Epilogue *

 

* L'épilogue peut être supprimé à la représentation
Un site désert, la nuit. Sapins, rochers et marais, tristement éclairés par une lune blafarde.


Scène 1
BRUTUS, TITINIUS

(Bruit d'armes et cris d'effroi derrière le théâtre).

PLUSIEURS VOIX
Fuyez ! fuyez ! fuyez !

TITINIUS, accourant
                              Seigneur, de roche en roche
Gagnez les bois, fuyez : le vainqueur se rapproche !
N'attendez pas qu'il faille, en ces âpres chemins,
Imiter Cassius, et mourir de vos mains !...
Car Brutus ne voudra jamais, comme un esclave,
Marcher, les bras liés, devant le char d'Octave.

BRUTUS
Cassius est donc mort?

TITINIUS
                              Mort !

BRUTUS
                                        Tu l'as vu ?

TITINIUS
                                                            Glacé,
Tenant encor le fer qui l'avait traversé !...

BRUTUS
Hé quoi ! pas un ami, dans ce moment suprême,
N'a dirigé le glaive ?

TITINIUS
                                        Il s'est tué lui-même.
- Mais j'entends le fracas des armures : oh ! fuis !...
Il en est temps encor, Brutus !

BRUTUS
                                        Va, je te suis.

Scène 2
BRUTUS, seul

C'est l'ombre de César qui, parmi les tempêtes,
Secouant l'épouvante au-dessus de nos têtes,
Semblable à Némésis, déesse du remord,
Une torche à la main va promener la mort !
De tous les meurtriers de César, moi je reste
Le seul et le dernier vivant !... Je suis Oreste.
- Vingt-trois ont disparu. Le feu, l'onde ou le fer,
Les a jetés, râlant, aux ombres de l'enfer !
Ce que nous avons pris, d'un accord unanime,
Pour une action juste, et sainte, et magnanime,
Oh ! ce n'est qu'un forfait, tellement odieux,
Que, pour le châtier, il faut la main des dieux !
Oui, la nature semble elle-même le dire !...
Depuis deux ans, toujours ardente à nous maudire,
Elle pleure César dans la tombe enfermé !
Et, comme s'il était son enfant bien-aimé,
Dans la création jetant sa plainte amère,
Elle porte le deuil, inconsolable mère ! —
Maintenant c'est à peine encor si nous voyons
Le soleil, qui, versant quelques pâles rayons,
Ne mûrit même plus, feu triste et monotone,
Ni les moissons d'été, ni les pampres d'automne.
Quoi ! le flanc de la terre est-il donc épuisé ?...
Non ; le sang de César avait tout arrosé !...
Lorsque César vivait, la plaine était fertile !
— Action monstrueuse !... hélas ! crime inutile !..
Quand nous avions le monde à reconstituer,
Ce n'était pas César qu'il nous fallait tuer :
C'était, puisqu'en lambeaux la république tombe,
La morte qu'il fallait ranimer dans sa tombe !...
Le passé, l'avenir se dressent contre nous.
- Serait-il vrai — je sens frissonner mes genoux —
Que, perdant une cause ou la faisant immonde,
Le meurtre politique est sans fruit pour le monde ?
Et, tout couvert de sang, me faut-il avouer
Que l'infâme poignard tranche sans dénouer ?
[S'il en était ainsi..., meurtriers que nous sommes !
Toutes mes notions sur les dieux, sur les hommes,
N'étaient rien qu'un vertige, un éblouissement ;
Et moi je reconnais, à mon dernier moment,
Que ce flambeau des temps passés, tremblant dans l'ombre,
A la lueur duquel j'ai lu mon devoir sombre,
N'était qu'un feu trompeur, guide fourbe qui nuit,
Et nous pousse à l'abîme où s'engouffre la nuit !]
Oh ! de ta liberté, Rome, je désespère !
Ainsi j'aurais mieux fait de l'appeler mon père,
Cet homme, astre immortel qui sur notre âge a lui,
Et mieux fait de courber le genou devant lui !
— A Sardes, une fois, vers cette heure nocturne,
N'ai-je pas vu marcher son ombre taciturne,
Qui, vers moi soulevant ses regards abattus,
Dis : « Tu me reverras à Philippes, Brutus ! »
Nous sommes à Philippe : aux champs de Macédoine,
Vaincu, je fuis devant Octave et Marc-Antoine !
Je n'ai plus qu'un lien sur terre : Porcia,
Qu'à mon sombre destin l'hymen associa !
Viens, spectre formidable, et que ta voix profonde
Dise le dernier mot des choses de ce monde :
Car je l'ai demandé jusqu'ici vainement
A la philosophie, oracle impur qui ment ! -
Je t'en conjure, ô toi que la nuit lourde enferme,
Apparais ! je t'attends, l'âme sereine et ferme !...
Viens, tel que je t'ai vu, dans mes rêves, souvent :
Je serai calme et froid comme près d'un vivant !
(Il attend immobile ; mais Straton seul paraît derrière lui).

Scène 3
BRUTUS, STRATON

STRATON
Seigneur !


BRUTUS
          Eh bien ?

STRATON
                    Hélas !

BRUTUS
                                        Parle sans plus attendre...
Tu viens dans un moment où je puis tout entendre.

STRATON
Porcia...

BRUTUS
(Straton baisse la tête et pleure.)
          Morte ? — Aussi !... Quelle repose en paix !
Le lien était donc brisé ?... Je me trompais.
— Straton ?

STRATON
                    Seigneur ?

BRUTUS
                              Approche.

STRATON
                                        Hélas ! mon noble maître,
Fuyez ! c'est vous qu'on cherche... Il est trop tard peut-être !

BRUTUS
[Sois calme : l'ennemi, comme toi je l'entend ;
Mais pour fuir son atteinte il suffit d'un instant.
A genoux !

STRATON, s'agenouillant
          J'obéis.

BRUTUS
                                        Puisque, toujours près d'elle,
La pauvre Porcia t'a vu bon et fidèle,
Straton, écoute. — Elle est libre avant son époux,
Je vais l'être à mon tour : sois libre comme nous !
(Il lui touche la joue pour l'affranchir, et le relève.)

STRATON
Que puis-je faire encor, seigneur, ou vous promettre ?

BRUTUS
Tu m'aimes, n'est-ce pas ?

STRATON
                              Plus que ma vie, ô maître !

BRUTUS
Eh bien ! tu vas me rendre un service, un dernier !

STRATON
Lequel ?

BRUTUS
(Il lui donne son épée, et en tourne la pointe vers sa poitrine.)
          Je ne veux pas être leur prisonnier...
Comprends donc !

STRATON, se voilant le visage avec son bras
                    Oh !
(En ce moment l'ombre de César apparaît, et passe en disant)
                              Brutus ! Brutus ! Brutus !

BRUTUS
                                        Pauvre ombre !
C'est toi : Rome n'est plus que ruine et décombre !...
Tu m'appelles, je viens... Point de retards, oh ! non !
(Se jetant sur l'épée que Straton lui présente.)
Vertu ! menteuse idole, ainsi tu n'es qu'un nom !

Scène 4
OCTAVE, ANTOINE, SOLDATS, portant des torches

OCTAVE
Où dites-vous qu'il est?

ANTOINE, le précédant
                              Seigneur, veuillez me suivre.

OCTAVE, regardant le cadavre
C'est Brutus ?

STRATON, à genoux, près du corps de son maître
                    Ce fut lui !

OCTAVE, avec une étrange expression
                                        Brutus aurait pu vivre.

ANTOINE
Le dernier des Romains, Octave, a succombé :
C'est le plus grand, depuis que César est tombé !
Tous les conspirateurs, foule au crime asservie,
Hors Brutus, ont tué par haine ou par envie :
Épris d'un faux honneur, Brutus seul s'est trompé :
Au nom du bien public, Brutus seul a frappé !
Son àme fut toujours calme ; sa mort est calme.
(Avec un accent, de flatterie un peu railleuse.)
Brutus a combattu, mais Octave a la palme !...
Que ce manteau guerrier, Brutus, soit ton linceul !
(Il jette son paludamentum sur le cadavre de Brutus.)
(A Octave)

Et maintenant le monde à nous deux !

OCTAVE, à part
                                                  A moi seul !



Texte numérisé en mode texte par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.