé et des vivres de
l'Asie et des pays qui étaient dans sa
dépendance. César, comprenant que la guerre
traînerait en longueur, et n'espérant plus rien
de ses convois d'Italie, parce que la flotte de Pompée
gardait soigneusement toute la côte, et que les
vaisseaux qu'il avait fait construire pendant l'hiver en
Sicile, en Gaule et en Italie, tardaient à venir,
envoya en Epire Q. Titius et L. Canuleius, son lieutenant,
pour avoir des vivres ; et comme ce pays était assez
éloigné, il établit des magasins en
différents lieux, ordonna aux villes voisines de
fournir des transports, et mit en réquisition tout le
blé qui pouvait être à Lissus, chez les
Parthiniens, et dans tous les châteaux. Il s'en trouva
fort peu ; le pays, montueux et stérile, ne consomme
ordinairement que des blés importés ; et
d'ailleurs Pompée y avait pourvu peu de jours avant,
en livrant les Parthiniens au pillage ; on avait
fouillé les habitations, et la cavalerie avait
enlevé tous les grains qu'elle y avait
trouvés.
XLIII. César régla alors ses dispositions
d'après la nature des lieux. Le camp de Pompée
était environné de collines hautes et
escarpées ; il commença par s'en saisir et y
plaça des gardes et des forts. De là, autant
que le terrain le permit, il fit tirer d'un fort à
l'autre des lignes de circonvallation pour enfermer
Pompée. Plusieurs motifs l'engageaient à agir
de la sorte ; le besoin urgent de vivres, le désir
d'en pouvoir faire venir de tous côtés avec
moins de risque, d'interdire le fourrage aux ennemis, de
rendre inutile, par ce moyen, leur cavalerie beaucoup plus
nombreuse que la sienne ; enfin de diminuer le crédit
de Pompée auprès des nations
étrangères, en apprenant à toute la
terre que César le tenait assiégé sans
qu'il osât combattre.
XLIV. Pompée ne voulait s'éloigner ni de la mer
ni de Dyrrachium, parce qu'il y avait rassemblé toutes
ses munitions de guerre, les traits, les armes, les machines,
et que sa flotte pouvait aisément lui amener des
vivres : mais il ne pouvait empêcher les travaux de
César que par un combat, et il ne voulait pas encore
s'y résoudre. Il ne lui restait d'autre ressource que
de donner à ses troupes le développement le
plus étendu, et d'occuper le plus d'espace possible,
afin de diviser les forces de César : c'est ce qu'il
fit. Il éleva vingt-quatre forts qui embrassaient une
enceinte de quinze mille pas de circuit. Le terrain, couvert
de champs ensemencés, fournissait à ses chevaux
d'abondants pâturages. Nos forts avaient
été liés entre eux par des lignes non
interrompues, afin que l'ennemi ne pût
pénétrer par aucun point ni nous attaquer par
derrière : les soldats de Pompée en firent
autant ; ils tirèrent à l'intérieur des
lignes continues qui empêchaient de
pénétrer dans leur enceinte, et de les prendre
par derrière ; mais ils avaient sur nous l'avantage
d'être plus nombreux, et d'avoir moins d'espace
à défendre. Quand César voulait
s'emparer d'une position, Pompée, sans en venir
à une action générale qu'il avait
résolu d'éviter, envoyait dans des postes
favorables une foule d'archers et de frondeurs, qui nous
blessaient beaucoup de monde. Nos soldats redoutaient ce
genre d'attaque, et presque tous, pour se garantir des
traits, s'étaient fait des tuniques de cuir ou de
pièces de diverses étoffes.
XLV. De part et d'autre, on se disputait vivement le moindre
poste, César pour resserrer Pompée,
Pompée pour s'étendre sur un vaste circuit de
collines. On se livrait dans ce but de fréquents
combats. Dans une de ces occasions, la neuvième
légion de César se saisit d'une hauteur, et
commença à s'y retrancher. Pompée
s'empara d'une colline opposée qui en était
voisine, et se mit à inquiéter nos
travailleurs, et comme notre poste offrait d'un
côté un accès facile, il fit avancer ses
archers, ses frondeurs, son infanterie légère,
ses machines, pour nous empêcher d'élever des
retranchements : nous ne pouvions à la fois travailler
et nous défendre. César, voyant ses troupes
exposées de toutes parts aux traits de l'ennemi,
résolut de quitter la place, et ordonna la retraite.
Mais il fallait descendre le coteau ; et l'ennemi
était d'autant plus ardent à nous harceler dans
notre marche, qu'il semblait que la crainte seule nous
fît abandonner ce poste. C'est alors, dit-on, que
Pompée s'écria fièrement au milieu des
siens, «qu'il consentait à passer pour un
général inhabile, si les légions de
César se tiraient de ce mauvais pas sans un
extrême dommage».
XLVI. César, inquiet pour la retraite de son
armée, fit porter des claies au haut de la colline, en
face de l'ennemi, et, mettant les soldats sous cet abri, leur
ordonna de creuser un fossé d'une médiocre
largeur, et d'embarrasser partout le passage ; puis il
plaça des frondeurs dans des endroits favorables pour
protéger la retraite, puis donna le signal du
départ. Les ennemis n'en furent que plus insolents et
plus hardis à nous poursuivre et à nous presser
; ils renversèrent les claies qui bordaient les
retranchements, afin de franchir le fossé. A cette
vue, César, craignant que sa retraite n'eût
l'air d'une déroute, et qu'il n'en
résultât quelque échec, les arrêta
à la moitié du chemin, ordonna à Antoine
qui les commandait, de les exhorter, et fit sonner la charge.
Aussitôt les soldats de la neuvième
légion serrent les rangs, lancent le javelot,
remontent en courant vers les ennemis, les poussent
vigoureusement et les forcent è tourner le dos. Les
claies, les perches, les fossés gênent et
embarrassent leur fuite. Nos soldats, contents de se retirer
sans dommage après leur avoir tué bien du monde
et n'avoir perdu que cinq hommes, revinrent tranquillement,
et allèrent se saisir de quelques collines peu
éloignées de celle-ci, où ils se
retranchèrent.
XLVII. Le nombre des châteaux et des postes, la largeur
de l'enceinte, le système général
d'attaque et de défense, tout donnait à cette
manière de faire la guerre un aspect inusité et
nouveau : car, ordinairement, une armée en
assiège une autre quand celle-ci est affaiblie par la
perte d'une bataille ou par quelque autre échec, et
qu'elle est inférieure en forces : en l'investissant,
on a pour but de lui couper les vivres. Ici César,
avec des troupes moins nombreuses, enfermait une armée
encore intacte, abondamment pourvue de tout, dont les
vaisseaux amenaient des vivres de toutes parts ; si bien que
le vent, quel qu'il fût, ne pouvait leur être
défavorable à tous à la fois.
César, au contraire, avait consommé toutes les
subsistances qu'il avait pu se procurer et était
réduit à une extrême disette. Mais les
soldats supportaient ces maux avec une admirable patience ;
ils se souvenaient qu'en Espagne, l'année
précédente, ils avaient, malgré une
pareille détresse, terminé une grande guerre
par leur fermeté et leur constance ; ils se
rappelaient une semblable disette à Alise, une plus
grande encore à Avaricum, suivie bientôt des
plus glorieuses victoires remportées sur les plus
puissantes nations. Ils ne refusaient donc ni orge ni
légumes ; le bétail, que l'on tirait de l'Epire
en assez grande quantité, était leur mets le
plus précieux.
XLVIII. Une espèce de racine, appelée
chara, fut trouvée par les soldats qui avaient
servi avec Valerius. Mêlée avec du lait, elle
était d'un grand secours : ils en faisaient une sorte
de pain ; et cette plante était fort commune. Dans les
pourparlers avec les soldats de Pompée, quand ceux-ci
les raillaient sur leur misère, les nôtres leur
jetaient de ces pains pour rabattre leur espoir.
XLIX. D'ailleurs la moisson approchait, et l'espoir de se
voir bientôt dans l'abondance les consolait de leur
détresse. Souvent on entendait dire aux soldats dans
leurs veillées et dans leurs colloques «qu'ils
mangeraient plutôt l'écorce des arbres que de
laisser échapper Pompée». Ils savaient
par les déserteurs que les chevaux des ennemis
pouvaient à peine se soutenir, et que toutes les
bêtes de somme avaient péri ; que des maladies,
causées par l'étroit espace dans lequel ils
étaient resserrés et par l'infection que
répandait la multitude des cadavres, régnaient
dans leur camp ; accablés de travaux journaliers et
nouveaux pour eux, ils manquaient d'eau ; César avait
ou détourné ou comblé tous les
ruisseaux, toutes les sources qui allaient à la mer.
Comme le pays était montueux et inégal et
rempli de vallées étroites, il avait
entassé dans ces vallées des monceaux de terre
pour servir de digues et retenir les eaux : les ennemis
furent alors obligés de suivre les lieux bas et
marécageux, et d'y creuser des puits ; pouvelle
fatigue ajoutée à toutes les autres, sans
compter que les puits étaient souvent
éloignés de leurs postes, et bientôt
taris par la chaleur. Le camp de César, au contraire,
était sain, abondant en eau et en vivres ; le
blé seul manquait : mais chaque jour l'approche de la
moisson nous promettait des temps meilleurs et ranimait nos
espérances.
L. Dans ce nouveau genre de guerre, chacun inventait de
nouvelles manoeuvres. Ayant remarqué, à la
lueur des feux, que nos cohortes se tenaient la nuit
rassemblées près des retranchements, les
ennemis s'en approchaient sans bruit, lançaient leurs
flèches dans les groupes, et se retiraient
aussitôt. Nos soldats, avertis par l'expérience,
firent leurs feux en d'autres endroits que les postes
où ils se tenaient...
LI. Cependant P. Sylla, à qui César avait
laissé le commandement du camp pendant son absence,
instruit de ce qui se passait, fit marcher deux
légions au secours de la cohorte, et n'eut point de
peine à repousser les soldats de Pompée. Ils ne
purent soutenir notre vue ni notre choc : dès que les
premiers eurent été renversés, le reste
tourna le dos et prit la fuite ; mais Sylla rappela les
siens, et leur défendit de les poursuivre. Bien des
gens pensent que, s'il eût poussé ses avantages,
ce jour même eût pu terminer la guerre. On ne
saurait toutefois blâmer sa conduite : les devoirs d'un
lieutenant sont autres que ceux d'un général en
chef ; l'un ne peut s'écarter des ordres qu'il a
reçus, l'autre est libre de faire tout ce qu'il croit
utile au succès. Sylla, laissé par César
à la garde du camp, crut avoir assez fait en
dégageant ses troupes, et ne voulut point se soumettre
aux chances peut-être heureuses d'un combat par un
empiétement de pouvoir. La retraite était fort
difficile pour l'ennemi. Sorti d'un terrain
désavantageux, il avait gagné la hauteur : il
ne pouvait se retirer sans craindre d'être
attaqué à la descente par les nôtres
à qui leur position donnait un avantage marqué
; et déjà il ne restait plus que peu de temps
jusqu'au coucher du soleil ; car, dans l'espoir de
décider l'affaire, on avait combattu presque
jusqu'à la fin du jour. Pompée, prenant conseil
des circonstances et de la nécessité, se saisit
d'une hauteur assez éloignée de notre fort,
pour que les traits lancés par les machines ne pussent
y atteindre. Il s'arrêta dans cet endroit, s'y
retrancha, et y fit camper toutes ses troupes.
LII. Il s'était livré en ce même temps
deux autres combats. Pompée, pour faire diversion,
avait attaqué à la fois plusieurs de nos forts,
afin que nos quartiers ne pussent mutuellement se secourir.
Dans l'une de ces attaques, Volcatius Tullus soutint avec
trois cohortes l'effort d'une légion, et la repoussa ;
dans l'autre, nos troupes germaines firent une sortie,
tuèrent beaucoup d'ennemis, et se retirèrent
sans perte.
LIII. Il y eut donc six combats le même jour, trois
à Dyrrachium et trois aux retranchements ; et en
calculant les pertes de l'ennemi, on reconnut que
Pompée devait avoir perdu à peu près
deux mille hommes, au nombre desquels beaucoup de
vétérans et de centurions. De ce nombre fut L.
Valerius Flaccus, fils de celui qui avait été
préteur en Asie. Six enseignes tombèrent entre
nos mains ; et, dans tous ces combats, nous ne perdîmes
que vingt hommes. Mais, dans le fort, il n'y eut pas un
soldat qui ne fût blessé ; quatre centurions
d'une même cohorte perdirent les yeux. Et quand les
soldats voulurent rendre compte à César des
périls qu'ils avaient courus, ils lui
montrèrent environ trente mille flèches
ramassées dans l'enceinte ; on lui apporta le bouclier
du centurion Scéva, percé de cent vingt coups.
César, en récompense de ses glorieux services,
lui fit présent, tant en son nom qu'au nom de la
république, d'une somme de douze cents sesterces, et
l'éleva du huitième rang au premier ; car
c'était à lui surtout qu'était due
évidemment la conservation de ce fort. Toute cette
cohorte reçut double solde, double ration de
blé, et de nombreuses récompenes
militaires.
LIV. Pompée passa la nuit à s'environner de
nouveaux retranchements ; les jours suivants, il fit
construire des tours, et, ayant élevé le
rempart à la hauteur de quinze pieds, il couvrit des
parapets cette partie de son camp. Cinq jours après,
profitant d'une nuit obscure, vers la troisième
veille, il fit fermer les portes et toutes les avenues,
emmena ses troupes en silence, et rentra dans sa
première position.
LV. Nous avons dit que Cassius Longinus et Calvisius Sabinus
avaient reçu la soumission de l'Etolie, de l'Acarnanie
et d'Amphiloque. César, voulant s'étendre
davantage, fit une tentative sur l'Achaïe. Il y envoya
Fufius Calenus, et lui adjoignit C. Sabinus et Cassius, avec
leurs cohortes. A leur approche, Rutilius Lupus, qui
commandait en Achaïe au nom de Pompée, entreprit
de fortifier l'isthme pour leur en fermer l'entrée.
Cependant Delphes, Thèbes, Orchomène se
rendirent d'elles-mêmes à Fufius. Il emporta de
force quelques villes ; il lâcha d'attirer les autres
par des négociations au parti de César. Tels
étaient ses principaux soins.
LVI. Tous les jours suivants César rangea ses troupes
dans la plaine, et présenta la bataille à
Pompée : il s'approchait si près des
retranchements, que la première ligne n'en
était guère qu'à une portée de
trait. Pompée, pour maintenir sa réputation et
son prestige, faisait aussi sortir ses troupes ; mais il les
tenait si rapprochées du camp, que sa troisième
ligne y touchait, et que toutes pouvaient être
défendues par les traits lancés du
rempart.
LVII. Tandis que ces événements se passaient en
Achaïe et à Dyrrachium, César, ne pouvant
plus douter que Scipion ne fût arrivé en
Macédoine, et toujours animé du même
désir de la paix, lui envoya Clodius, leur ami commun,
que Scipion même lui avait autrefois donné et
recommandé, et que, depuis, César avait admis
à son intimité. Il lui donna des lettres et des
ordres, dont le sens était «que jusqu'ici
César avait tout fait pour amener la paix ; que sans
doute il fallait imputer le peu de succès de ses
démarches à la faute de ses envoyés, qui
avaient craint de prendre mal leur temps pour en parler
à Pompée ; mais que Scipion, grâce
à son crédit, pouvait proposer librement ce qui
lui semblait convenable, et même forcer la main
à Pompée, et le redresser s'il avait tort ;
qu'étant à la tête d'une armée qui
ne reconnaissait que ses ordres, il pouvait appuyer par la
force l'autorité de son nom ; qu'alors chacun lui
serait redevable du repos de l'Italie, de la paix des
provinces et du salut de l'empire». Clodius porta ces
instructions à Scipion. Les premiers jours on parut
l'écouter assez volontiers ; mais bientôt on
refusa de l'entendre : on sut depuis, après la guerre,
que Scipion avait été fortement
blâmé par Favonius. Clodius retourna donc vers
César sans avoir réussi.
LVIII. César, pour resserrer davantage la cavalerie de
Pompée à Dyrrachium et lui ôter les
fourrages, fortifia avec soin les deux passages
étroits dont nous avons parlé, et y fit
construire des forts. Pompée, voyant que sa cavalerie
lui devenait inutile, la fit embarquer quelques jours
après, et la renvoya au camp. Le manque de fourrage y
était si grand, qu'on nourrissait les chevaux de
feuilles d'arbre et de racines tendres de jonc pilées
: car tous les grains semés dans l'enceinte des postes
étaient consommés ; il fallait, par un long
trajet sur mer, faire venir des fourrages de Corcyre et
d'Acarnanie ; encore n'en avait-on pas suffisamment : on
était obligé, pour compléter les
rations, d'y ajouter de l'orge. Mais quand l'orge, le
fourrage, les racines, les feuilles même vinrent
à manquer, et que les chevaux tombèrent
d'inanition, Pompée résolut alors de tenter une
sortie.
LIX. Il y avait dans la cavalerie de César deux
frères Allobroges, Roscillus et Egus, fils
d'Abducillus, qui avait tenu longtemps le premier rang dans
sa nation ; ils étaient pleins de courage, et avaient
rendu de nombreux services à César dans toutes
les guerres des Gaule. César les en avait
récompensés en leur confiant, chez eux, les
charges les plus importantes ; il les avait fait admettre au
sénat malgré l'usage établi, leur avait
donné dans la Gaule des terres prises sur l'ennemi et
de grandes sommes d'argent ; enfin, il les avait
élevés de la pauvreté à
l'opulence. Leur valeur ne les faisait pas moins
chérir de l'armée qu'estimer de César :
mais les bontés du général leur
inspirèrent une arrogance folle et grossière ;
ils méprisaient leurs compatriotes, retenaient la paye
de leurs cavaliers, et détournaient à leur
profit tout le butin. Ceux-ci, irrités de ces
injustices, vinrent en corps s'en plaindre hautement à
César : ils les accusèrent, en outre, de
produire de faux états du nombre des cavaliers, et de
s'en attribuer la solde.
LX. César écarta l'accusation ; il ne crut pas
la circonstance favorable pour punir, et d'ailleurs il avait
beaucoup d'égards pour leur valeur ; il se contenta de
les reprendre en particulier de leur honteuse avarice ; il
les avertit de compter bien plutôt sur son affection,
et de juger de l'avenir par ses bienfaits passés.
Cette affaire ne laissa point de leur attirer la haine et le
mépris ; ils le comprirent aisément, tant par
les reproches d'autrui que par ceux de leur propre
conscience. Dans cette situation, la honte, et
peut-être la crainte que leur châtiment ne
fût que différé, les décida
à nous quitter et à chercher une nouvelle
fortune et d'autres alliances. Ils ne communiquèrent
leur complot qu'à un petit nombre de gens de leur
suite, et résolurent d'abord, comme on le sut par la
suite, de tuer C. Volusenus, préfet de la cavalerie,
afin de ne point venir vers Pompée sans lui apporter
quelque gage de leur zèle. Mais l'occasion ne se
présenta point ; l'entreprise parut trop difficile :
ils se bornèrent à emprunter le plus d'argent
possible, sous prétexte de restituer ce que l'on
réclamait d'eux ; ils achetèrent un grand
nombre de chevaux, et se rendirent au camp de Pompée
avec leurs complices.
LXI. Leur naissance, leur brillant équipage, leur
suite nombreuse, la quantité de chevaux qu'ils
amenaient avec eux, la faveur dont César les avait
honorés, leur réputation de courage, la
nouveauté de l'événement, tout leur
donnait de l'importance aux yeux de Pompée. Aussi il
les promena dans tous les postes, et affecta de les montrer
aux soldats ; car jusque-là on n'avait vu ni soldat ni
cavalier déserter le parti de César, tandis que
tous les jours il en arrivait à César du camp
de Pompée, surtout parmi ceux qui avaient
été tirés de l'Epire,de l'Etolie et des
autres contrées que César avait soumises. Ces
deux transfuges étaient instruits de tout ; ils
connaissaient les parties de nos retranchements qui
n'étaient pas achevées et celles que les gens
de l'art jugeaient faibles, le moment favorable pour
l'attaque, la distance des forts, la surveillance plus ou
moins exacte selon le caractère ou le degré de
zèle de chacun ; ils avaient tout redit à
Pompée.
LXII. Pompée, instruit de ces choses, et
déjà résolu à tenter une sortie,
ainsi qu'on l'a dit plus haut, ordonne à ses troupes
de couvrir leurs casques avec de l'osier et de se pourvoir de
fascines. Cela fait, il embarque de nuit, sur des chaloupes
et des esquifs, un corps nombreux d'infanterie
légère et d'archers, avec un amas de fascines ;
et, vers minuit, ayant tiré soixante cohortes de son
grand camp et de ses forts, il les mène vers cette
partie du camp de César, qui était voisine de
la mer et la plus éloignée du centre. Il envoie
au même lieu les chaloupes qu'il avait remplies
d'infanterie et d'archers, ainsi que les galères qu'il
avait à Dyrrachium, et donne à chacun ses
ordres. César avait établi dans ce poste le
questeur Lentulus Marcellinus avec la neuvième
légion, et lui avait donné pour second,
à cause du mauvais état de sa santé,
Fulvius Postumus.
LXIII. Ce poste était défendu par un
fossé de quinze pieds, et du côté de
l'ennemi, par un rempart qui avait dix pieds de haut et
autant de large. A six cents pas de là, du
côté opposé, était un autre
rempart un peu moins élevé. Quelques jours
auparavant, César, craignant d'être
enveloppé par les vaisseaux ennemis, avait
ordonné de faire cette double enceinte, afin qu'on
pût se mieux défendre, si le combat devenait
douteux. Mais l'étendue de la circonvallation, qui
avait dix-huit mille pas, jointe aux travaux continus de
chaque jour, ne permettait point de l'achever. La ligne qui
devait joindre ces deux retranchements, et se prolonger le
long de la mer, n'avait pu être finie. Pompée le
savait par les transfuges allobroges, et cette trahison nous
attira un cruel échec. Tandis que nos cohortes de la
neuvième légion étaient campées
près de la mer, les soldats de Pompée
arrivèrent dès le point du jour, et se
montrèrent tout à coup : les troupes venues par
mer lançaient leurs traits sur le rempart
extérieur, et comblaient le fossé de fascines ;
en même temps les légionnaires essayaient
d'escalader le rempart intérieur, et effrayaient les
nôtres avec des machines de toute espèce ; une
foule d'archers nous pressait des deux côtés.
Nous n'avions d'autres armes que des pierres, et les tissus
d'osier dont ils avaient garni leurs casques les en
garantissaient aisément. Nos soldats étaient
accablés et se défendaient avec peine.
Cependant les ennemis remarquent le défaut de
fortification dont nous avons parlé ; ils
débarquent entre les deux retranchements dont les
ouvrages étaient imparfaits, nous prennent en queue,
nous rejettent hors des remparts, et nous forcent à
tourner le dos.
LXIV. Marcellinus, averti de ce désordre, envoie un
renfort de cohortes ; mais celles-ci, apercevant les fuyards,
ne purent ni les rallier, ni soutenir seules le choc de
l'ennemi. Les troupes qu'on envoyait, entraînées
elles-mêmes dans la déroute, grossissaient
encore l'effroi et le péril, et ce grand nombre
d'hommes ne faisait qu'embarrasser la retraite. Dans ce
combat, le porte-aigle, blessé à mort et se
sentant défaillir, s'adresse à nos cavaliers :
«Tant que j'ai vécu, dit-il, j'ai soigneusement
défendu cette aigle ; aujourd'hui que je meurs, je la
remets à César avec la même
fidélité. Ne souffrez pas, je vous en conjure,
que notre gloire militaire reçoive un affront
inouï dans l'armée de César ; remettez-la
intacte entre ses mains». L'aigle fut sauvée
ainsi ; mais tous les centurions de la première
cohorte périrent, hormis le premier.
LXV. Déjà les soldats de Pompée,
après avoir fait un grand carnage des nôtres,
approchaient du camp de Marcellinus et jetaient
l'épouvante parmi le reste de nos troupes, quand on
vit M. Antoine, qui occupait le poste le plus voisin,
descendre des hauteurs avec douze cohortes. Son
arrivée retint l'ennemi, raffermit les nôtres et
les remit de leur extrême frayeur. Bientôt
César, averti, selon l'usage, par les feux
allumés dans les forts, arriva sur le même point
avec quelques cohortes des postes avancés.
Après avoir reconnu le dommage, il s'aperçut
que Pompée était sorti de ses retranchements,
et avait établi son camp le long de la mer, pour
communiquer avec sa flotte et avoir le fourrage libre :
alors, son premier plan ayant manqué, il changea de
système et se retrancha près de
Pompée.
LXVI. Les retranchements terminés, les
éclaireurs rapportèrent à César
qu'un certain nombre de cohortes, formant à peu
près une légion, étaient derrière
le bois, et se dirigeaient vers l'ancien camp. Telle
était la position des deux armées : les jours
précédents, la neuvième légion de
César s'étant opposée aux troupes de
Pompée, et retranchée, comme on l'a dit, sur
une hauteur voisine, y avait établi son camp. Ce camp
touchait à un bois, et n'était
éloigné de la mer que de quatre cents pas.
César changea ensuite d'avis pour certaines raisons,
et porta son camp un peu plus avant. Quelques jours
après, Pompée occupa ce même emplacement
; mais, comme il voulait y mettre plusieurs légions,
il laissa le retranchement intérieur, et en fit faire
un plus grand à l'entour. L'ancienne enceinte
enfermée dans une autre plus étendue lui tenait
lieu de fort et de citadelle. Il fit de plus tirer une ligne
d'environ quatre cents pas, depuis son aile gauche jusqu'au
fleuve, afin que les soldats plissent aller à l'eau
librement et sans danger. Mais bientôt, changeant aussi
d'avis pour des raisons inutiles à dire, il abandonna
ce poste. Ainsi ce camp était resté vide
plusieurs jours ; mais les fortifications en étaient
toujours demeurées entières.
LXVII. Les espions de César lui annoncèrent
qu'une légion se portait de ce côté, et
leur récit était confirmé par ce qu'on
découvrait du haut dés forts. Ce lieu se
trouvait à cinq cents pas de distance du nouveau camp
de Pompée. César crut pouvoir accabler cette
légion, et réparer ainsi l'échec de la
journée. Il laissa aux retranchements deux cohortes
pour faire démonstration, et il en prit avec lui
trente-trois, au nombre desquelles était la
neuvième légion, qui avait perdu beaucoup de
centurions et de soldats. Il partit par un chemin
détourné, le plus secrètement possible,
et marcha sur deux lignes vers le petit camp sur lequel la
légion de Pompée s'était dirigée.
Son attente ne fut pas trompée ; il arriva avant que
Pompée s'en fût aperçu, et, malgré
la hauteur des retranchements, l'aile gauche qu'il
commandait, ayant attaqué vivement l'ennemi, l'en
chassa. Les portes étaient fermées par une
herse : on y fut retenu quelque temps, malgré les
efforts des nôtres, par la vigoureuse défense
des ennemis, secondés par ce même T. Pulcion qui
avait, comme on l'a vu, trahi l'armée de C. Antoine.
Enfin, la valeur des nôtres triompha ; ils
coupèrent la herse, entrèrent dans le grand
camp, puis dans le fort qui y était enfermé et
lui servait de forteresse ; et comme l'ennemi s'y
était réfugié, on y tua quelques soldats
qui voulurent se défendre.
LXVIII. Mais la fortune, qui a,tant d'influence en toutes
choses, et surtout à la guerre, opère en un
instant des révolutions imprévues : on le vit
bien alors. Les cohortes de l'aile droite de César, ne
connaissant pas le terrain, suivirent le retranchement qui
s'étendait, comme il a été dit, depuis
le camp jusqu'au fleuve : elles crurent que c'était
celui du camp même dont elles cherchaient la porte.
Voyant ensuite qu'il touchait au fleuve, et qu'il
était sans défense, elles le
renversèrent, le franchirent, et toute notre cavalerie
suivit ces cohortes.
LXIX. Cependant, après un assez long temps,
Pompée averti de ce qui se passait, retira des travaux
sa cinquième légion, et marcha avec elle au
secours des siens : sa cavalerie s'approcha aussi de la
nôtre. Nos soldats, maîtres du camp, voyaient
l'armée ennemie s'avancer en bataille. En un moment
tout changea : la légion de Pompée,
rassurée par l'espoir d'un prompt secours, tint ferme
à la porte Décumane, et vint nous attaquer avec
impétuosité. Notre cavalerie, qui ne pouvait
monter au retranchement que par un passage étroit,
craignait pour sa retraite et commençait à
fuir. L'aile droite, séparée de la gauche,
voyant cette épouvante, se retira aussi par
l'ouverture qui avait servi de passage, de peur d'être
accablée dans les retranchements. La plupart, pour ne
pas s'engager dans le défilé, se jetaient dans
des fossés de dix pieds, où les premiers,
étant écrasés, faisaient de leurs corps
un pont pour les autres. L'aile gauche, qui du haut du
rempart voyait Pompée s'avancer et les nôtres
prendre la fuite, craignant d'être enveloppée
dans ce défilé étroit où elle
aurait l'ennemi au dedans et au dehors, songea à se
retirer par où elle était venue. Partout
régnaient l'effroi, le désordre, la fuite ; et
malgré la présence de César, qui
arrachait les enseignes aux mains des fuyards et leur
ordonnait de faire halte, les uns abandonnaient leurs chevaux
et continuaient à fuir, les autres jetaient les
enseignes par frayeur, et aucun ne s'arrêtait.
LXX. Dans ce désastre général, deux
choses empêchèrent l'entière destruction
de l'armée : d'abord Pompée, qui sans doute ne
s'attendait pas à ce succès, après avoir
vu, peu de temps auparavant, ses troupes chassées de
leur camp, craignit quelque embuscade, et hésita
à s'approcher des retranchements ; ensuite sa
cavalerie fut retardée par le passage étroit
des portes qu'occupaient nos soldats. Ainsi les plus petites
circonstances eurent de part et d'autre d'importants
résultats : le retranchement tiré du camp au
fleuve empêcha l'entière et prompte victoire de
César, qui déjà avait forcé le
camp de Pompée ; ce même retranchement,
arrêtant la poursuite de l'ennemi, nous sauva de notre
perte.
LXXI. Ces deux combats, donnés le même jour,
coûtèrent à César neuf cent
soixante hommes, plusieurs illustres chevaliers romains,
Felginas Tuticanus Gallus, fils de sénateur ; C.
Felginas, de Plaisance ; A. Granius, de Pouzzoles, M.
Sacrativir, de Capoue ; trente-deux tribuns militaires ou
centurions : mais la plupart étaient morts sans
blessure, écrasés dans le fossé, aux
retranchements, ou sur le bord du fleuve, par leurs
compagnons qui fuyaient effrayés. On perdit
trente-deux enseignes. Cette journée valut à
Pompée le titre d'imperator. Il le garda, et se
laissa désormais saluer de ce nom ; mais il ne
couronna de lauriers ni ses lettres ni ses faisceaux.
Labienus obtint qu'il lui remît les prisonniers.
Voulant sans doute mériter la confiance du nouveau
parti où il s'était jeté, i1 les promena
à la tête du camp, les appela du nom de
camarades, puis, leur demandant avec insulte «si
l'usage des vétérans était de
fuir», il les fit égorger devant les yeux de
tous.
LXXII. Ce succès inspira tant de confiance et
d'orgueil aux soldats de Pompée, qu'ils ne parlaient
plus de la guerre, mais de leur victoire, qu'ils croyaient
décisive ; ils ne songeaient pas qu'ils ne devaient
cet avantage qu'à notre petit nombre, aux
inconvénients d'un terrain où nous
étions resserrés par le camp même que
nous avions forcé, à la terreur causée
par une double attaque du dedans et du dehors, è la
séparation de nos troupes qui les empêchait de
se secourir mutuellement. Ils ne considéraient point
qu'il n'y avait pas eu de véritable combat, de
violente mêlée, et que nos soldats, en se
précipitant en foule dans des passages trop
étroits, s'étaient fait plus de mal
eux-mêmes qu'ils n'en avaient reçu de l'ennemi.
Enfin ils oubliaient et les vicissitudes si fréquentes
à la guerre, et les désastres produits souvent
par la plus petite cause, par une fausse supposition, une
terreur panique, un scrupule, et les tristes résultats
que peut amener l'erreur d'un chef ou la faute d'un tribun.
Fiers comme s'ils avaient vaincu par leur courage, confiants
comme s'ils étaient assurés de la fortune, ils
publiaient partout leur victoire : la renommée et
leurs lettres l'annoncèrent à toute la
terre.
LXXIII. César, forcé de renoncer à son
premier plan, changea tout à fait son système
de guerre. 11 retira à la fois toutes ses garnisons,
renonça à l'attaque, rassembla en un seul lieu
toute l'armée, et, s'adressant aux soldats, il les
exhorta à ne pas se laisser abattre et à ne pas
s'alarmer d'un revers assez léger auprès de
tant de succès. «Rendons grâces à
la fortune, leur disait-il, d'avoir soumis l'Italie sans
peine, pacifié les deux Espagnes défendues par
des peuples belliqueux et par les chefs les plus
expérimentés et les plus habiles, réduit
en notre pouvoir ces provinces voisines, si fertiles en
blé ; n'oublions pas avec quel bonheur nous avons
passé sans perte à travers les flottes
ennemies, maîtresses de tous les ports et de toutes les
côtes. Si tout ne réussit pas, il faut aider la
fortune par le zèle et le courage ; c'est à son
inconstance, non à votre général, que
doit être imputé ce revers : le poste
était bien choisi ; le camp avait été
pris, et les ennemis chassés et battus. Quoi qu'il en
soit, que l'imprudence, une faute, ou le hasard, vous ait
enlevé une victoire certaine, c'est au courage
à tout réparer. Alors le mal tournera à
bien, comme il est arrivé à Gergovie, et ceux
qui d'abord ont craint d'en venir aux mains, se
présenteront d'eux-mêmes au combat».
LXXIV. Ce discours fini, il nota d'infamie plusieurs
enseignes, et les cassa. L'armée entière
ressentit une si vive douleur de cet échec ; elle eut
tant de désir d'en réparer le
déshonneur, que tous, sans attendre l'ordre du tribun
ou du centurion, s'imposaient, par punition, les plus rudes
travaux, et brûlaient du désir de combattre.
Déjà quelques-uns des principaux officiers,
émus par les paroles de César, pensaient qu'on
devait garder ce même poste et livrer bataille ; mais
César, se défiant de ses soldats encore
troublés, voulut leur laisser le temps de se remettre
en quittant les retranchements : d'ailleurs il craignait fort
pour les subsistances. Ainsi, sans tarder davantage,
après avoir pourvu au soin des blessés et des
malades, il fit partir silencieusement du camp, à
l'entrée de la nuit, tout le bagage, et l'envoya
devant à Apollonia, avec défense qu'on
s'arrêtât en chemin ; une légion fut
chargée de servir d'escorte.
LXXV. Cela fait, il retint dans le camp deux légions,
et, dès la quatrième veille, il fit sortir les
autres par diverses portes, et les dirigea sur la même
route : à quelque temps de là, pour garder
l'ordre militaire, et aussi afin que sa marche ne fût
connue que le plus tard possible, il fit donner le signal du
départ, sortit aussitôt, suivit son
arrière-garde et fut bientôt hors de la vue du
camp. Pompée, à peine averti, ne mit aucun
retard à nous poursuivre, et, se flattant encore de
nous surprendre au milieu de l'embarras d'une marche, il
sortit de son camp avec toute son armée, et fit
prendre les devants à sa cavalerie, pour arrêter
notre arrière-garde ; mais il ne put l'atteindre,
parce que César, s'étant
débarrassé du bagage, avait pu le devancer.
Cependant lorsqu'on arriva aux bords escarpés du
fleuve Genusus, notre arrière-garde fut atteinte et
attaquée par la cavalerie ennemie. César lui
opposa la sienne, et y mêla quatre cents vélites
du premier rang : ils firent si bien leur devoir, qu'ils
repoussèrent les cavaliers ennemis, en tuèrent
un grand nombre, et regagnèrent leur corps sans aucune
perte.
LXXVI. César, ayant fait ce jour-là tout le
chemin qu'il s'était proposé, passa le Genusus,
s'arrêta dans son ancien camp vis-à-vis
Asparagium, et retint tous les soldats dans l'enceinte du
retranchement ; il envoya sa cavalerie au fourrage, et lui
ordonna de rentrer aussitôt par la porte
Décumane. Pompée avait fait la même route
pour le suivre, et s'établit aussi à
Asparagium, dans son ancien camp. Ses soldats n'ayant rien
à faire, puisque les fortifications existaient encore,
s'écartèrent pour aller au bois et au fourrage
; plusieurs même, se voyant si près du camp
qu'ils venaient de quitter, déposaient leurs armes
dans leurs tentes, et allaient chercher les hardes et les
bagages dont ils avaient laissé une grande partie au
camp dans la précipitation du départ.
César s'y attendait ; les voyant hors d'état de
le poursuivre, il donna vers le milieu du jour le signal du
départ ; il fit ce même jour une double marche,
et prit une avance de huit milles ; ce que Pompée ne
put faire, étant retenu par l'absence de ses
soldats.
LXXVII. Le lendemain, César fit encore partir tout le
bagage à l'entrée de la nuit, et se mit en
marche vers la quatrième veille, afin que, s'il
fallait combattre, l'armée se trouvât
prête et sans embarras. Il agit de même les jours
suivants. Par ce moyen il traversa sans accident les
rivières les plus profondes et les chemins les plus
difficiles. Pompée ne put regagner le temps perdu
à la première journée, malgré ses
marches forcées et quoiqu'il le désirât
vivement ; le quatrième jour il renonça
à nous suivre et changea de projet.
LXXVIII. César ne pouvait se dispenser de passer par
Apollonia, poury déposer ses blessés, payer les
troupes, raffermir ses alliés, placer des garnisons
dans les villes ; il mit à ces dispositions le moins
de temps qu'il put, afin d'éviter les retards : il
craignait pour Domitius, et marchait vers lui en toute
hâte, de peur d'être devancé par
Pompée. Voici quel était le plan de
César : si Pompée prenait le même chemin
que lui, il l'éloignait de la mer et de Dyrrachium,
où se trouvait le reste de ses troupes, ainsi que ses
vivres et ses magasins, et le forçait ainsi de
combattre à chances égales ; s'il passait en
Italie, César s'étant réuni à
Domitius pouvait marcher par l'Illyrie au secours de cette
contrée ; s'il voulait assiéger Apollonia et
Oricum, et lui ôter toute communication avec la
côte, César, se tournant contre Scipion,
eût forcé Pompée à venir le
défendre. Il dépêche donc des courriers
à Cn. Domitius, et lui fait connaître ses
intentions ; il laisse quatre cohortes à Apollonia,
une à Lissus, trois à Oricum avec les
blessés, et prend sa marche par l'Epire et
l'Acarnanie. Cependant Pompée, soupçonnant le
projet de César, croyait devoir se hâter d'aller
au secours de Scipion, en cas que César se
portât de ce côté. Si César
s'obstinait à ne pas s'éloigner de la
côte et du voisinage d'Oricum, à cause des
légions et des chevaux qu'il attendait d'Italie, il
irait fondre sur Domitius avec toutes ses forces.
LXXIX. Ainsi l'un et l'autre avaient des motifs de se
hâler, ou pour secourir les siens, ou pour ne pas
manquer l'occasion d'écraser son ennemi. Mais
César avait été obligé de se
rendre à Apollonia, tandis que, par la Candavie,
Pompée allait directement en Macédoine. Un
événement imprévu vint encore contrarier
César. Domitius, après être resté
plusieurs jours devant le camp de Scipion, s'en était
éloigné afin de pourvoir aux subsistances, et
marchait sur Héraclée, ville voisine de la
Candavie, en sorte que le hasard le poussait au devant de
Pompée. César ignorait cette circonstance. En
même temps, les lettres envoyées par
Pompée dans toutes les provinces et les villes avaient
beaucoup exagéré ses succès de
Dyrrhachium : le bruit courait que César était
en fuite, et avait perdu presque toutes ses troupes. Ces
fausses rumeurs avaient rendu les chemins peu sûrs, et
détourné quelques villes de son parti. Il
arriva de là que plusieurs exprès
envoyés par César à Domitius et par
Domitius à César ne purent achever leur route.
Cependant quelques Allobroges, amis de ce Roscillus et de cet
Egus que nous avons vus passer dans le parti de
Pompée, rencontrèrent des éclaireurs de
Domitius, et, soit vanité, soit souvenir d'anciennes
liaisons formées ensemble dans la guerre des Gaules,
ils leur racontèrent tous les faits, le départ
de César et l'arrivée de Pompée.
Domitius ainsi averti, quoiqu'il n'eût à peine
que quatre heures d'avance, échappa au péril,
grâce à ses ennemis ; il marcha vers Eginium,
à l'entrée de la Thessalie, et rencontra
César qui venait le joindre.
LXXX. Après la jonction des deux armées,
César se rendit à Gomphi, première ville
de Thessalie en venant de l'Epire. Peu de mois auparavant,
les habitants de cette ville s'étaient
empressés de faire à César toutes leurs
offres de service et de lui demander une garnison ; mais
déjà la renommée y avait porté
les récits exagérés du combat de
Dyrrachium. Aussi, Androsthène, préteur de
Thessalie, aimant mieux s'associer aux succès de
Pompée qu'aux revers de César, fit rentrer dans
la ville tous les hommes libres et les esclaves de la
campagne, ferma les portes, et envoya demander du secours
à Scipion et à Pompée ; il leur manda
que la place tiendrait, si l'on venait promptement la
secourir, mais qu'elle ne pourrait soutenir un long
siège. Scipion, à la nouvelle de la retraite de
Dyrrachium, avait mené ses légions à
Larisse, et Pompée était encore assez loin de
la Thessalie. César, ayant retranché son camp,
fit préparer pour une attaque soudaine les
échelles, les claies, les galères ; puis
exhortant ses troupes, il leur montra la
nécessité de prendre une ville pleine de vivres
et de richesses, qui pourvoirait avec abondance à tous
leurs besoins ; d'effrayer les autres villes par cet exemple,
et d'emporter promptement la place avant qu'elle ne
reçût de secours. Profitant de l'ardeur
merveilleuse des troupes, le jour même de son
arrivée il commença l'attaque après la
neuvième heure, et avant le coucher du soleil il fut
maître de cette ville, malgré ses hautes
murailles ; il la livra au pillage, en partit aussitôt,
et arriva à Métropolis avant la nouvelle de sa
victoire et les courriers qui l'apportaient.
LXXXI. Les Métropolites, prévenus par les
mêmes bruits, prirent d'abord la même
résolution, fermèrent les portes, et garnirent
de troupes leurs murailles ; mais bientôt, apprenant le
désastre de Gomphi par des prisonniers que
César avait fait approcher des murs, ils le
reçurent. César eut grand soin de leur
conservation, et le contraste du sort de ces deux villes
engagea toutes les autres à se soumettre pleinement,
à l'exception de Larisse, que Scipion occupait avec
toutes ses troupes. César, trouvant en ce lieu les
blés presque mûrs, résolut d'y attendre
Pompée, et d'y établir le théâtre
de la guerre.
LXXXII. Pompée arriva peu de jours après en
Thessalie, harangua son armée, et lui témoigna
sa satisfaction : il invita les soldats de Scipion
«à prendre part aux dépouilles et aux
récompenses de sa victoire» ; puis, ayant
réuni toutes les légions dans le même
camp, il partagea l'honneur du commandement avec Scipion,
ordonna qu'on lui élevât un prétoire, et
fit sonner la trompette devant sa tente. Ce renfort et cette
jonction de deux grandes armées confirmèrent
plus que jamais la confiance des troupes et leur espoir de
vaincre ; chaque moment écoulé leur semblait
être un retard à leur retour en Italie. Si
Pompée voulait agir avec circonspection et prudence,
on répondait «que c'était l'affaire d'un
jour ; mais que, sans doute, fier de commander, il se
plaisait à traîner à sa suite des
consulaires et des prétoriens».
Déjà l'on se disputait hautement les
récompenses et les sacerdoces ; on désignait
les consuls pour les années suivantes ; on se
partageait les maisons et les biens des partisans de
César. Une grande discussion s'éleva dans le
conseil : on agitait si, aux prochains comices, L. Hirrus,
que Pompée avait envoyé chez les Parthes,
pourrait, malgré son absence, aspirer à la
préture. Les amis d'Hirrus sollicitaient Pompée
de tenir sa promesse, et de ne pas tromper la confiance
qu'Hirrus avait eue en son crédit ; les autres,
exposés aux mêmes fatigues, aux mêmes
périls, s'opposaient à ce qu'on donnât
à Hirrus la préférence sur tous.
LXXXIII. Domitius, Scipion, Lentulus Spinther se disputaient
chaque jour avec la plus vive aigreur le sacerdoce dont
César était revêtu ; Lentulus
réclamait les égards dus à son âge
; Domitius faisait valoir sa popularité et sa
considération dans Rome ; Scipion se fondait sur la
parenté qui l'unissait à Pompée. Attius
Rufus accusait de trahison L. Afranius, pour les
événements d'Espagne. L. Domitius disait en
plein conseil qu'il fallait, après la fin de la
guerre, remettre à ceux des sénateurs qui
avaient servi la cause de Pompée, trois tablettes pour
juger les citoyens qui étaient restés à
Rome ou dans les places soumises à Pompée sans
l'aider dans cette guerre : l'une servirait pour absoudre,
les deux autres pour condamner soit à mort, soit
à une amende. En un mot, tous ne s'entretenaient que
de leurs prétentions, de récompenses
pécuniaires ou de vengeances ; ils pensaient, non aux
moyens de vaincre, mais à la manière dont ils
useraient de la victoire.
LXXXIV. Après avoir assuré ses subsistances, et
donné à ses soldats le temps de se remettre de
l'affaire de Dyrrachium, César, ayant lieu de compter
sur les dispositions de ses troupes, essaya de
reconnaître les intentions de Pompée, et de voir
s'il voudrait accepter le combat, il sortit donc du camp et
rangea son armée en bataille : d'abord il se
plaça à peu de distance de son camp et assez
loin du camp de Pompée ; les jours suivants il
s'avança davantage, et vint au pied même des
hauteurs que l'ennemi occupait. L'armée sentait ainsi
de jour en jour renaître sa confiance. Toutefois il
continuait pour sa cavalerie le système indiqué
plus haut : comme elle était beaucoup moins nombreuse
que celle de Pompée, il y mêlait dans le combat
des fantassins jeunes et agiles, choisis dans les premiers
rangs, et qu'une habitude journalière avait
familiarisés avec ce genre de manoeuvre. Par cette
disposition, mille de ses cavaliers ne craignaient pas dans
l'occasion de soutenir en plaine le choc de sept mille
chevaux : le nombre ne les étonnait pas ; ils eurent
même l'avantage dans une de ces dernières
rencontres, et tuèrent avec plusieurs autres
l'Allobroge Egus, un de ces deux transfuges que nous avons
vus passer au parti de Pompée.
LXXXV. Pompée se bornait à ranger ses troupes
en bataille au pied de la montagne où il était
campé, et attendait sans doute que César
s'engageât dans quelque poste désavantageux.
César, désespérant de l'attirer au
combat, ne vit rien de mieux à faire que de
décamper et d'être toujours en marche ; il
pensait, au moyen de ces déplacements continuels,
trouver plus aisément des vivres, rencontrer enfin
quelque occasion de combattre, et, par ses marches
incessantes, épuiser l'armée ennemie, peu
accoutumée à la fatigue. L'ordre et le signal
du départ donnés, les tentes déjà
pliées, il s'aperçut que l'armée de
Pompée s'était avancée hors des
retranchements un peu plus que de coutume, et qu'on pouvait
la combattre sans désavantage. Alors, s'adressant
à ses troupes, qui déjà étaient
aux portes du camp : «Il faut, dit-il, différer
aujourd'hui le départ et songer au combat. Longtemps
nous l'avons désiré : soyons prêts
maintenant ; nous ne retrouverons pas aisément une
occasion semblable». Aussitôt il fait marcher son
armée en avant.
LXXXVI. Pompée, comme on le sut depuis, cédant
aux instances des siens, s'était
déterminé à combattre. Il avait
même dit, quelques jours auparavant, en plein conseil,
«que l'armée de César serait
défaite avant qu'on en vînt aux mains». Et
comme la plupart s'étonnaient : «Je sais,
dit-il, qu'une telle promesse semble incroyable ; mais
écoutez mon dessein, et vous irez au combat avec plus
d'assurance. J'ai dit à notre cavalerie, et elle s'est
engagée à le faire, de prendre en flanc l'aile
droite de l'ennemi, quand elle en serait proche, et,
l'enveloppant par derrière, d'y jeter le
désordre et de la mettre en déroute avant que
nous ayons lancé un seul trait. Ainsi nous terminerons
la guerre sans exposer les légions et presque sans
tirer l'épée ; la supériorité de
notre cavalerie nous garantit le succès». En
même temps il les exhorta «à se tenir
prêts, et, puisque enfin leurs voeux étaient
exaucés, à ne point démentir l'opinion
qu'on s'était formée de leur expérience
et de leur courage».
LXXXVII. Labienus prend alors la parole, applaudit au projet
de Pompée, et affectant du mépris pour
l'armée de César : «Ne crois pas, ô
Pompée, que ces troupes soient les mêmes qui
vainquirent la Gaule et la Germanie. J'ai pris part à
tous les combats ; je ne parle pas ici au hasard de choses
que je n'aie point vues. Il reste peu de ces soldats ; la
plus grande partie a péri soit par les combats, soit
par les maladies pestilentielles d'automne sous le climat de
l'Italie ; beaucoup se sont retirés dans leurs foyers,
ou ont été laissés sur le continent.
N'avez-vous pas vous-mêmes entendu dire que de ces
malades restés à Brindes on a formé des
cohortes ? Les troupes que vous voyez sont de ces nouvelles
levées faites dans la Gaule citérieure, et la
plupart dans les colonies transpadanes ; ce qui en faisait la
force a péri aux deux combats de Dyrrachium».
Après ce discours, il jura de ne rentrer au camp que
vainqueur, et invita les autres à faire le même
serment ; Pompée, qui l'approuvait, se hâta de
le prêter, et personne ne balança à
suivre cet exemple. Après cela le conseil se
sépara plein de joie et d'espoir. Ils se croyaient
déjà en possession de la victoire ; la parole
d'un si habile général, et dans une
circgnstance si décisive, ne leur permettait aucun
doute.
LXXXVIII. César, s'étant approché du
camp de Pompée, observa son ordre de bataille. A
l'aile gauche étaient la première et la
troisième légion, que César lui avait
renvoyées au commencement des troubles, en vertu d'un
décret du sénat. C'est là que se tenait
Pompée. Le centre était occupé par
Scipion et les légions de Syrie : celles de Cilicie,
avec les cohortes espagnoles amenées par Afranius,
avaient été mises à l'aile droite ;
c'était sur elles que Pompée comptait le plus.
Le reste avait été distribué entre le
centre et les deux ailes, et le tout formait cent dix
cohortes, en tout quarante-cinq mille hommes. Deux mille
vétérans environ, déjà
récompensés de leurs services dans les
campagnes précédentes, étaient venus le
joindre, et avaient été dispersés dans
toute son armée ; les autres cohortes, au nombre de
sept, furent laissées à la garde du camp et des
forts voisins. Sa droite était couverte par un
ruisseau dont les bords étaient escarpés :
aussi mit-il à l'aile gauche toute la cavalerie, les
archers et les frondeurs.
LXXXIX. César ne changea rien à son ordre de
bataille. Il avait placé la dixième
légion à l'aile droite, et à la gauche
la neuvième, quoique fort affaiblie par les
journées de Dyrrachium. Il y joignit la
huitième légion, de sorte que les deux
réunies n'en faisaient à peu près qu'une
: il leur recommanda de se soutenir mutuellement. Sa ligne
était de quatre-vingts cohortes, environ vingt-deux
mille hommes. Deux cohortes furent laissées à
la garde du camp ; l'aile gauche était
commandée par Antoine, la droite par P. Sylla, le
centre par C. Domitius. Quant à César, il se
plaça en face de Pompée. Mais, d'après
ce qu'il avait observé, craignant que son aile droite
ne fût enveloppée par la nombreuse cavalerie de
l'ennemi, il tira de sa troisième ligne une cohorte
par légion, et en forma une quatrième ligne
pour l'opposer à la cavalerie ; il lui montra ce
qu'elle avait à faire et l'avertit que le
succès de la journée dépendrait de sa
valeur. En même temps, il commanda à la
troisième ligne et en général à
toute l'armée de ne point s'ébranler sans son
ordre, se réservant, quand le moment sera venu, de
donner lui-même le signal au moyen de
l'étendard.
XC. Ensuite, haranguant ses soldats suivant la coutume
militaire, et leur ayant rappelé ses continuels
bienfaits, il les prit à témoin de ses
nombreuses instances pour obtenir la paix, des
conférences de Vatinius, de celles d'A. Clodius avec
Scipion, des négociations entamées à
Oricum avec Libon pour l'envoi de députés. Il
ajouta qu'il n'avait jamais voulu prodiguer le sang des
troupes, ni priver la république d'une de ses
armées. Ce discours fini, ses troupes brûlaient
de combattre ; César céda à leurs voeux
et fit sonner la charge.
XCI. Il y avait dans l'armée de César un
vétéran appelé Crastinus, qui
l'année précédente avait
été primipile de la dixième
légion ; homme d'une rare valeur. A peine le signal
est-il donné ; «Suivez-moi, s'écrie-t-il,
vous qui fûtes autrefois mes soldats, et montrez
à votre général le zèle que vous
avez promis. Ce combat est le dernier ; il doit lui rendre
son honneur, et à nous la liberté». Puis,
se tournant vers César : «Général,
mort ou vif, j'agirai aujourd'hui de manière à
mériter vos éloges». A ces mots, le
premier il s'élance de l'aile droite ; cent vingt
volontaires de la même centurie le suivent.
XCII. Il ne restait d'espace entre les deux armées que
le terrain nécessaire pour le choc : mais
Pompée avait recommandé aux siens d'essuyer
notre premier effort sans s'ébran1er, et de laisser
ainsi notre ligne s'ouvrir : C. Triarius en avait, dit-on,
donné le conseil, afin d'amortir notre élan et
d'épuiser nos forces, puis d'attaquer en masse nos
rangs entr'ouverts et épars : il pensait que nos
javelots feraient moins d'effet sur des corps immobiles que
sur des troupes qui iraient elles-mêmes au-devant des
coups, et que nos soldats, obligés de doubler la
course, perdraient haleine et succomberaient à la
fatigue. En cela, Pompée agit, je crois, sans raison ;
car l'enthousiasme et la vivacité naturelle à
l'homme s'enflamment encore par l'ardeur du combat. Loin de
comprimer ce premier élan, un général
doit l'exciter et l'accroître ; et ce n'est pas pour
rien que s'est établi l'antique usage de faire sonner
toutes les trompettes et pousser de grands cris par toute une
armée, dans le but d'effrayer l'ennemi et d'exciter
l'ardeur des troupes.
XCIII. Cependant, à un signal donné, nos
soldats s'élancent le javelot à la main ; mais,
ayant remarqué que ceux de Pompée restent
immobiles, ils ralentissent le pas et s'arrêtent
d'eux-mêmes au milieu de leur course, pour ne pas
arriver hors d'haleine, en cela instruits par
l'expérience et l'épreuve des combats
précédents. Quelques moments après, ils
recommencent leur charge, lancent leurs javelots, et,
d'après l'ordre de César, ils tirent
aussitôt l'épée. Les soldats de
Pompée font bonne contenance, ils reçoivent la
décharge des traits, soutiennent sans se rompre le
choc des légions, lancent aussi le javelot et mettent
l'épée à la main. En même temps la
cavalerie de l'aile gauche de Pompée s'élance,
comme elle en avait l'ordre, et la foule des archers se
répand de toutes parts. Notre cavalerie ne peut
soutenir l'attaque, et recule un peu : celle de Pompée
redouble d'ardeur, se déploie par escadrons, et se
dispose à nous prendre en flanc et à nous
envelopper. A cette vue, César donne le signal
à la quatrième ligne, qu'il avait formée
de six cohortes. Elles s'élancent aussitôt, et
chargent si vivement la cavalerie de Pompée, qu'elle
plie de tous côtés, tourne bride, et non
seulement quitte la place, mais s'enfuit à la
hâte sur les plus hautes montagnes. Alors les frondeurs
et les archers, se trouvant sans défense, sans armes,
sans appui, sont taillés en pièces. Avec la
même impétuosité, les cohortes se portent
sur l'aile gauche, dont le centre résistait encore, la
prennent à revers et l'enveloppent.
XCIV. En même temps César fit avancer la
troisième ligne qu'il avait tenue en réserve
jusqu'alors. Ces troupes fraîches, ayant relevé
celles qui avaient combattu, les soldats de Pompée,
pressés à dos et de front, ne purent
résister, et tous prirent la fuite. César ne
s'était pas trompé en annonçant, dans sa
harangue, que les cohortes placées en quatrième
ligne pour agir contre la cavalerie ennemie commenceraient la
victoire. Ce fut, en effet, par elles que la cavalerie fut
d'abord repoussée ; ce furent elles qui
taillèrent en pièces les archers et les
frondeurs ; qui enveloppèrent l'aile gauche de
l'ennemi et commencèrent la déroute. Dès
que Pompée vit la défaite de sa cavalerie et la
frayeur qui avait saisi la partie de son armée sur
laquelle il comptait le plus, se fiant peu au reste, il
quitta la bataille, et poussa son cheval droit au camp ;
là, s'adressant aux centurions qu'il avait
postés à la porte prétorienne, il leur
dit à haute voix, pour être entendu des soldats
: «Gardez le camp, et défendez-le soigneusement
en cas de quelque revers ; je vais en faire le tour et
assurer les postes». Ensuite il se retire au
prétoire, désespérant du succès,
et néanmoins attendant
l'événement.
XCV. César, ayant forcé les ennemis en
déroute de se jeter dans leurs retranchements, ne
voulut pas leur laisser le temps de se remettre ; il exhorta
les soldats à profiter de leur avantage et à
attaquer le camp. Ceux-ci, quoique déjà
épuisés par la chaleur, car le combat
s'était prolongé jusqu'au milieu du jour,
retrouvent des forces dans leur courage, et obéissent.
Le camp fut d'abord vaillamment défendu par les
cohortes qui en avaient la garde, et surtout par les Thraces
et les Barbares ; car les autres, qui avaient fui du champ de
bataille, pleins de frayeur et accablés de fatigue,
jetaient leurs armes, leurs drapeaux, et pensaient bien plus
à se sauver qu'à défendre le camp.
Bientôt les soldats qui avaient tenu bon sur le rempart
ne purent résister à une grêle de traits
; ils se retirèrent couverts de blessures, avant
à leur tête les centurions et les tribuns, et
s'enfuirent sur les hauteurs voisines du camp.
XCVI. Tout annonçait, dans le camp de Pompée,
les recherches du luxe et l'espérance de la victoire ;
on y voyait des tables à trois lits, dressées,
des buffets chargés d'argenterie, des tentes couvertes
de gazon frais, quelques-unes même, comme celle de L.
Lentulus, ombragées par des guirlandes de lierre ; il
était aisé de voir, à tant de luxe
frivole, qu'ils n'avaient conçu aucun doute sur le
succès : et cependant ils accusaient de mollesse
l'armée de César, si pauvre, mais si forte, et
qui toujours avait manqué des choses les plus
nécessaires. Pompée, aussitôt que nous
fûmes dans ses retranchements, se saisit du premier
cheval qu'il trouva, quitta les marques de sa dignité,
s'échappa par la porte Décumane, et courut
à toute bride vers Larisse. Il ne s'y arrêta pas
; mais avec la même vitesse, recueillant quelques
fuyards, il courut toute la nuit, escorté de trente
cavaliers, arriva à la mer, et monta sur un vaisseau
de transport. Il se plaignit, dit-on, plusieurs fois, d'avoir
été si étrangement trompé dans
ses espérances, et en quelque sorte trahi par ceux de
qui il attendait la victoire, et qui avaient
été les premiers à fuir.
XCVII. Maître du camp, César obtint des soldats
qu'ils laisseraient le pillage pour achever le succès.
Il entreprit alors de tirer une ligne autour de la hauteur
où les troupes ennemies s'étaient
réfugiées. Celles-ci, s'apercevant que le
manque d'eau rendait la position mauvaise, l'abandonnent
d'elles-mêmes, et veulent se retirer, sur Larisse.
César se douta de ce projet ; il partagea ses troupes,
en laissa une partie dans son camp, une autre dans celui de
Pompée, prit avec lui quatre légions, marcha au
devant de l'ennemi par un chemin plus facile, et,
arrivé à une distance de six milles, rangea son
armée en bataille. A cette vue, les ennemis
s'arrêtèrent sur une montagne, au pied de
laquelle coulait une rivière. Malgré la fatigue
de tout le jour et l'approche de la nuit, les soldats de
César, encouragés par ses discours, se mettent
à tirer une ligne qui coupait toute communication avec
la rivière et empêchait l'ennemi d'aller
à l'eau pendant la nuit. L'ouvrage achevé, les
ennemis députèrent vers César pour se
rendre. Quelques sénateurs qui s'étaient joints
à eux cherchèrent, à la faveur des
ténèbres, leur salutdans la fuite.
XCVIII. A la pointe du jour, César ordonna à
tous ceux qui étaient postés sur la montagne,
de descendre dans la plaine, et de mettre bas les armes ; ils
le firent sans délai, se prosternèrent à
ses pieds, les bras étendus et les larmes aux yeux, et
demandèrent la vie. Il les fit relever, les consola,
les rassura en leur disant quelques mots de sa
clémence, et les sauva tous. Il défendit
à ses troupes de leur faire le moindre mal, et de leur
enlever quoi que ce fût. Ces mesures ainsi prises, il
fit venir d'autres légions de son camp, y renvoya
celles qu'il avait amenées, afin qu'elles prissent
quelque repos, et le jour même il arriva à
Larisse.
XCIX. Cette victoire ne lui coûta que deux cents
soldats ; mais il perdit environ trente centurions pleins de
bravoure. Crastinus, dont nous avons parlé plus haut,
fut tué d'un coup d'épée au visage, en
combattant vaillamment. Ce qu'il avait dit au moment de
l'action se trouva vrai : César reconnut, en effet,
que Crastinus avait montré dans ce combat un
merveilleux courage et lui avait rendu d'éminents
services. Pompée perdit environ quinze mille hommes :
plus de vingt-quatre mille se rendirent (car les cohortes
même qui avaient été placées dans
les forts se soumirent à Sylla) ; en outre, beaucoup
se réfugièrent dans les villes voisines. Neuf
aigles et cent quatre-vingts enseignes dans ce combat furent
apportées à César. L. Domitius, au
moment où il fuyait du camp pour gagner la montagne,
tomba de lassitude et fut tué par la cavalerie.
C. Vers le même temps, D. Lelius vint à Brindes
avec sa flotte, et s'empara de l'île située
à l'entrée du port, par le même moyen que
Libon avait déjà employé. De son
côté, Vatinius, qui commandait à Brindes,
fit ponter et armer quelques barques, et tacha d'attirer les
vaisseaux de Lelius. Une galère à cinq rangs
s'étant trop avancée, il la prit avec deux
autres moins considérables dans la partie
étroite du port, et répandit sa cavalerie sur
la côte, pour empêcher les ennemis de faire de
l'eau. Mais Lelius, se trouvant dans la saison la plus
favorable à la navigation, se servait de ses vaisseaux
de charge pour amener l'eau de Corcyre et de Dyrrachium. Bien
ne le détournait de sa résolution : ni la
nouvelle de la bataille livrée en Thessalie, ni la
perte de plusieurs de ses vaisseaux, ni le manque des choses
nécessaires ne purent le déterminer à
quitter le port et l'île.
CI. A peu près à cette époque, Cassius
vint en Sicile avec une flotte composée de vaisseaux
de Syrie, de Phénicie et de Cilicie. Celle de
César était divisée en deux parties,
l'une à Vibo, dans le détroit, commandée
par le préteur P. Sulpicius, l'autre à Messine,
commandée par M. Pomponius. Cassius fit voile vers
Messine, et arriva avant que Pomponius en fût
informé. Il le surprit en désordre et au
dépourvu ; et, profitant d'un vent favorable, il
remplit quelques vaisseaux de charge de poix, de
résine, d'étoupe et autres matières
combustibles, et les lança sur les vaisseaux de
Pomponius ; tous furent brûlés au nombre de
trente-cinq, dont vingt étaient pontés.
L'effroi fut tel dans la ville, que, malgré la
légion qui était en garnison à Messine,
on eut beaucoup de peine à la défendre ; et si
des cavaliers disposés à cet effet n'eussent
apporté en ce moment même la nouvelle de la
victoire de César, on pense que la place eût
été emportée. Mais la nouvelle arriva
à propos et sauva la ville. Cassius se porta ensuite
à Vibo contre la flotte de Sulpicius : nos soldats,
ayant rangé leurs vaisseaux sur la côte,
prirent, dans la crainte d'un sort pareil, les mesures que
leur conseillait la prudence. Cassius, secondé encore
par un bon vent, envoya contre la flotte quarante
brûlots, qui y mirent le feu aux deux
extrémités, et cinq navires furent
consumés. Déjà la flamme, poussée
par le vent, allait étendre ses ravages, lorsque les
soldats des vieilles légions, laissés pour
cause de maladie à la garde des vaisseaux,
indignés de cet affront, montèrent
d'eux-mêmes sur les navires, mirent à la voile,
et, se jetant sur la flotte ennemie, prirent deux
galères à cinq rangs, dont l'une était
montée par Cassius ; mais celui-ci se sauva sur une
chaloupe : on prit encore deux trirèmes. Peu de temps
après, on sut par les soldats mêmes de
Pompée la bataille de Thessalie ; jusqu'alors on la
prenait pour une feinte des lieutenants et des amis de
César. Cassius, mieux instruit, s'éloigna avec
sa flotte.
Cll. César, laissant tout le reste, crut devoir
poursuivre Pompée, quelque part qu'il se fût
retiré, afin qu'il ne pût lever de nouvelles
troupes et recommencer la guerre. Dans ce but, chaque jour il
faisait, avec sa cavalerie, de très longues marches ;
une légion avait ordre de le suivre à petites
journées. Cependant Pompée avait publié
un édit à Amphipolis, pour que toute la
jeunesse de la Province, Grecs ou citoyens romains,
vînt dans cette ville lui prêter serment.
Voulait-il ainsi détourner les soupçons,
déguiser le plus longtemps possible tout projet d'une
retraite plus lointaine, ou essayer, au moyen de nouvelles
levées, d'occuper la Macédoine ? c'est ce qu'on
ne saurait dire. Il ne resta à l'ancre qu'une seule
nuit, fit venir d'Amphipolis ses amis, se procura l'argent
dont il avait besoin, et, sur la nouvelle de l'arrivée
de César, partit et se trouva en peu de jours à
Mitylène. Les vents contraires l'y retinrent deux
jours ; il y prit quelques vaisseaux légers qu'il
avait joints à sa flotte, et de là se rendit en
Cilicie, puis à Chypre. Là, il apprend que les
habitants d'Antioche et les citoyens romains qui y
commerçaient s'étaient saisis de la citadelle,
et devaient lui fermer les portes ; et qu'ils avaient fait
dire à ceux qui s'étaient retirés dans
les villes voisines après sa défaite, de ne
point venir à Antioche, sous peine de la vie. L.
Lentulus, consul de l'année précédente,
P. Lentulus, personnage consulaire, et plusieurs autre,
avaient éprouvé le même traitement
à Rhodes. Enfin, aucun de ceux qui, fuyant à la
suite de Pompée, étaient abordés dans
cette île, ne fut reçu ni dans la ville ni dans
le port. On leur signifia de s'éloigner, et ils furent
forcés de se remettre en mer. Le bruit de
l'arrivée de César se répandait
déjà dans les villes.
CIII. Ces nouvelles
détournèrent Pompée du projet d'aller en
Syrie. Il enleva les fonds des compagnies, en emprunta de
quelques particuliers, chargea ses vaisseaux d'une grande
quantité de monnaie de cuivre pour la solde des
troupes, arma deux mille hommes tant parmi les marchands que
parmi les domestiques des compagnies, choisit ceux de ses
partisans qui parurent le plus propres au service, et se
rendit à Péluse. Là se trouvait par
hasard le jeune roi Ptolémée qui avec des
troupes nombreuses faisait la guerre à sa soeur
Cléopâtre, que peu de mois auparavant il avait
chassée du royaume à l'aide de ses parents et
de ses amis. Le camp de Cléopâtre était
à peu de distance de celui de son frère.
Pompée députa vers ce prince, et lui demanda,
au nom de l'hospitalité et de l'amitié qui
l'avait uni à son père, de le recevoir dans
Alexandrie, et de protéger son infortune. Ses
envoyés, après avoir rempli leur mission,
entamèrent des entretiens avec les soldats du roi, et
se mirent à parler d'une façon trop libre, les
exhortant à servir Pompée et à ne pas le
délaisser dans sa disgrâce. De ce nombre
étaient plusieurs soldats de Pompée, que
Gabinius avait tirés de l'armée de Syrie et
amenés à Alexandrie, où, après la
guerre, il les avait laissés au service de
Ptolémée, père du jeune roi.
CIV. Les favoris chargés d'administrer le royaume
pendant la jeunesse du prince connurent bientôt ces
démarches ; et, soit qu'ils craignissent, comme ils le
dirent ensuite, que Pompée ne séduisît
l'armée pour se rendre maître d'Alexandrie et de
l'Egypte, soit mépris de sa fortune (la
disgrâce, on le sait, fait souvent succéder la
haine à l'amitié), après avoir
répondu avec obligeance, et invité
Pompée à se rendre auprès du roi, ils
tinrent conseil entre eux, et envoyèrent
secrètement Achillas, préfet du palais, homme
de résolution et d'audace, et L. Septimius, tribun
militaire, avec ordre de tuer Pompée. Ceux-ci
allèrent donc à sa rencontre avec un air de
franchise : Septimius était un peu connu de lui, pour
avoir commandé sous ses ordres dans la guerre des
pirates. Pompée, en le voyant, passe dans une chaloupe
avec quelques-uns des siens ; là, il est tué
par Achillas et Septimius. L. Lentulus est également
arrêté par ordre du roi, et mis à mort
dans la prison.
CV. A son arrivée en Asie, César apprit que T.
Ampius avait eu dessein d'enlever le trésor du temple
de Diane, à Ephèse, et qu'à cet effet il
avait convoqué tous les sénateurs de la
province pour attester, s'il le fallait, quelle était
la somme qu'il avait prise ; mais l'approche de César
le troubla, et il s'enfuit. Ainsi César sauva deux
fois le trésor d'Ephèse. On assurait aussi,
d'après des calculs exacts, que dans le temple de
Minerve, en Elide, le jour même où César
avait été vainqueur à Pharsale, la
statue de la Victoire, qui était placée
vis-à-vis celle de Minerve, s'était
tournée vers les portes du temple. Le même jour,
à Antioche, en Syrie, on entendit deux fois de si
grands cris d'armées et un tel bruit de trompettes,
que toute la ville s'arma et courut au rempart. La même
chose arriva à Ptolémaïs. A Pergame, dans
le sanctuaire du temple, où les prêtres seuls
ont le droit d'entrer et que les Grecs nomment aclyta,
les tambours sacrés retentirent d'eux-mêmes. A
Tralles, dans le temple de la Victoire, où les
habitants avaient consacré une statue à
César, on montrait un palmier, qui, à travers
les pierres du temple, s'était élevé
jusqu'à la voûte.
CVI. César ne s'arrêta que peu de jours en Asie
; sachant que Pompée avait paru à Chypre, et
soupçonnant que ses liaisons avec le roi d'Egypte et
les avantages qu'offrait ce pays l'attireraient de ce
côté, il se rendit à Alexandrie avec dix
galères de Rhodes et quelques autres d'Asie, sur
lesquelles il avait embarqué huit cents chevaux et
deux légions, l'une qu'il avait amenée de
Thessalie, l'autre qu'il avait fait venir d'Achaïe, sous
les ordres de son lieutenant Q. Fufius. Ces deux
légions formaient environ trois mille deux cents
hommes : le reste, blessé ou épuisé de
fatigue, n'avait pu suivre. Mais César, comptant sur
le bruit des derniers événements, n'avait pas
craint de partir avec si peu de forces, et pensait ne
rencontrer aucun péril. Il apprend à Alexandrie
la mort de Pompée ; mais à peine a-t-il mis
pied à terre, qu'il entend les cris des troupes que le
roi avait laissées en garnison dans cette ville. On
accourt : la vue des faisceaux portés devant
César soulève la multitude et semble être
une atteinte à la majesté royale. Ce premier
tumulte s'apaise ; mais, les jours suivants, les
rassemblements hostiles et tumultueux se renouvellent, et
plusieurs soldats sont tués en divers quartiers de la
ville.
CVII. César fait alors venir d'Asie d'autres
légions, qu'il avait formées des débris
de celles de Pompée. Pour lui, il était retenu
à Alexandrie par les vents étésiens, qui
sont tout à fait contraires aux navires sortant de ce
port. Cependant les différends élevés
entre les deux rois lui parurent exiger l'intervention du
peuple romain et la sienne en sa qualité de consul ;
il s'y crut d'autant plus obligé que, sous son
consulat précédent, une loi et un décret
du sénat avaient reconnu l'alliance de
Ptolémée leur père. Il déclara
donc qu'il jugeait convenable que le roi
Ptolémée et Cléopâtre, sa soeur,
licenciassent leurs armées, et vinssent discuter
devant lui leur querelle, plutôt que de la
décider entre eux par les armes.
CVIII. L'administration du royaume avait été
confiée, à cause de l'extrême jeunesse du
roi, à l'eunuque Pothin, son gouverneur. Cet homme
commença par se plaindre et s'indigner que le roi
fût cité pour plaider sa cause ; il trouva
bientôt parmi les amis du roi des gens de son avis et
disposés à le seconder : il appela
secrètement l'armée de Péluse à
Alexandrie, et en donna le commandement à ce
même Achillas, dont il a été fait
mention. Après lui avoir prodigué, au nom du
roi et du sien propre, les plus brillantes promesses, il
l'instruisit, par lettres et par messages, de ses intentions.
Le testament de Ptolémée le père avait
désigné pour ses héritiers
l'aîné de ses deux fils, et aussi la plus
âgée de ses deux filles ; par le même
testament il conjurait le peuple romain, au nom des dieux et
de son alliance avec lui, de faire observer ces dispositions.
Une copie de ce testament avait été
portée à Rome par ses ambassadeurs pour
être déposée dans le trésor public
; l'embarras des affaires ne l'ayant point permis, elle avait
été remise entre les mains de Pompée ;
une autre absolument semblable avait été
laissée à Alexandrie : c'était celle que
l'on produisait.
CIX. Tandis que cette affaire se traitait devant
César, et qu'il souhaitait vivement, en sa
qualité d'arbitre et d'ami, de terminer à
l'amiable la querelle des deux rois, tout à coup on
annonce à Alexandrie l'approche des troupes et de la
cavalerie royale. César avait trop peu de troupes pour
risquer une bataille hors des murs ; il ne lui restait
d'autre parti à prendre que de garder le poste qu'il
occupait dans la ville, jusqu'à ce qu'il connût
les intentions d'Achillas. Cependant il fit prendre les armes
à tous ses soldats, et il engagea le roi à
envoyer vers Achillas les personnages les plus
considérés, pour lui signifier ses
volontés. Dioscoride et Sérapion, qui avaient
été ambassadeurs à Rome et qui avaient
joui d'un grand crédit sous le règne
précédent, furent chargés de se rendre
près d'Achillas. Aussitôt qu'ils parurent,
Achillas, sans les entendre et sans s'informer du but de leur
mission, les fait saisir et massacrer : l'un, frappé
et laissé pour mort, fut emporté par les siens
; l'autre périt sur la place. César alors
s'assura de la personne du roi, dont le nom devait être
d'un grand poids auprès du peuple, en montrant que la
guerre était plutôt entreprise par quelques
hommes et par des brigands, que d'après un ordre du
roi.
CX. L'armée d'Achillas ne laissait pas d'avoir quelque
importance, soit par le nombre, soit par la qualité et
l'expérience des soldats. Il avait vingt mille hommes
sous les armes. Ces troupes se composaient des soldats de
Gabinius, qui tous avaient pris les habitudes et les moeurs
d'Alexandrie. Ils avaient perdu le souvenir de Rome et de sa
discipline ; ils s'étaient mariés dans le pays,
et la plupart avaient des enfants. Leur troupe s'était
grossie d'un ramas de voleurs et de brigands de Syrie, de
Cilicie, et des contrées voisines, sans compter une
foule de gens condamnés à mort ou bannis. Nos
esclaves fugitifs trouvaient à Alexandrie une retraite
et une existence assurées, dès qu'ils
s'enrôlaient et se faisaient soldats. Si quelqu'un
d'eux était arrêté par son maître,
tous accouraient et l'arrachaient de ses mains, sachant bien
qu'également coupables ils étaient
intéressés à la même cause.
Suivant une vieille coutume des armées
égyptiennes, ils pouvaient demander la tête des
favoris, s'enrichir par le pillage des riches,
assiéger le palais des rois, ôter ou donner la
couronne. Il y avait en outre deux mille cavaliers vieillis
dans les guerres d'Alexandrie ; c'étaient eux qui
avaient rétabli Ptolémée,
égorgé les deux fils de Bibulus, fait la guerre
aux Egyptiens. Ils avaient donc assez d'expérience
dans le métier des armes.
CXI. Achillas, plein de confiance dans ses troupes et
regardant avec mépris notre poignée de soldats,
était maître de la ville, à l'exception
du quartier que César occupait, et où il essaya
d'abord de le forcer dans sa maison ; mais César,
ayant placé des cohortes à l'entrée des
rues, résista à son attaque. En même
temps on combattait vers le port ; ce qui mit beaucoup
d'acharnement dans la lutte : en effet, tandis que nos
troupes éparses combattaient dans plusieurs rues de la
ville, l'ennemi se pressait en foule pour s'emparer de notre
flotte, laquelle consistait en cinquante galères,
envoyées au secours de Pompée, et revenues au
port après la bataille de Pharsale. Ces galères
étaient à trois et à cinq rangs de
rames, armées et équipées. De plus, il y
en avait vingt-deux autres, toutes pontées, formant la
station ordinaire d'Alexandrie. Une fois maîtres de la
flotte, ils l'étaient de toute la mer, et
interceptaient l'arrivée des vivres et des secours
jusqu'à César. Aussi l'action fut-elle aussi
vive qu'elle devait l'être, lorsqu'il s'agissait pour
les uns d'une prompte victoire, et pour les autres de leur
salut. César l'emporta : ne pouvant avec si peu de
troupes occuper un vaste terrain, il brûla toutes ces
galères, ainsi que celles qui étaient dans les
arsenaux, et sur-le-champ alla faire une descente au
Phare.
CXII. Le Phare est une tour très élevée,
d'une admirable architecture, bâtie dans une île
dont elle porte le nom. Cette île, située en
face d'Alexandrie, en forme le port ; des môles de neuf
cents pas de long, jetés dans la mer par les anciens
rois, forment un canal étroit qui communique par un
pont avec la ville. Il y a dans cette île des
habitations d'Egyptiens, qui forment un bourg de la grandeur
d'une ville. Si quelque vaisseau s'écarte un peu par
mégarde ou par la violence du vent, les habitants
l'attaquent et le pillent selon l'usage des corsaires.
L'entrée du port est si étroite, qu'un vaisseau
n'y peut aborder, quand ceux qui occupent le Phare s'y
opposent. César sentit l'importance de ce poste, et,
tandis qu'on se battait ailleurs, il débarqua ses
troupes et s'établit dans le Phare. Dès lors il
put en sûreté recevoir par mer des vivres et des
secours ; aussi en fit-il demander à toutes les
contrées voisines. Dans les autres quartiers de la
ville, on combattit à chances égales ; chacun
se maintint à son poste, vu l'étroit espace du
terrain. Après quelques hommes tués de part et
d'autre, César se saisit des postes les plus
importants, et s'y fortifia pendant la nuit. Ce quartier de
la ville contenait une petite partie du palais, où
César s'était d'abord logé en arrivant ;
le théâtre attenant au palais servait de
citadelle, et communiquait au port et à l'arsenal ; il
en augmenta les fortifications pour s'en faire un rempart,
afin qu'on ne pût le forcer de combattre. Cependant la
fille cadette de Ptolémée regardant le
trône comme vacant, et se flattant d'y monter,
s'échappa du palais, courut vers Achillas, et voulut
diriger la guerre de concert avec lui. Mais bientôt il
s'éleva entre eux des disputes pour le commandement.
Les soldats y trouvèrent profit, l'un et l'autre
cherchant à se les attacher par ses largesses.
Cependant Pothin, gouverneur du jeune roi et administrateur
du royaume, écrivait du quartier de César
à Achillas, pour l'exhorter au courage et à la
persévérance ; ses messagers ayant
été découverts et saisis, César
le fit mourir. Ainsi commença la guerre
d'Alexandrie.
Traduction de Nicolas-Louis Artaud (1828)