Acte V - L'entrée du Sénat

Acte IV Epilogue

A gauche, le portique de Pompée, avec un escalier de marbre. A droite, en face, la statue colossale de Pompée. Au fond, la vue de Rome.


Scène 1
Des citoyens de tous les états
sont en scène au lever du rideau.

FABER
Ils vont le nommer roi !

VALENS
                              Les rois sont trop pesants !

UN AUTRE CITOYEN
On s'en passe depuis plus de quatre cents ans.
Malheur, si des Tarquins le trône se redresse !

UN AUTRE
Ce pauvre Lucius tremble pour sa Lucrèce.

FABER
Je n'aime pas non plus les Tarquins ; mais je croi
Que, pour exterminer le Parthe, il faut un roi.
Voilà ce que m'a dit un Étrusque, homme habile,
Qui sait lire au volume écrit par la Sibylle.

VALENS
Oui ; mais le nom de roi me semble hasardeux.
Brutus et Cassius ont juré tous les deux
Qu'ils ne permettront pas que ce vainqueur du Rhône
Mette jamais le pied sur les marches d'un trône ;
Et certes, Cassius et Brutus, mes amis,
Sont hommes à tenir tout ce qu'ils ont promis !

VOIX dans la foule
César ! vive César !

UN CITOYEN, à un autre
                              Range-toi donc, brave homme !
Tu m'empêches de voir.

LA FOULE
                              Vive le dieu de Rome !
(Entre César avec un grand nombre de sénateurs et de clients.)

Scène 2
CÉSAR, accompagné de tous ceux qu'on a vus chez lui à la fin du quatrième acte ; BYRRHA, UN DEVIN, puis HÉLÈNE ; PEUPLE, ARTISANS, SOLDATS, etc, etc. Du côté opposé à celui par lequel César est entré, BRUTUS et CASSIUS, qui se tiennent à l'écart.

CÉSAR, au devin
Et les ides, — ce jour pour ma perte fixé !
Il est venu.

LE DEVIN
                    Venu, César ; mais non passé !

HÉLÈNE, voilée, s'approchant de César
César,lis ce billet.

CÉSAR
                              Beauté mystérieuse,
Je lirai, mais plus tard : l'heure est trop sérieuse !
Et le fils de Vénus a, dans un pareil jour,
Peu de temps à donner aux messages d'amour.

HÉLÈNE
Il est de Cytheris.

CÉSAR
                              D'elle ? C'est autre chose.
(Il vient sur le devant du théâtre pour lire le billet ; les conjurés et la foule demeurent à quelque distance.)

CASCA, à Trébonius
Que veut donc cette femme à César ?

TRÉBONIUS
                                        Je suppose
Que c'est quelque vertu de médiocre aloi ;
Ou bien quelque matrone, invoquant cette loi
Que sous le ridicule en vain nous étouffâmes,
Et qui doit à César livrer toutes les femmes.

CÉSAR, lisant
« Crains Brutus, ô César ! Prends garde à Cassius.
Observe bien Cinna, Casca, Trébonius.
Ruga, Cimber, Gurgès, ont subi ta censure,
Et dans ces coeurs profonds saigne encor la blessure !
On traîne avec des fleurs la victime à l'autel...
Si véritablement tu n'es pas immortel,
Veille sur toi, César, — et leur complot s'ajourne.
Si tu l'es, que ton oeil un moment se détourne
Pour voir dans l'ombre, loin de ces hommes flétris,
Celle qui te contemple à genoux !
CYTHÉRIS. »
Pauvre femme, pour moi combien ta crainte est vive !
Que huit jours seulement encore César vive,
Il ne restera plus, oh ! c'est à parier,
Une feuille, une seule, à ton chétif laurier !
(Il appelle.)
Hélène ? — Disparue !
(Pendant qu'il écrit sur ses tablettes, les conjurés suivent des yeux tous ses mouvements, et s'entretiennent à voix basse, avec une certaine inquiétude.)
(Écrivant.)

                              « Oh ! bienfaisant génie
Dont l'aile sur mon front plane, douce harmonie,
Je réponds à ta voix triste comme un adieu :
Fille de l'Ilissus, non, César n'est pas dieu ;
César n'est qu'un mortel ! mais son pouvoir est ample,
Et César veut construire, en marbre grec, un temple
A Vénus dévouée, afin que Cythéris
Ait sa blanche statue à côté de Cypris ! »
(Appelant.)
Byrrha !

BYRRHA
          Noble César !

CÉSAR
                              Va porter ces tablettes.

CASSIUS, à Brutus
(Ils causent depuis quelque temps à voix basse.)
Vous êtes résolu, Brutus ?

BRUTUS
                              Comme vous l'êtes.

CASSIUS
Ainsi nous avons tout mûrement calculé :
Cimber, pour le rappel de son frère exilé,
Va supplier César, qui de ce consulaire
A déjà refusé la grâce avec colère.
C'est un nouveau refus, et plus dur, j'en réponds.
Quand nous verrons Cimber se relever, frappons !

CIMBER, s'approchant de César
0 César ! fils des dieux ! le monde est ta conquête :
A tes genoux sacrés j'apporte ma requête.

CÉSAR
La flatterie ? Allons, c'est un pauvre moyen :
Je n'aime pas, Cimber, qu'un libre citoyen,
Qu'un noble sénateur, couvert du laticlave,
Aux pieds de son égal rampe comme un esclave !
Faut-il que ton orgueil s'humilie à ce point ?
Voyons si ta demande est juste, ou ne l'est point ?
Parle donc, mais debout, sans réticence, et comme
Un homme doit parler en face d'un autre homme !

CIMBER
Son oreille à ma plainte est sourde, je le vois.
Eh bien ! alors est-il ici quelque autre voix
Qui puisse, me rendant le juge moins contraire,
Obtenir de César la grâce de mon frère ?
(Tous se rapprochent de César, en cherchant leurs armes dans leurs toges.)

CASSIUS
Tu pardonnais jadis après avoir puni,
César ! Accorde-nous le rappel du banni.

CÉSAR
Cimber est exilé, Cassius ; et j'estime
Que jamais un exil ne fut plus légitime.
Ainsi tu ne peux rien contre ma volonté :
Elle ne change pas, — c'est l'immobilité !

CASCA
Au malheur de Cimber que César compatisse !

CÉSAR
Non; la pitié serait aujourd'hui l'injustice.
Voyez plutôt : Brutus nous écoute, rêveur,
Et ne demande point cette injuste faveur.

CIMBER, se relevant
Eh bien donc !...
(Tous font un mouvement)

BRUTUS, aux conjurés
                    Un instant ! - César, ta bouche auguste
Dit que je ne saurais demander rien d'injuste.
Si tu veux me prêter l'oreille, tu verras
Que ma prière est juste, et tu l'exauceras.

CÉSAR
Viens, Brutus.

BRUTUS
                    Faites place !
(Il s'approche de César.)

CÉSAR
                                        Il m'a laissé l'attendre !...

BRUTUS
Nos mains, l'une vers l'autre, encor peuvent se tendre.
Dis un mot : ton désir, le mien, tout s'accomplit !
Seulement la clepsydre est là qui se remplit...
Le temps vole, César ! César, l'heure éternelle
Peut-être en ce moment nous touche de son aile !
Écoute-moi.

CÉSAR
                    Mon fils !

BRUTUS
                                        Pour que je sois ton fils,
César, refais d'abord tout ce que tu défis :
Les consuls, les tribuns, élus d'un peuple libre,
Et le patriciat, nécessaire équilibre ;
Pour que je sois ton fils, rends-nous la liberté ;
Pour que je sois ton fils, dis : Plus de royauté !

CÉSAR
Mon fils !

BRUTUS
                    César ! César ! comme la tombe lourde,
Ma poitrine fermée à ta voix reste sourde :
Si tu veux qu'elle s'ouvre, il faut, consul loyal,
N'étendre plus ta main vers le bandeau royal.
La vieille république, espères-tu l'abattre ?
C'est folie ! Apprends donc que nous sommes vingt-quatre,
Vingt-quatre sénateurs, dévoués et tout prêts,
Qui venons de jurer que tu ne monterais
Au trône, sous les yeux de Rome que tu navres,
0 César, qu'en mettant le pied sur nos cadavres !

CÉSAR
Mon fils !

BRUTUS
                    Eh bien ! ton fils... Oui, ton fils, si tu veux,
— Car le vent de la mort souffle dans nos cheveux !
Pour Rome et pour César vois ma tendresse amère :
Je les aime encor plus que l'honneur de ma mère !
[Oui, Brutus est ton fils, si, d'un bras hasardeux,
Tu n'élargis ce gouffre immense entre nous deux,
Abîme où tour à tour liberté, lois, suffrage,
Sont venus s'engloutir de naufrage en naufrage !
Oui, ton fils, si dans Rome enfin nous te voyons
Briser le diadème, astre aux fatals rayons,
Qui verse la démence et le vertige pâle
Au front des Alexandre ou des Sardanapale ! ]
Oui, cesse de jeter au sénat tes défis ;
Maintiens la république, et tu diras : Mon fils !
— Mais de sa liberté quand Rome désespère,
César n'est qu'un tyran, César n'est pas mon père !

CÉSAR
Il faut que la pensée, éclose en mon cerveau,
Sans détruire l'ancien, crée un monde nouveau.
Je te l'ai déjà dit, je te le dis encore :
Ton oeil suit le couchant, — je regarde l'aurore.
Dans Rome et l'univers tout marche à l'unité :
La République, ami, n'est pas la Liberté !

BRUTUS
Ne va point au sénat, César, je t'en supplie !

CÉSAR
Laisse-moi, cher Brutus !

BRUTUS
                                        César, mon genou plie...
César, je t'en conjure encor, demeure !

CÉSAR
                                        Non.

BRUTUS
Mon père !

CÉSAR
                    Enfin ta bouche a proféré ce nom !
Merci, Brutus. — Adieu.
(Il fait quelques pas vers le portique.)

BRUTUS
                                        Le châtiment s'apprête !
Une dernière fois, mon père, arrête !

LE DEVIN, dans la foule
                                        Arrête !

CÉSAR
Brutus, c'est un nouveau Rubicon à franchir.
Le sort en est jeté !
(Il monte les marches du portique.)

BRUTUS, aux conjurés
                                        Je n'ai pu le fléchir !
(Avec une profonde tristesse.)
Dieux cléments !

CASSIUS, tirant son poignard
                              Fils de Rome, allons ! ... A notre tâche !
(Tous s'élancent sur les marches, et frappent César.)

CASCA
Tiens, César!

CÉSAR
                    Assassin !

CIMBER
                              Tiens, César !

CÉSAR
                                        Lâche ! lâche !

CASSIUS
Tiens, César ! tiens, voici pour Pharsale !
(Bas.)
                                        Et voici
Pour Cassius !
(César, qui a disparu quelques moments dans ce tourbillon d'hommes et de poignards, se fait jour à travers la foule, et vient, tout sanglant, les bras tendus vers Brutus, comme pour lui demander secours.)

BRUTUS
                    Pour Rome !...
(Il frappe César en détournant les yeux.)

CÉSAR, se voilant dans sa toge
                                        Et toi, Brutus, aussi !
(Il fait quelques pas en arrière, chancelle, et va tomber derrière la statue de Pompée. Deux têtes se lèvent au-dessus de la foule : celles d'Octave et de Cléopâtre.)

CLÉOPÂTRE, à part
Il est mort !

OCTAVE, à part
                    Il est mort !

ANTOINE, accourant
                              César ! César !

LE DEVIN
                                        Demeure !
Ou bien, comme César, il faut qu'Antoine meure !

LES CONJURÉS
Liberté ! délivrance !

VOIX, dans la foule
                              0 meurtre !... assassinat !

UN CITOYEN, se sauvant
César vient de tomber aux marches du sénat !

UN AUTRE
Là, près de la statue !

UN AUTRE
                              Aux pieds du grand Pompée!

CASSIUS
La tyrannie est morte !

CASCA
                              Oui, nous l'avons frappée !

VOIX, dans la foule
Au secours ! au secours !

BRUTUS
                                        Citoyens ! sénateurs !
A vos places restez comme vos deux préteurs...
Mais pourquoi cette foule en désordre, effrayée ?
Rome est libre ! voilà notre dette payée.
(Bas à Cassius.)
Il nous faut joindre, ami, l'action au discours :
Vite, prends la moitié des nôtres, — et parcours,
Du Tibre au Quirinal, du Coelius au Tibre,
Tous les quartiers de Rome, en criant : Rome est libre.
Moi, pendant ce temps-là, pour tout pacifier,
Je vais expliquer l'oeuvre, et la sanctifier !

CASSIUS
J'y vais ! — Courons, amis !

BRUTUS, aux conjurés
                                        Aucune violence !
— Citoyens...

TOUS
                    Écoutons ! Brutus parle. — Silence !

BRUTUS
Les glaives au fourreau maintenant sont remis.
Ecoutez jusqu'au bout sans m'interrompre, amis !
Je vais plaider ma cause !... elle est sainte et profonde :
C'est la cause de Rome et la cause du monde !
Citoyens, jugez-moi froidement, sagement,
Et ne vous hâtez point dans votre jugement ;
Car c'est une sentence auguste et solennelle,
Qui dans l'âge futur va descendre, éternelle !
Ainsi ne donnez rien au caprice, au hasard.
Si parmi vous se trouve un ami de César,
Je lui dis, — et d'un coeur où la pitié frissonne :
Brutus aimait César autant, plus que personne !
Peuple, si maintenant tu demandes pourquoi
Brutus vient de frapper César, je réponds, moi
Qui donnerais mon sang pour celui qui m'arrose :
C'est que Brutus aimait Rome avant toute chose !
[Depuis que Rome est libre et que César est mort,
Ayant fait mon devoir, je n'ai plus de remord.
Citoyens maintenant, esclaves tout à l'heure,
Regrettez-vous César ? — Il m'aimait : je le pleure !
Il fut grand : je l'honore entre tous les humains !
Il fut ambitieux : je l'ai tué ! Romains,
S'il est sur ce pavé, qu'un sang précieux lave,
Un homme assez abject pour vouloir être esclave ;
Un homme à ce point lâche, à ce point insensé,
Qu'il parle celui-là !... car il est offensé.

TOUS
Non ! - Personne !

BRUTUS
                              Je n'ai donc offensé personne,
Et mes intentions aucun ne les soupçonne.
Compatriotes, vous qui m'avez entendu,
Je parlais à vos coeurs, vos coeurs m'ont répondu !
Moi Brutus, j'ai tué non seulement un homme,
Mais le plus tendre ami, pour le salut de Rome !]
Et quand Rome voudra fixer mon dernier jour,
Je garde ce poignard pour mourir à mon tour !

VOIX, dans le peuple
Vivez, Brutus ! vivez !

UN CITOYEN
                              Ce n'est pas vous qu'on tue !

UN AUTRE
Au vertueux Brutus dressons une statue !

UN AUTRE
Donnons-lui du tyran le palais et le char !

VALENS
Oui, qu'il succède à l'autre !

TOUS
                                        Oui, qu'il soit fait César !

BRUTUS
(Un des conjurés accourt, et parle bas à Brutus.)
Amis, notre action, dans cette heure de crise,
Sur quelques points de Rome est encor mal comprise.
Cassius parle en vain : la foule le maudit.
Suivez-moi, répétant ce que je vous ai dit !

VOIX, dans le peuple
Oui, oui, suivons Brutus !

UN CITOYEN
                              D'abord, dans Flaminie !

UN AUTRE
Dans Suburre !

UN AUTRE
                    Partout, puisqu'on le calomnie ! —
Honte aux mauvais Romains ! honte aux cœurs sans vertus,
Qui ne penseraient pas comme pense Brutus !
(Ils sortent tous avec Brutus.)

Scène 3
ANTOINE, seul

(Il va prendre le corps de César qui est tombé derrière la statue, et l'apporte en sanglotant sur le devant du théâtre, près des marches du portique. — Pendant les vers suivants, le théâtre, vide un instant, se remplit peu à peu.)
(Mettant un genou en terre.)


Oh ! ne crois pas qu'Antoine aujourd'hui t'abandonne,
Pauvre cadavre encor saignant ! Ami, pardonne :
J'attendais leur départ, afin de pouvoir seul
Étendre ma douleur sur toi comme un linceul !
Aussi vrai que tous deux souvent nous triomphâmes,
Oh ! je te vengerai !... Malheur à ces infâmes
Qui, sombres, éblouis sous ton rayon sacré,
S'entre-blessaient aux flancs du héros massacré !
— Sur notre siècle impie où tout va se confondre,
La malédiction des siècles viendra fondre !
C'est toi qui retenais dans l'antre souterrain
La Discorde et le Meurtre avec ton bras d'airain :
Mais la destruction et les guerres civiles
Vont, comme un noir volcan, s'épandre dans nos villes,
Et de ce feu lugubre, attisé par le vent,
Pas un de tes bourreaux ne sortira vivant !

VALENS
Qui donc pour le tyran a de pareilles larmes ?

ANTOINE
Moi, l'ami de César, moi, son compagnon d'armes !
C'est l'ami que je pleure, et non pas le tyran.

UN CITOYEN
Marc-Antoine ?

UN AUTRE
                    Il aimait César. Moi, je comprend.

FABER
Moi de même.

VALENS
                    Les pleurs, qui veut les interdire ?
Personne. — Mais surtout qu'il ne vienne pas dire
Que ces grands citoyens, nés pour notre bonheur,
Cassius et Brutus, ne sont pas gens d'honneur ! Je n'aurais plus alors de pitié, pas la moindre ;
Et l'ami de César pourrait bien le rejoindre !

ANTOINE
Oh ! ce n'est pas que j'aie ici l'intention
De blâmer cette grande et terrible action...
Ceux qui l'ont accomplie étaient purs, au contraire.
Mais vous savez, toujours l'ami, le fils, le frère,
Dit quelques mots sacrés sur le frère endormi,
Sur le morne cercueil du père ou de l'ami !
Pour le suprême adieu, l'hommage funéraire,
César n'a qu'un ami... point de fils ! point de frère !
Et ce dernier tribut, de la tombe espéré,
Quand vous l'aurez permis, c'est moi qui le paierai !

FABER
C'est juste !

UN AUTRE CITOYEN
                    Oui.

VALENS, à Antoine
                              Parle donc !.. Mais pas un mot d'outrage
Contre ces hommes purs, la gloire de notre âge !

ANTOINE
Non ; je viens, mes amis, — cela peut s'avouer,
— Pour inhumer César, et non pour le louer.
Le mal que nous faisons nous survit : le bien tombe,
Et disparaît souvent avec nous dans la tombe !
-Tout à l'heure Brutus, l'esprit judicieux, Vous a dit que César était ambitieux !

TOUS
Oui ! oui !

ANTOINE
                    Puisque Brutus l'a dit, cela doit être ;
Car Brutus est un homme honorable ! - Peut—être
César eut-il ce tort ?

VALENS
                              Il l'eut assurément !

ANTOINE
La faute est grave, mais grave est le châtiment !
-J'aimais César, César m'aimait. Je me rappelle
Qu'il fut toujours pour moi juste, bon et fidèle ;
Mais Brutus dit qu'il fut ambitieux : Brutus
Est un homme d'honneur, sage, plein de vertus !
Il est vrai que César, pauvre débris qu'on foule,
(Le peuple s'aperçoit seulement alors que César est à terre. —Deux ou trois hommes vont chercher une civière et couchent le cadavre dessus, pendant le discours d'Antoine.)
Ramenait dans vos murs les rois captifs en foule,
Pour que sa main guerrière et féconde jetât
Leurs énormes rançons aux coffres de l'État.
Il est vrai que César, après mainte campagne,
— Sur l'Afrique et l'Asie, et la Gaule et l'Espagne,
Levant de lourds tributs, argent, moissons, troupeaux,
Avait de l'Italie allégé les impôts.
Il est vrai que César, dans les sombres disettes,
Gémissait, vous sachant pauvres comme vous êtes,
Et, quand le blé manquait dans nos larges greniers,
En achetait pour vous, de ses propres deniers !...
Pourquoi l'ambition, dans un coeur enfermée,
De plus durs éléments n'est-elle point formée ?
César ambitieux !... Qui le dit ? — Par bonheur,
C'est Brutus, — et Brutus est un homme d'honneur !
Pourtant, rappelez-vous qu'au jour des Lupercales,
Fête que vous rendaient ses mains pontificales,
Ce bandeau qu'à César trois fois j'ai proposé,
César, l'ambitieux ! trois fois l'a refusé.
Chacun le sait, chacun l'a vu : je puis le dire.
Mais ce n'est pas Brutus que je veux contredire,
Moi dont le triste coeur, éteint comme un flambeau,
Sur le coeur de César va dormir au tombeau !

FABER
Dis-moi, que penses-tu, voisin, de ce langage ?

VALENS
Qu'il est plein de raison ; c'est ton avis, je gage ?

FABER
Oui, par Castor !

VALENS
                              César était sans contredit
Ambitieux, — c'est vrai, puisque Brutus le dit ;
— Mais il aimait le peuple : il l'aimait bien !

FABER
                                        Oui, certe !

UN AUTRE CITOYEN
Il avait le coeur bon, la main toujours ouverte.

FABER, à demi-voix
Comme je le regrette !

VALENS
                              Et moi, si tu savais...!

FABER
Ami, nous en verrons peut-être un plus mauvais !

VALENS
Pauvre Antoine ! il fait mal à voir... Dieux ! comme il pleure!

ANTOINE
Oh! quand je pense, amis, que César tout à l'heure,
Formidable, et pareil à Jupiter tonnant,
Parlait, du Capitole, au monde frissonnant,
Et qu'il n'a même plus, sans voix et sans haleine,
De quoi faire trembler une herbe dans la plaine !
Quand je pense que rois, princes, fiers potentats,
A qui César laissait par pitié leurs États,
Nobles, patriciens, dans la poussière vile
Tout à l'heure à ses pieds rampaient, foule servile,
Et qu'à présent, hélas ! pas un front n'est courbé
Devant l'écroulement du colosse tombé !
Que pas une douleur, compagne qui protége,
A ce mort glorieux ne vient faire cortége !
Et cependant voici, bon peuple, un parchemin
Écrit par César même, et scellé de sa main :
Le voici ! — N'allez pas croire au moins que je veuille,
Dans un pareil moment, vous lire cette feuille,
Qui pourrait, dans vos coeurs tristement combattus,
Nuire à ces hommes purs, Cassius et Brutus !
Si je lisais pourtant !... car cet écrit vous touche,
-Je vous le dis, — dans Rome il n'est pas une bouche
Qui ne baisât les plis sacrés de ce manteau
D'où le sang tombe, ainsi qu'un torrent du coteau !
Sang noble et précieux, Romains, sang d'un grand homnme
Qui voulait enfermer tout l'univers dans Rome ;
Gigantesque projet qu'il eût effectué,
Si deux hommes d'honneur ne l'avaient pas tué.

FABER
Quel est ce parchemin ?

ANTOINE
                              Environné de haine,
César avait, hélas ! prévu sa fin prochaine :
Oui, le pauvre César m'en parlait constamment ;
Et naguère il m'avait remis ce testament...

TOUS
Marc-Antoine, lisez ! - Lisez sans plus attendre !
Lisez le testament ! — Nous voulons tous l'entendre !

ANTOINE
Mieux vaut pour vous, amis, ne le connaître point,
Car déjà votre oeil flambe, et vous serrez le poing ;
Car vous, qui n'êtes pas faits de bronze ou de pierre,
Votre coeur se romprait comme votre paupière,
Et vos pleurs, épanchés au milieu des sanglots,
De ce fleuve de sang viendraient grossir les flots !
Et qu'arriverait-il alors ? Dieux ! quels désastres !..
Quelle imprécation irait frapper les astres,
Si vous reconnaissiez que ces hommes d'honneur
Ont tué votre gloire, hélas ! votre bonheur !

TOUS
Lisez ! nous le voulons ! Rome entière l'exige !

ANTOINE
Oh ! ne m'y forcez pas : vous auriez tort, vous dis-je.

TOUS
Non, lisez !

ANTOINE
                    Mes amis, un instant ! car je vois
Que vos gémissements étoufferaient ma voix.
Et, regardez, voici la noble Calpurnie !
La perle que jamais nul souffle n'a ternie,
La matrone au coeur chaste, au front sévère et doux,
Qui vient, redemandant le corps de son époux,
Pleurer sur la victime à vos yeux massacrée !
— Place, amis ! — la douleur d'une veuve est sacrée !...

TOUS
Oui, place !
(Calpurnie entre avec ses femmes.)

UN CITOYEN
                    Taisons-nous, comme au pied des autels !

CALPURNIE
Mon cher César ! où donc est-il ?
(Se jetant éperdue sur le corps de César.)
                                        Dieux immortels !

ANTOINE
Le voilà, Calpurnie, en face de Pompée ! Et vos pressentiments ne vous ont pas trompée...
Le voilà cet ami de tous, ce protecteur,
Seul — et comme toujours — sans garde, sans licteur,
Lorsqu'au milieu de nous, dans sa bonté profonde,
Il souriait, donnant la main à tout le monde,
Au riche, au pauvre, au noble, au passant inconnu,
Au fier patricien comme à l'esclave nu !
Que l'horreur maintenant dans vos âmes pénètre !...
(Il saisit le manteau qui recouvre le corps de César, et s'élance sur les marches du portique.)
Ce manteau, mes amis, vous devez le connaitre ?...
Le soir où Julius vainquit les Nerviens,
Il portait ce manteau guerrier ; je m'en souviens.
Il le portait encor dans ce jour où Pharnace
N'eut pas même le temps d'achever sa menace.
Voyez à cet endroit combien de sang versé !
Comme de Cassius le fer l'a traversé !
Cette large ouverture au pan que je soulève,
Le furieux Casca l'a faite avec son glaive !
Là s'acharnait Cimber ! là, frappant au hasard,
Le bien-aimé Brutus a poignardé César !
Et, lorsqu'il retira sa parricide lame,
Voici jusqu'où le sang de César, avec l'âme,
Jaillit, — comme pour voir, à grands flots échappé,
Si véritablement Brutus avait frappé !
Car il aimait Brutus, sollicitude amère !
Il l'aimait comme un fils, et d'un amour de mère !
Oh ! maintenant vos coeurs se brisent à moitié ;
Vous sentez le pouvoir de la douce pitié !..
Vous pleurez ! — N'est-ce pas que les pleurs ont des charmes ?
- Pleurez, amis !... ce sont de généreuses larmes !
— Oui, voilà ce qu'ont fait glaive, poignard, couteau !..
Mais vous ne connaissez que les trous du manteau :
Voici le corps ! voici toutes les meurtrissures !
Environnez César, et comptez ses blessures !...
Venez tous ! Le voici lui-même déchiré,
Déchiré par Brutus, l'enfant dénaturé !!!

UN CITOYEN
0 spectacle navrant !

UN AUTRE
                              0 deuil ! ô perte immense !

UN AUTRE
Rome, pleure avec nous : ta ruine commence !

TOUS
Des haches ! des flambeaux !

ANTOINE
                              Un moment. Arrêtez !

VALENS
Le noble Antoine parle, écoutons !

TOUS
                                        Écoutez !

ANTOINE
Amis, ce n'est pas moi qui du flot populaire
Voudrais faire monter la fiévreuse colère :
Brutus et Cassius, vous-mêmes l'avez dit,
Sont des hommes d'honneur...

VALENS
                              Non. Rome les maudit !

ANTOINE
Amis, votre douleur, montant jusqu'au délire,
Vous a fait oublier ce que je dois vous lire...

TOUS
C'est vrai ! Le testament ?

ANTOINE
                                        Je le tiens de sa main.
Et César qui t'aimait, ô bon peuple romain,
N'a pas voulu tomber sous des haines perverses,
Sans léguer à chacun de vous trois cents sesterces !

UN CITOYEN
Noble César !

UN AUTRE
                    Royal César !

UN AUTRE
                                        Honte et remord !
T'avoir laissé mourir...

TOUS
                              Nous vengerons ta mort !

ANTOINE
De plus, amis, César vous lègue ses portiques,
Ses vergers, ses grands parcs aux platanes antiques...
(Octave et Cléopâtre, qui avaient disparu, se glissent dans la foule. Ils sont enveloppés chacun d'un manteau qui les cache aux yeux l'un de l'autre.)

CLÉOPÂTRE, à part
Quel est ce testament ?

OCTAVE, à part
                              C'est le mien !

ANTOINE
                                        Chevaliers,
Jetez vos bracelets, vos armes, vos colliers,
Sur le corps de César !... Et vous, blanches matrones,
Des fleurs à pleines mains ! guirlandes et couronnes !
Pour que, dans un instant, quand la flamme aura lui,
César ait un bûcher qui soit digne de lui !

CLÉOPÂTRE, à part
Plus rien à faire ici ! Je vois ce qu'on médite...
Adieu pour jamais, Rome ! Adieu, ville maudite !

CITOYENS
Bancs, sièges, brisons tout !

D'AUTRES
                              Des cyprès ! des lauriers !

OCTAVE, bas à Antoine
Est-ce que par hasard, seigneur, vous m'oublieriez ?

ANTOINE
Non ! car de Julius la volonté suprême,
Pour Antoine, est la voix de Jupiter lui-même.
— Romains ?...
(Le peuple se rapproche d'Antoine).
Ce testament n'est pas lu tout entier :
Apprenez qui César nomme son héritier.
Que ce nom glorieux dans votre cœur se grave !...
L'héritier de César...

TOUS
                              Quel est-il ?

ANTOINE
                                        C'est Octave !
(Octave jette son manteau, et paraît sous la robe blanche des candidats.)

BEAUCOUP DE VOIX, dans la foule
Oui. Vive Octave ! — Octave au Capitole ! — en char !


D'AUTRES
Octave au Capitole !

D'AUTRES
                              Au champ de Mars, César !
(On emporte d'un côté le corps de César ; de l'autre, Octave, enlevé sur les bras du peuple, est conduit au Capitole.)

TOUTE LA FOULE
Mort, mort à Cassius ! - Mort à Brutus, l'infâme !


BYRRHA, entrant suivi de gladiateurs, — une torche dans une main, un poignard dans l'autre.
Gladiateurs ! à nous le fer, à nous la flamme !
Vengeons, vengeons César !
(Des cris de mort se font entendre partout. Une lueur d'incendie éclaire le théâtre.)

ANTOINE, sur les marches du sénat
Et maintenant, va, cours,
Désordre ! Te voilà lancé : poursuis ton cours !
Emplis Rome, déborde !... et que ton flot qui gronde,
Roulant sur l'Italie, envahisse le monde !



Texte numérisé en mode texte par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.


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