Il y a cinq ans que l'idée de cette tragédie m'est venue, et, depuis cinq ans, il ne s'est point passé un jour sans que je m'en occupasse.

C'est que ce n'était plus, comme Antony, une oeuvre de sentiment ; comme la Tour de Nesle, un drame d'improvisation ; ni comme Angèle, un tableau de moeurs.

C'était toute une époque inconnue, ou, qui pis est, mal connue ; une époque que, arrivés à un certain âge, nous ne revoyons plus qu'à travers les souvenirs fastidieux du collège, et qu'il fallait reconstruire sur le terrain mouvant du théâtre, dans les limites étroites de la scène et d'après l'architecture sévère des unités.

Ajoutez à cela que l'antiquité, telle que nous l'avait montrée dans ses tragédies l'école voltairienne, était tombée dans un si merveilleux discrédit, que l'ennui qu'elle traînait à sa suite était devenu proverbial ; c'était donc plus qu'une innovation que je tentais : c'était une réhabilitation.

Aussi, une fois déterminé à entreprendre mon oeuvre, rien ne me coûta pour l'accomplir ; les souvenirs imparfaits du collège étaient effacés ; la lecture des auteurs latins me parut insuffisante ; et je partis pour l'Italie, afin de voir Rome ; car, ne pouvant étudier le cadavre, je voulais au moins visiter le tombeau.

Je restai deux mois dans la ville aux sept collines, visitant le jour le Vatican, et la nuit le Colisée ; mais, après avoir tout rebâti dans ma pensée, depuis les prisons Mamertines jusqu'aux bains de Titus, je m'aperçus que je n'avais vu qu'une face du Janus antique ; face grave et sévère qui était apparue à Corneille et à Racine, et qui, de sa bouche de bronze, avait dicté à l'un les Horaces, et à l'autre Britannicus.

C'était Naples, la belle esclave grecque, qui devait m'offrir ce second visage, voilé, pour nos grands maîtres, sous la lave d'Herculanum et la cendre de Pompéi ; visage gracieux comme une élégie de Tibulle, riant comme une ode d'Horace, moqueur comme une satire de Pétrone. Je descendis dans les souterrains de Résina ; je m'établis dans la maison du Faune ; pendant huit jours, je vécus m'éveillant et m'endormant dans une habitation romaine, touchant du doigt l'antiquité, non plus l'antiquité élevée, poétique et divinisée, telle que nous l'ont transmise Tite-Live, Tacite et Virgile, mais l'antiquité familière, matérielle et confortable, comme nous l'ont révélée Properce, Martial et Suétone. Alors la nation logée commença pour moi à descendre de son piédestal, à revêtir une forme palpable, à prendre une allure vivante : je peuplai ces maisons vides de leurs habitants disparus, depuis le palais du patricien jusqu'à la boutique du marchand d'huile ; et tous les degrés de l'échelle immense qui commençait à l'empereur pour ne s'arrêter qu'à l'esclave, m'apparurent dans un rêve pareil à celui de Jacob, distinctement remplis d'êtres semblables à nous, qui montaient et qui descendaient. Ce n'était point assez encore ; j'allai à eux, j'ouvris leur tunique, je soulevai leur manteau, j'écartai leur toge, et partout je trouvai l'homme d'Homère et de Diogène, de Dante et de Swift, avec sa taille de pygmée et ses désirs de géant.

Alors, de la connaissance des hommes, j'essayai de passer à la science des choses ; je tentai de me rendre compte de ces époques qui nous ont été transmises, mais non pas expliquées ; je vis des empereurs insensés et un peuple esclave, cent soixante millions d'hommes victimes de l'astuce d'un tigre ou de la férocité d'un lion. Je cherchai un motif à ces crimes inouïs et à cette patience sans terme ; et voici ce que je crus deviner, en abandonnant la philosophie pour la foi, et en regardant le monde païen au point de vue providentiel :

A cette époque, Rome était non seulement la capitale de l'empire, mais encore le centre du monde ; elle faisait un si grand bruit à la surface de la terre, que l'on n'entendait pas même le murmure des autres villes ; elle couvrait de ses maisons tout l'espace qui s'étend de Tivoli à Ostia, et de Ponte-molle à Albano. Dans cette immense ruche bourdonnaient, comme des abeilles, cinq millions d'habitants, c'est-à-dire six fois la population de Paris et quatre fois celle de Londres. Elle avait un superbe jardin qui s'étendait du Vésuve au mont Genèvre, un voluptueux gynécée qu'on appelait Baïa, une splendide maison de campagne que l'on nommait Naples, et deux immenses greniers toujours pleins de blé et de maïs, la Sicile et l'Egypte. De plus, soit par captation, soit par force, elle avait hérité des trésors de Babylone et de Tyr, ses aïeules, du commerce de Carthage et d'Alexandrie, ses rivales, et de la science d'Athènes, son institutrice.

Aussi, de cette centralisation d'hommes, d'or et de science, était-il résulté des moeurs étranges, un luxe insensé, une corruption gomorrhéenne : le colosse romain, tout puissant qu'il était en apparence, éprouvait parfois de subites commotions, de souterraines secousses et de mystérieux tremblements. C'est que la terre était alors pareille à une femme dont la grossesse touche à son terme ; elle sentait tressaillir son fruit dans ses entrailles ; fruit inconnu, prédit par la Salutation angélique et attendu par la Foi. Le monde antique craquait de vétusté ; l'Olympe païen se lézardait de l'orient à l'occident ; l'univers était dans la torpeur d'un serpent qui change de peau. Un frissonnement mortel courait par cette société, qui essayait de combattre le pressentiment de l'orgie, et qui, d'une main chaude de luxure, tentait d'effacer avec du vin et du sang les mots fatals écrits par le doigt de l'ange sur les murs suants du festin. Enfin Rome n'osait plus se fier ni à la terre ni au ciel : elle était entre un volcan et un orage ; elle avait sous ses pieds des catacombes pleines, et sur sa tête un Olympe vide !

C'est qu'elle venait d'être choisie pour les desseins du Seigneur ; c'est que, cité prédestinée, d'écueil, elle allait devenir phare ; c'est que, creuset immense où le genre humain se transformait en bouillonnant, elle était en même temps le moule gigantesque duquel devait sortir un nouveau monde. Or, comme les révolutions humaines, quoique conduites par la main du Seigneur, ne peuvent s'accomplir que par des moyens humains, Dieu voulut saper à la fois cette forteresse d'iniquités par la tête et par la base : il envoya la folie aux empereurs et la foi aux esclaves.

Aussi voyez-les tour à tour, ces Césars, comme, à peine montés à ce faite qu'on appelle l'empire, ils sont pris d'un vertige soudain, d'une folie incroyable, d'un aveuglement inouï, qui commence à Tibère et qui finit à Julien ! Voyez comme cette démence sanglante anéantit imprudemment tout ce qui peut lui servir d'appui, en frappant sur la chevalerie et le patriciat, ces soutiens naturels de toute monarchie. Voyez comme cette noblesse éperdue se détruit elle-même, et, sur un mot, sur un geste, sur une parole de son tyran, tend la gorge, s'ouvre les veines, ou se laisse mourir de faim ! c'est une soif de mort, une monomanie de néant ; et Rome n'a pas un palais d'où ne sortent des cris, des râles et des soupirs.

Maintenant, jetez les yeux sur l'extrémité opposée de la société : au lieu du désespoir, la consolation ; en place des bourreaux armés de la hache, des vieillards portant la croix et l'Evangile ; au contraire d'une main qui creuse la terre, un doigt qui montre le ciel.

Ainsi la colère de Dieu descendait sur les grands, et sa clémence s'étendait sur les petits ; ces deux envoyées du Seigneur marchaient au-devant l'une de l'autre ; l'une descendant de l'empereur au peuple, l'autre montant du peuple à l'empereur ; elles se rencontrèrent dans le milieu de la société, chacune ayant fait son oeuvre. Dès lors, il y eut un pape au lieu d'un César, des martyrs en place des gladiateurs, des chrétiens et plus d'esclaves. Une seconde Genèse était accomplie ; à la lumière des yeux succédait la lumière de l'âme. Dieu avait refait un nouveau monde avec les débris de l'ancien ! Une fois arrivé à ce point de vue, on doit comprendre tout ce qu'offrait de poétique et d'élevé à mon esprit cette lutte du paganisme mourant et de la foi naissante. Je ne m'occupai donc plus qu'à choisir dans ces trois siècles de transformation une époque avantageuse au développement de mon sujet. La fin du règne du successeur de Tibère me parut la plus appropriée à mes théories providentielles ; sur trois types dont j'avais besoin, l'histoire m'en offrait deux, et, depuis longtemps, mon imagination avait enfanté le troisième : ces trois types étaient Messaline, Caligula, Stella.

Or, je vous le demande : ouvrez Tacite, Suétone et Juvénal, et dites-moi si, pour s'incarner dans une femme, le luxe, la débauche et le crime eussent choisi quelque autre que Messaline ? N'était-elle pas belle, voluptueuse et souillée comme la société qu'elle représente, cette courtisane impériale qui, après douze ans de débauches infinies et de puissance absolue, abandonnée un jour de ses amants, de ses sujets et de ses esclaves, ne trouva, pour aller au-devant de la mort, d'autre guide qu'un boueur, et d'autre char que le tombereau qui servait à voiturer les immondices ?

Dites-moi, Caïus César, que les soldats appelaient Caligula, n'était-il pas bien le fou qu'il me fallait pour faire ressortir les vues mystérieuses de la Providence ? Pouvais-je trouver mieux que le maître d'Incitatus, le mari de la Pleine-Lune, le rival de Jupiter, pour porter le premier coup au vieux Panthéon, devenu trop étroit à six mille dieux ? et devais-je croire aveuglément, avec ceux qu'il faisait mourir, que la cause de sa démence n'était autre que l'hippomane versé dans sa coupe par l'amoureuse Césone ?

Quant à Stella, cette étoile chrétienne qui remonte d'occident en orient, je n'ai point, ce me semble, besoin d'expliquer autre chose que son apparition prématurée sur l'horizon romain. Ce n'est que l'an 59 ou 6O de l'ère moderne, je le sais, qu'il fut question de martyrs, et Suétone est ,je crois, le premier des auteurs latins qui constate vers cette époque des rixes arrivées à propos d'un certain Christ. Aussi ai-je été au-devant de l'objection, quelque infime qu'elle fût, en encadrant dans ma tragédie la tradition provençale de la Madeleine, si vivante et si respectée encore aujourd'hui sur la côte de la Camargue et dans la vallée que domine la Sainte-Beaume : or, selon cette tradition, ce fut l'an 4O du Christ que les saints exilés touchèrent les champs de Marius ; il n'y a donc rien d'étonnant qu'un an après, cette tradition soit racontée à Rome par la jeune convertie qui avait assisté à leur débarquement.

Une fois ma tragédie établie et tournant aux yeux des spectateurs sur ce triple pivot, on conçoit combien facilement j'abandonne le reste à la critique. Que ceux qui font un mérite à Racine d'avoir vieilli Junie me fassent un crime d'avoir rajeuni Cherea, dont ils ne savent pas même écrire le nom ; que ceux qui admirent la mort de Mercutio au second acte de Roméo et Juliette s'étonnent que j'aie fait ouvrir les veines à Lepidus avant la fin du prologue de Caligula ; que ceux enfin qui ont crié à l'immoralité d'Antony et de Marguerite de Bourgogne, me reprochent la chasteté de Messaline, peu m'importe : ceux-là n'ont vu de mon oeuvre que la forme ; ils ont tourné autour de la tente, sans voir l'arche qu'elle abritait ; ils ont examiné les vases et les chandeliers de l'autel, mais ils n'ont point ouvert le tabernacle.

Seul, le public a compris instinctivement qu'il y avait sous cette enveloppe visible une chose mystérieuse et sainte ; il a suivi l'action dans tous ses replis de serpent ; il a écouté pendant quatre heures, avec recueillement et religion, le bruit de ce fleuve roulant des pensées qui lui ont paru nouvelles et hasardées peut-être, mais chastes et graves : puis il s'est retiré le tête inclinée, et pareil à un homme qui vient d'entrevoir en rêve la solution d'un problème qu'il avait souvent et vainement cherché pendant ses veilles.

Et, maintenant que le nouveau navire que je viens de lancer sur l'océan de la critique a arboré son véritable pavillon, vienne le calme ou la tempête ; il est prêt pour l'un comme pour l'autre.

Alexandre Dumas.