Acte IIActe IV

L'atrium de la maison de Cherea ; tout autour les portraits de ses aïeux ; à gauche du spectateur, l'autel des dieux lares. Une porte au fond, deux portes latérales.


Scène 1
CHEREA, son affranchi

CHEREA
Personne n'est venu ?

L'AFFRANCHI
          Personne.
(Il s'incline et veut sortir.)

CHEREA
                    Bien, demeure.
Il est...?

L'AFFRANCHI
          Nous achevons, maître, la troisième heure.

CHEREA
C'est bien.

L'AFFRANCHI
          Mon maître encore a-t-il besoin de moi?

CHEREA
Oui ; car je crois pouvoir me confier à toi :
Je vais donc te charger d'une mission grave.
Attelle un chariot et va prendre un esclave
Qu'en passant au Forum j'ai ce soir acheté,
Et qu'on a dû me mettre à part, seul, de côté.
Afin qu'il ne conserve aucun espoir de fuite,
Fais-lui lier les mains, bander les yeux ; ensuite,
Pour qu'il ne sache point où tu le conduiras,
Perds-le par des détours ; puis tu l'amèneras.

L'AFFRANCHI
Faut-il le faire entrer ici même ?

CHEREA
          Sans doute.

L'AFFRANCHI
Tu seras content, maître.

CHEREA
          Ecoute encore, écoute...
Non, rien... Va sans retard, et fais ce que j'ai dit.


Scène 2
CHEREA, s'accoudant sur l'autel de ses dieux et se voilant la tête de son manteau

Pardon, mes dieux, pardon, si, muet, interdit,
Chaque fois qu'à vos pieds j'apporte mon hommage,
Du pan de mon manteau je voile mon visage !
C'est que je n'ose point lever sur vous les yeux,
O lares, qui savez ce qu'étaient mes aïeux !
Car, en vous regardant, patriotique emblème,
J'ai honte au fond du coeur de Rome et de moi-même :
De moi qui, jeune d'âge et pourtant vieux soldat,
De nos derniers beaux jours vis le dernier éclat,
Et que Germanicus, j'en ai gardé mémoire,
A fait centurion après une victoire ;
J'espère toutefois que vos regards perçants
De ma feinte mollesse ont pénétré le sens,
Et, dans tous les détours où ma ruse s'applique
Suivi l'amant pieux de la gloire publique.
Oh ! si de mes ennuis seulement la moitié
Vous est connue... alors vous aurez eu pitié :
Pitié quand vous m'avez, d'une voix ridicule,
Vu parler le jargon d'Ovide et de Tibulle ;
Pitié quand vous m'avez vu porter mes amours
A cette Messaline, opprobre de nos jours,
Et pitié quand enfin aux insultes du maître
Vous avez vu mon coeur lâchement se soumettre.
Eh bien, vous le savez, tout cela n'est qu'afin
De mener mon projet à sa sanglante fin,
Et vous n'ignorez pas que, pour qu'il réussisse,
Je ne l'ai pas voilé d'un trop long artifice.
Oh ! sans doute qu'au temps des antiques vertus,
Ce n'était point ainsi que conspirait Brutus,
Et c'était au grand jour que son poignard stoïque
Vengeait en plein sénat la sainte République !
Mais dans un tel projet était-il affermi,
Alors l'ami pouvait dans le sein d'un ami
Le déposer sans peur, car le secret sublime
Y tombait englouti comme dans un abîme.
Mais, aujourd'hui, soldats, citoyens, sénateurs,
Pour un ami discret offrent cent délateurs,
Si bien que, lorsqu'on veut un coeur loyal et brave,
Il faut l'aller chercher dans le sein d'un esclave.
O mes dieux ! faites donc qu'en ce jeune Gaulois
Je trouve ce qu'en vain j'ai demandé cent fois
A ces Romains bâtards, race aveugle et flétrie,
Qui répond par des chants aux pleurs de la patrie.
On entre... Protogène... Et que vient faire ici
Cet espion bourreau ?


Scène 3
CHEREA, PROTOGENE, ANNIUS, SABINUS, entre deux Licteurs

PROTOGENE, s'avançant seul
          Salut, maître. Voici
Deux enfants que César, pour le temps où nous sommes,
Trouve trop disposés à devenir des hommes.
Tous deux ont été pris les armes à la main,
Croyant parler encore au vieux peuple romain,
Et voulant faire croire à notre plébicule
Un mensonge inouï tant il est ridicule :
C'est que, quand le blé manque, elle manque de pain,
Et que, le pain manquant, elle mourra de faim...
Heureusement, la foule a compris l'artifice,
Et nous les a remis pour en faire justice.
Or, le divin César, avant de les juger,
Te charge, Cherea, de les interroger,
Pour que tu saches d'eux si de telles idées
D'autres têtes encor ne sont point possédées.
Il sait ton dévouement, il compte sur ta foi,
Et veut te le prouver.

CHEREA, à part
          Douterait-il de moi ?

PROTOGENE, aux deux jeunes gens
Avancez.
(A Cherea.)
          Aussi loin que ton zèle t'emporte,
Ne crains rien ; des soldatsveillent à cette porte,
Et, moi-même, en ce lieu je reste pour savoir
Si je n'ai pas de toi quelque ordre à recevoir.

(Il sort avec les Licteurs.)

CHEREA, à part
Oui, je comprends, c'est bien, que ton zèle funeste
Espionne à loisir ma parole et mon geste :
Tous deux ont dès longtemps étudié, crois-moi,
La langue qu'il convient de parler devant toi.
(Se retournant vers les jeunes gens et les reconnaissant.)
Annius ! Sabinus !

ANNIUS
          Nous connaissions naguère
Un certain Cherea renommé dans la guerre ;
Mais nous ne savions pas qu'infatigable acteur,
Il remplit dans la paix l'emploi de quésiteur.
Soit.

CHEREA
          Parmi les emplois que l'empereur dispense
A titre de faveur ou bien de récompense,
J'engage mon honneur que, quel que soit le mien,
Le soldat n'aura pas honte du citoyen.

ANNIUS
Que devons-nous penser et de l'un et de l'autre ?

CHEREA
Nos rôles sont tracés, gardons chacun le nôtre,
Et, tant qu'il ne plaît pas au sort de les changer,
Souvenez-vous que c'est à moi d'interroger.

SABINUS
C'est vrai, par Jupiter ! aussi te répondrai-je
Quand tu m'auras offert de m'asseoir.

CHEREA
          Prends un siège.
Et d'abord, Annius, quel génie insensé
A la rébellion aujourd'hui t'a poussé,
Toi, l'héritier d'un nom jusqu'ici plein de gloire ?

ANNIUS
C'est qu'il m'est tout à coup venu dans la mémoire
Que l'un de mes aïeux, fameux par ses vertus,
Etait mort à Philippe à côté de Brutus.

CHEREA
Et toi, Sabinus ?

SABINUS, jouant avec sa chaîne d'or
Moi ?

CHEREA
          Réponds.

ANNIUS
                    Oui, réponds, frère.

SABINUS
Ma foi, j'ai conspiré, tribun, pour me distraire.
Je suis, depuis huit jours, harcelé par le sort ;
Lepidus, le meilleur de mes amis est mort.
J'ai contre le chagrin au jeu cherché ressource ;
Le jeu m'a dévoré jusqu'au cuir de ma bourse.
Pour me faire oublier la perte de mon or,
Ma maîtresse restait comme un dernier trésor,
Je cours chez elle... Une heure avant mon arrivée,
L'athlète Sergius me l'avait enlevée !
Le peuple justement, quand m'advint cet ennui,
En tumulte courait ; je courus après lui ;
Il criait : avec lui, je criai quelque chose,
Comme Mort à César ! à ce que je suppose,
Et ce fut au moment où je criais plus fort
Qu'on m'a pris ; je me suis laissé prendre, et j'eus tort !

CHEREA
A ce jeu, vous savez, insensés que vous êtes !
Que contre l'empereur vous jouez vos deux têtes ?

ANNIUS
Chacun de nous attend en joueur résigné ;
César les prenne donc, c'est juste, il a gagné.

CHEREA
Maintenant, faudra-t-il recourir aux supplices
Pour vous faire avouer le nom de vos complices ?

SABINUS
Fais comme tu voudras.

ANNIUS
          Des complices, tribun ?
Quant à moi, j'eus longtemps l'espoir d'en trouver un ;
Mais l'espoir aujourd'hui n'est qu'un éclair dans l'ombre,
Qui brille et disparaît, laissant la nuit plus sombre ;
Cet homme, presque enfant, chez les Marses vaincus,
Simple décurion, suivit Germanicus ;
Puis, du septentrion remontant à l'aurore,
Jusqu'à Nicopolis il le suivit encore ;
Et, revenant enfin, en le suivant toujours,
Vers les champs désastreux, domaines des vautours,
Où blanchirent six ans les os de notre armée,
Il creusa de sa main, à vaincre accoutumée,
Un de ces grands tombeaux où dorment, disparus,
Les soldats que César demandait à Varus.
Mais, depuis, on m'a dit qu'oublieux de sa gloire,
Il avait de ce temps perdu toute mémoire,
Et que, traître à lui-même, il dépensait ses jours
Près d'une courtisane aux banales amours,
Dont il ne s'éloignait quelquefois à grand'peine
Que pour lécher la main qui nous met à la chaîne ;
Ce nom jadis si haut et maintenant si bas,
Le connais-tu, tribun ?

CHEREA
          Je ne le connais pas.

ANNIUS
C'est bien !... Peut-on savoir quel sort tu nous destines ?

CHEREA
Vous serez reconduits aux prisons Mamertines,
Et, là, vous attendrez, déplorant votre erreur,
Ce que décidera le clément empereur.

SABINUS
Tribun, si sa clémence était pour la torture,
Obtiens que des bourreaux nous sauvions la figure,
Afin qu'en descendant demain au sombre lieu,
Nous ne fassions pas peur à Proserpine... Adieu.


Scène 4
CHEREA, seul

Adieu, pauvres enfants aux âmes fraternelles,
Du feu républicain dernières étincelles,
Qui, vers un noble but trop ardents à courir,
N'ayant pas su l'atteindre, au moins saurez mourir !
Hélas ! quoique mon coeur de vos deux coeurs soit frère,
Au sort qui vous attend je ne puis vous soustraire.
Oh! si j'avais pensé qu'à Rome fût encor
Perdue en notre boue une parcelle d'or,
J'aurais si bien cherché, qu'à cette heure au supplice,
Enfants, je marcherais comme votre complice,
Et qu'au même péril trop prompt à m'engager,
Je mourrais avec vous au lieu de vous venger !


Scène 5
CHEREA, L'AFFRANCHI, AQUILA, les mains liées, les yeux bandés

L'AFFRANCHI
Maître, nous sommes là.

CHEREA
          Bien, tu m'as su comprendre,
Et, maintenant, que nul ne vienne nous surprendre !

L'AFFRANCHI
Sois tranquille.
(Il sort.)

AQUILA, arrachant le bandeau qui lui couvre les yeux, aussitôt que Cherea lui a délié les mains
          Qu'es-tu ?

CHEREA
                    Ton maître ou ton ami.

AQUILA
Ne nous expliquons point, en ce cas, à demi,
Et parlons l'un à l'autre avec pleine franchise.

CHEREA
Parle.

AQUILA
          Jouet d'un crime ou bien d'une méprise,
Malgré les droits sacrés des citoyens romains,
On m'a pris, insulté, mis ces cordes aux mains,
(Il les jette.)
Et sous l'oeil du préteur, à Rome, aux bords du Tibre,
Vendu comme un esclave ; et pourtant j'étais libre,
Oui, libre !... j'en appelle aux dieux de la maison,
Libre comme l'oiseau dont je porte le nom ;
Mais ces affronts auxquels il fallut me soumettre
Ne te regardent point : tu m'as acheté, maître.
On t'a vendu ma chair, et je ne suis plus rien,
Plus rien qu'un homme à toi, ton esclave, ton chien !

CHEREA
Après ?

AQUILA
          Je sais tes droits ; tu peux, à ton caprice,
Me frapper, m'enchaîner, ordonner mon supplice ;
Tu peux me promener au Forum, aux marchés,
Avec les bras en croix sur la fourche attachés ;
Tu peux, me condamnant aux tortures infâmes,
Labourer ma poitrine avec d'ardentes lames,
Ou, plus cruel encor, par un stigmate au front,
En moi de l'esclavage éterniser l'affront :
Voilà tes droits, tu vois que j'en connais le compte,
Et que j'ai mesuré ton pouvoir et ma honte.
Moi, je n'en ai qu'un seul en échange à t'offrir :
Lorsque je le voudrai, j'ai le droit de mourir ;
Celui-là, quoique seul, rétablit l'équilibre,
Si bien que, tu le vois, comme toi je suis libre.
Donc, parlons maintenant, seigneur, si tu veux bien,
Ainsi qu'un citoyen avec un citoyen.

CHEREA
Soit !

AQUILA
          Fixe ma rançon en prisonnier de guerre ;
Crois-moi, je ne suis point un esclave vulgaire,
Et peux, selon la clause arrêtée entre nous,
Me racheter en or, en chevaux, en bijoux.
Voyons, est-ce de l'or que de moi tu réclames ?
J'en ai pour satisfaire aux plus cupides âmes !
Hélas ! plus que le fer, l'or est chez nous commun.
Donc, si pour ma rançon tu veux de l'or, tribun,
Calcule par talent et non point par sesterce,
Estime-moi le prix d'un satrape de Perse...
Et, si le temps te manque à le compter... c'est bien,
Nous le mesurerons dans ton casque et le mien.

CHEREA

Merci.

AQUILA
          Je te comprends. Aux armes exercées
C'est vers un autre but que tendent tes pensées ;
Et, pour payer le prix que tu crois que je vaux,
Il m'en coûtera dix de mes plus beaux chevaux !
Sur le sable leur pied ne laisse point de trace ;
Car le vent d'Arabie a fécondé leur race,
Dont, traversant la Gaule, à l'un de mes aïeux
Annibal a jadis fait le don précieux.

CHEREA
Non, ce n'est point cela.

AQUILA
          Je vois que la tendresse
Destine ma rançon à parer ta maîtresse ;
Soit ; j'ai, pour compléter son brillant attirail,
Des filons de grenat et des bancs de corail,
Des mineurs dont la vie, à l'ombre accoutumée,
Creuse le sol, cherchant l'escarboucle enflammée,
Et des plongeurs hardis, qui, sous les flots amers,
Vont me cueillir la perle éclose au fond des mers.

CHEREA
Ce n'est point encor là ma volonté suprême.

AQUILA
Eh bien donc, je t'attends, exprime-la toi-même.

CHEREA
Je sais que tout Gaulois, soumis mais indompté,
Regrette au fond du coeur sa vieille liberté,
Et, pareil au coursier d'origine sauvage,
Ronge impatiemment le frein de l'esclavage :
Eh bien, il est aussi, crois-moi, quelques Romains
Qui pensent que des fers sont trop lourds pour leurs mains,
Et que, pour s'entr'aider dans leurs destins contraires,
Quel que soit leur pays, les opprimés sont frères.
Or, à l'un de ceux-là cet espoir est venu
Qu'achetant au hasard un esclave inconnu,
Pourvu qu'il fût Gaulois, ce qui veut dire brave,
Il ne pouvait manquer d'avoir en cet esclave
Un confident loyal, un complice discret,
De qui le bras hardi puissamment l'aiderait,
S'il voulait partager avec lui ce saint rôle
De délivrer du joug l'Italie et la Gaule ;
Et, dans ce noble espoir affermi par les dieux,
Il s'était, ce Romain, inspiré d'autant mieux,
Que celui qu'il voulait choisir pour son complice,
Esclave, et ne pouvant déposer en justice,
Certes calculerait bientôt avec raison
Qu'il ne gagnerait rien par une trahison,
Tandis qu'en persistant dans son oeuvre assidue,
Outre sa liberté, qu'il avait cru perdue,
Il pouvait conquérir celle de son pays,
Ou mourir en héros, voyant ses voeux trahis !...

AQUILA
Et sais-tu les moyens que ce Romain propose ?

CHEREA
Ceux dont un conjuré bien résolu dispose.

AQUILA
Mais enfin quels sont-ils ?

CHEREA
          L'épée et le poignard.

AQUILA
Et qui faut-il frapper ?

CHEREA
          Qui, si ce n'est César ?

AQUILA
Tu vois que, sans trembler ni changer de visage,
J'écoute le complot formé par ton courage ;
C'est que, plus d'une fois, rêvant la liberté,
Un semblable projet à moi s'est présenté ;
Et, lorsque j'arrivai, voilà cinq jours à Rome,
Si, comme tu le fais en ce moment, un homme
S'était, dans un tel but, offert sur mon chemin,
Je n'eusse répondu qu'en lui tendant la main ;
Mais, depuis, détruisant ce projet éphémère,
Le hasard amena l'empereur chez ma mère,
Lequel m'a dans sa coupe, après lui, présenté
Ce qui restait du vin de l'hospitalité.
Je ne suis point séduit d'une faveur si haute ;
Mais, de ce jour, César est devenu mon hôte.
Or, lorsqu'il est conduit même par le hasard,
L'hôte est sacré... Jamais je ne tuerai César.

CHEREA
Gaulois ! et si pourtant de rompre ton entrave
C'est l'unique moyen ?

AQUILA
          Je mourrai ton esclave.

CHEREA
Ce sort contre lequel tu sembles aguerri
Ne t'a donc séparé d'aucun objet chéri ?
Et tu n'as donc laissé, Gaulois, dans ta détresse,
Loin de toi ni pays, ni mère, ni maîtresse ?

AQUILA
Tu te trompes, tribun : à l'heure où me voilà,
Avec ma liberté j'ai perdu tout cela ;
Le sol de mes aïeux, ma province chérie,
Que j'aime de l'amour brûlant de la patrie !
Ma mère, qui, de loin attachée à mon sort,
Souffrira mes douleurs et mourra de ma mort !...
Enfin ma fiancée, enfant douce et modeste,
Qui me fut arrachée à cette heure funeste
Où moi-même... Oh ! si fait, j'eus trois nobles amours,
Et tous trois, j'en ai peur, sont perdus pour toujours.
Voilà pourquoi j'offrais la moitié de ma vie
A qui m'aurait rendu ma liberté ravie.

CHEREA
Eh bien, ta liberté, que tu regrettes tant,
Ta maîtresse enlevée à ton amour constant,
Ta mère qui l'appelle en son double veuvage,
Ton pays par ta main sauvé de l'esclavage,
Tout, je te rendrai tout si tu prends ce poignard,
Et si tu veux m'aider.

AQUILA
          Les dieux gardent César !

CHEREA
Gaulois, ne crains-tu pas qu'à présent ma prudence
Ne s'alarme à raison de cette confidence,
Que je n'ai hasardé déverser dans ton sein
Que parce qu'affermi déjà dans mon dessein,
Je puis, pour le mener plus sûrement à terme,
Briser impunément le vase qui l'enferme ?
Pour les jours de César tu priais ! pense aux tiens.

AQUILA
Frappe quand tu voudras, maître, je t'appartiens.


Scène 6
Les Mêmes, l'Affranchi, puis MESSALINE

L'AFFRANCHI
Celle qui suit toujours l'esclave nubienne
Désire te parler à l'instant.

CHEREA
          Qu'elle vienne.
(L'Affranchi sort.)
Toi, dans ce cabinet entre pour un instant,
Et tu sauras bientôt le destin qui t'attend.
(Allant au-devant de Messaline, qui est voilée.)
Salut à la beauté solitaire et voilée
Qui, pareille à Phoebé, sur sa route étoilée
Se levant radieuse à mon humble horizon,
De sa douce lumière éclaire ma maison.
(Soulevant son voile.)
Permet-elle un instani que de son beau visage
Le souffle de l'amour écarte ce nuage,
Et que ses traits chéris, éblouissant mes yeux,
Du bonheur d'un mortel rendent jaloux les dieux ?

MESSALINE
Oui ; mais, hélas ! ce soir, ta déesse fidèle,
Ami, ne conduit pas les plaisirs avec elle ;
Toute nuit n'est point calme et sereine en son cours,
Et la terreur parfois en chasse les amours !

CHEREA
Cette sédition n'est-elle point calmée,
Et ma reine pour elle en est-elle alarmée ?

MESSALINE
Oh ! non... La liberté n'a pas de si longs cris ;
La révolte est muette, et ses deux chefs sont pris,
Et, comme elle, des dieux la colère amortie
A permis aux vaisseaux d'entrer au port d'Ostie ;
Mais ces dangers passés d'un autre sont suivis,
Et j'accours, Cherea, pour t'en donner avis !
A l'heure où tout était prêt pour notre vengeance,
Où tout avec nos coeurs semblait d'intelligence,
Où le complot pouvait, au résultat conduit,
Après tant de retards, éclater cette nuit...
Par une circonstance imprévue et soudaine,
Il se peut que César échappe à notre haine.

CHEREA
César nous échapper !... Soupçonnerait-il... ?

MESSALINE
          Non.
César, j'en suis certaine, est encor sans soupçon !

CHEREA
Eh bien, s'il est ainsi, qu'avons-nous donc à craindre ?
Cet amour que tu dis si fatigant à feindre
N'ouvre-t-il pas toujours à nos desseins secrets
Un facile chemin pour entrer au palais ?
Et, lorsque Messaline aux gardes s'est nommée,
Son nom n'ouvre-t-il pas toute porte fermée !

MESSALINE
Oui, hier encor, ce nom était un talisman ;
Mais, depuis ce matin, il en est autrement,
Et c'est un autre nom que, dès ce soir peut-être,
Les gardes du palais apprendront à connaître

CHEREA
Que dis-tu ?

MESSALINE
          Que César, changé dans un seul jour,
S'est tourné tout entier vers un nouvel amour,
Et que ce sentiment a déjà sur son âme
Un pouvoir absolu.

CHEREA
          Quelle est donc cette femme
Qui mêle à nos projets son amour ravisseur ?

MESSALINE
Une enfant de seize ans, qu'il appelle sa soeur,
Depuis deux ou trois jours à Baïa revenue,
De moi comme de tous jusqu'alors inconnue,
Qui restait à Narbonne, en Gaule, et que, de là,
A ramenée à Rome un certain Aquila...
Vois-tu, c'est contre nous quelque complot infâme
Qu'il nous faut déjouer.

AQUILA, à la porte du cabinet
          Que dit donc cette femme ?

MESSALINE
Enlevée à sa mère, elle fut, ce matin,
Malgré ses cris, ses pleurs, conduite au Palatin,
Où César près de lui l'a cachée, et peut-être
Dès ce soir...

AQUILA, s'élançant en scène
          Par le Styx ! un homme, as-tu dit, maître,
Pour frapper l'empereur te manquait aujourd'hui ?
Cet homme, le voilà ; veux-tu toujours de lui ?

MESSALINE
On nous écoutait ?

AQUILA
          Oui.

CHEREA
                    Tu consens donc ?

AQUILA
                              Sur l'heure,
Frappe... mais par moi seul ! que César tombe et meure !
Tribun, donne-moi donc, à l'instant, sans retard,
Voyons, une arme, un fer, une épee, un poignard !

CHEREA
Mais enfin d'où te vient cette haine empressée ?

AQUILA
Tu ne comprends donc pas ? C'était ma fiancée,
Cette soeur de César, cette jeune Stella,
Et moi ! c'est moi qui suis son amant, Aquila !...
Moi dont l'aveuglement l'a ramenée à Rome,
Pour la livrer en proie aux désirs de cet homme ;
Moi qui, pour la sauver, n'ai que quelques instants ;
Vite donc... un poignard ! Dépêche-toi... j'attends !

MESSALINE
Non pas, Gaulois... Crois-tu ta maîtresse fidèle ?

AQUILA
Oh ! si je le crois !...

MESSALINE
          Bien ! alors veux-tu près d'elle,
Moi, que je t'introduise, et, comblant tous tes voeux,
La remette en tes bras ?

AQUILA
          Le peux-tu ?

MESSALINE
                    Je le peux.

AQUILA, tombant à genoux
Oh ! fais ce que tu dis... et moi, moi qui dans l'âme
N'ai ni culte ni dieu, je t'adorerai, femme !

MESSALINE
Viens donc alors.

AQUILA
          Allons !

CHEREA
                    Que fais-tu ? quand je tiens
Un complice aussi sûr...

MESSALINE
          Je t'en rendrai deux.
(A Aquila en l'entraînant.)
                    Viens !


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