Acte IActe III

Une terrasse du palais de César au mont Palatin. Elle est entourée d'une galerie régnant en dehors d'une colonnade ; elle est toute tendue d'étoffe attalique, et à la manière du vélarium d'un théâtre. Deux portes latérales. Une porte au fond sortant du plancher et figurant le haut d'un escalier tournant. A droite du spectateur, un lit de bronze. A gauche, une table avec un coffre en bois de cèdre. Au lever du rideau, un orage terrible gronde.


Scène 1
CALIGULA, plusieurs Esclaves

CALIGULA, se cramponnant à deux Esclaves
Demeurez tout le temps qu'au-dessus de ma tête,
Esclaves, grondera cette horrible tempête ;
Tant qu'un dernier éclair sillonnera les cieux,
Esclaves, sur vos jours, ne quittez pas ces lieux.
C'est le maître du ciel dont la jalouse rage
Dirige contre moi cet effroyable orage.
O Jupiter Tonnant, apaise ton courroux !
Je ne suis pas dieu ! non. Un éclair ! à genoux !
Allons, encore un coup qui passe sans m'atteindre.

UN ESCLAVE
Maître, l'orage fuit, et tu n'as rien à craindre.

CALIGULA
Dis-tu vrai ? Par les dieux protecteurs des serments,
Je jure d'affranchir toi, ta femme...
(Un coup de tonnerre.)
          Tu mens.

L'ESCLAVE
César voit que le bruit s'éloigne.

CALIGULA
          Ah ! oui, c'est juste.
Ecoute, Jupiter ! je te veux, comme Auguste,
Fonder un temple...
(Eclair.)
          Attends !... que soutiendront...
(Tonnerre.)
                    Encor !...
Des colonnes de bronze et des chapiteaux d'or.
L'ouragan diminue enfin, et je respire.
Je suis toujours César, l'arbitre de l'empire,
Le maître souverain... tout-puissant en tout lieu,
Devant qui Rome tremble et qu'elle appelle dieu.
Ah ! la foudre, effrayée, a fui devant ma gloire,
Et Jupiter, vaincu, me cède la victoire.
Allez ! et que pas un ne reste en cette erreur
Que Caïus est un homme et que César eut peur.


Scène 2
PROTOGENE, CALIGULA

PROTOGENE
Sois tranquille, César, ni torture ni gêne
Ne tireraient rien d'eux.

CALIGULA
          Ah ! c'est toi, Protogène ?
Crois-tu que l'ouragan soit tout à fait passé ?

PROTOGENE
Oui, le dernier éclair au ciel est effacé ;
De tout danger présent Jupiter nous délivre.

CALIGULA
N'y pensons plus alors, et laissons-nous revivre.
Eh bien, dans l'entreprise avons-nous réussi ?

PROTOGENE
Oui.

CALIGULA
          La blanche colombe... ?

PROTOGENE
                    Elle doit être ici.

CALIGULA
A notre ardent Gaulois a-t-on mis les entraves ?

PROTOGENE
Ce soir, ou le conduit au marché des esclaves.

CALIGULA
Allons! je suis encore le maitre du destin.

PROTOGENE
César en doutait-il ? En effet, ce matin,
César est pâle.

CALIGULA
          Un rêve, ensuite cet orage.

PROTOGENE
César n'ignore pas que tout rêve est présage.

CALIGULA
Celui-là qui saurait trouver un sens au mien,
Par Drusille ! serait un grand magicien.

PROTOGENE
César a quelquefois éprouvé ma science ;
En veut-il de nouveau faire l'expérience ?

CALIGULA
Soit ! écoute-moi donc... Serein et radieux,
J'étais assis au ciel près du maître des dieux,
Quand vers moi tout à coup il tourne un front austère
Et, me poussant du pied, me lance sur la terre.
Je crus soudain passer de l'Olympe au néant ;
Enfin j'allai rouler au bord de l'Océan.
Le reflux emportait les flots loin de leur rive ;
Mais voilà qu'aussitôt l'heure du flux arrive,
Et, changeant de couleur, que l'onde, s'avançant,
De verte qu'elle était, prit la teinte du sang.
Je voulus fuir ; mais, faible ainsi qu'en une orgie,
Je fus rejoint bientôt par cette mer rougie,
Qui, passant la limite assignée à ses eaux,
Enveloppa mes pieds de ses mille réseaux,
Et, sûre que j'étais enchaîné sur la plage,
Alors continua d'envahir son rivage !
Cependant, par le flot me voyant submerger,
J'appelais au secours, ne sachant pas nager,
Lorsqu'une voix sans corps, effroyable mystère,
Répondant à mes cris, m'ordonna de me taire.
J'obéis, et tout fut au silence réduit,
Car cette onde en roulant ne faisait aucun bruit,
Et se gonflait pourtant, si bien que ma poitrine
Commençait d'étouffer sous la vague marine.
J'espérais que la mer cesserait de monter,
Quand, prodige nouveau, terrible à raconter,
Chaque flot élevé sur la sanglante plaine
A son rouge sommet prit une tête humaine,
Et ces têtes étaient à tous ceux dont les jours
Furent tranchés par moi... La mer montait toujours !
Je vis passer ainsi devant moi sur l'abîme
Depuis Antonia, ma première victime,
Jusqu'à ce Cassius Longenus, mort d'hier,
Dont l'oracle m'avait dit de me défier :
Chaque tête jetant, avec sa bouche blême,
Un nom que je savais aussi bien qu'elle-même.
Cela dura longtemps, car nos morts sont nombreux !
Enfin, me réveillant de ce sommeil affreux,
Haletant, l'oeil hagard, sur mon lit je me lève,
Et trouve l'ouragan continuant mon rêve.
De ce double présage alors épouvanté,
J'ai fui, mêlant ensemble et rêve et vérité,
Jusqu'à ce que le jour, ennemi du mensonge,
Ensemble eût emporté la tempête et le songe.

PROTOGENE
César ! il ne faut pas, de soi-même oublieux,
Négliger les avis envoyés par les dieux.
A Rome, en ce moment, quelque chose s'apprête
Qui ressemble à ton songe, ainsi qu'à ta tempête.

CALIGULA
Et quoi donc ?

PROTOGENE
          Le blé manque à nos greniers.

CALIGULA
Le blé ?

PROTOGENE
          Oui, César, et, hier soir, le peuple, rassemblé,
A, dès qu'il a connu la nouvelle funeste,
Forcé les magasins pour en piller le reste.

CALIGULA
Et comment donc le blé peut-il manquer ?

PROTOGENE
Comment ? Parce que l'Italie entière, en ce moment,
Où poussaient autrefois de nourrissantes gerbes,
A semé des palais et des maisons superbes ;
De sorte qu'un jour vint où palais et maisons
Ont sous leurs pieds de marbre écrasé les moissons,
Et qu'il fallut chercher de plus grasses contrées
Pour nourrir deux fois l'an nos famines dorées.
Ce qui fait qu'aussitôt que, défendant l'abord,
Un vent capricieux qui s'élève du port
Repousse quelque temps vers la mer en furie
La flotte de Sicile ou bien d'Alexandrie,
Alors, de ses greniers voyant bientôt la fin,
Le Latium entier comme un seul homme a faim,
Et, comme un mendiant, vient demander l'aumône
A César, empereur, et préfet de l'annone.

CALIGULA
Bien ! comme un mendiant insensible à l'affront,
Qu'il vienne ! et sous mon pied je courberai son front ;
Car je suis las de voir ce peuple insatiable
Incessamment nourri des miettes de ma table ;
Et, puisqu'il est trop fier pour récolter son pain,
Et qu'il manque de blé... tant mieux ! il aura faim.
N'est-il pas un devin qui lise dans les astres,
Et me vienne annoncer pour lui d'autres désastres ?
Car je le hais si fort, que j'offrirais beaucoup
Pour qu'il n'eût qu'une tête et la couper d'un coup.

PROTOGENE
César ne veut-il pas qu'on arrête la course
De la rébellion, faible encore à sa source ?

CALIGULA
Non, laisse-la sortir de son obscur séjour,
Et, quand viendra son flot déborder au grand jour,
Sans relâche pressant sa retraite craintive,
Nous le forcerons bien de regagner sa rive ;
Puis nous le châtirons avec nos fouets hardis,
Ainsi qu'à l'Hellespont Xerxès a fait jadis !
Ce danger-là n'est point de ceux que je redoute.

PROTOGENE
César veut-il savoir le nom des chefs ?

CALIGULA
          Sans doute !
Mais, pour conduire à fin ce projet hasardeux,
Sont-ils beaucoup au moins ?

PROTOGENE
          Non, ils ne sont que deux.

CALIGULA, souriant avec mépris
Voyons.

PROTOGENE
          C'est Annius que le premier se nomme ;
Sa noblesse remonte aux premiers jours de Rome ;
Le second, Sabinus, un tribun, que je croi ;
Homme sans race, au reste.

CALIGULA
          A merveille ! ouvre-moi
Ce coffre, et tires-en les livres qu'il renferme :
Tous les deux de leurs jours demain sauront le terme,
Et ce terme, fixé, n'aura point de retard.

PROTOGENE, tirant du coffre deux livres sur lesquels les titres sont écrits en lettres de bronze doré
César veut-il le glaive, ou veut-il le poignard ?

CALIGULA
Le glaive !...
(Prenant un roseau, le trempant dans l'encre et écrivant.)
          Réservons l'arme qui doit feindre
Pour ceux à qui je fais cet honneur de les craindre ;
Car c'est un luxe vain que, pour de tels héros,
Payer des assassins quand on a des bourreaux.

PROTOGENE
César connaît le fond de la vertu romaine.

CALIGULA
Prends les prétoriens et la garde germaine,
Et par les souterains amène et conduis-les
Dans les caveaux voûtés qui sont sous ce palais ;
Surtout garde-toi bien que personne les voie.
Maintenant, Claudius.

PROTOGENE
          Tu veux ?...

CALIGULA
                    Qu'on me l'envoie.
J'ai, pour me conseiller, besoin d'un grand penseur,
Puis il me plaît assez d'avoir mon successeur,
Quand je suis à régler des affaires pareilles,
Pas trop loin de mes yeux et près de mes oreilles.

PROTOGENE
Et Messaline ?

CALIGULA
          Après ?

PROTOGENE
                    Veux-tu la voir aussi ?

CALIGULA
Sois tranquille, elle sait quel chemin mène ici,
Et peut-être déjà que, ce matin, m'arrive
Avec Afranius notre belle captive.

PROTOGENE
A propos, j'oubliais... Ton médecin Cneius
A fait chez le préteur citer Afranius.

CALIGULA
Dans quel but ?

PROTOGENE
          Dans le but très juste qu'il lui paye
Trente talents en bonne et valable monnaie,
Qu'il promit pour savoir l'instant où, sans hasard,
Il pouvait dévouer sa tête pour César.

CALIGULA
C'est bien, merci.

(La porte s'ouvre ; Afranius paraît.)


Scène 3
Les Mêmes, AFRANIUS

AFRANIUS
          César !

CALIGULA
                    Justement, c'est notre homme !
Salut, consul.

AFRANIUS
          César tient-il prête la pomme ?

CALIGULA
La déesse Vénus est-elle déjà là ?

AFRANIUS
Oui, César, elle attend.

CALIGULA
          Bien ; qu'elle vienne.

AFRANIUS, appelant un Esclave
                    Holà !
(Il lui donne des ordres tout bas.)

CALIGULA, à Protogène
Passe chez Claudius au retour des casernes.

PROTOGENE
Et s'il manque au palais ?

CALIGULA
          Qu'on le cherche aux tavernes.

(Il fait sortir Protogène par la porte à droite.)

AFRANIUS, s'approchant
César n'oubliera pas que c'est moi...

CALIGULA
          Non vraiment ;
Et César sait le prix que vaut un dévouement.

AFRANIUS
Par où César veut-il maintenant que je sorte,
Pour ne pas rencontrer Stella ?

CALIGULA, le conduisant à la porte de gauche
          Par cette porte.
Adieu, consul.

AFRANIUS
          César ne commande plus rien ?
D'ailleurs, je reviendrai.

CALIGULA
          César l'espère bien.

(Afranius sort.)


Scène 4
CALIGULA, seul

Allons, et maintenant viens, ma beauté blonde,
Viens, car César t'attend ; César, maître du monde,
César, que tout un peuple implore pour ses jours,
Et qui répond : «Plus tard !... je suis à mes amours».
Oui, j'aime, de mon lit, à voir ce peuple esclave
Gronder comme un volcan et répandre sa lave ;
Par ses tressaillements mes plaisirs sont bercés,
Et, si je veux dormir, alors je dis : «Assez».
Oui, j'aime à deviner que, dans sa frénésie,
Rôde à l'entour de moi l'ardente jalousie
De cette Messaline à l'oeil sombre et perçant,
A la bouche de feu qui mord en embrassant,
Que je veux torturer un jour, pour savoir d'elle
D'où me vient cet amour étrangement fidèle,
Qui me laisse parfois chercher d'autres amours
Mais qui dans ses liens me ressaisit toujours.
Oui, voilà ce qu'il faut à mes ardeurs blasées.
Tombez donc sur mon coeur, orageuses rosées,
Grondez, transports jaloux ! rugis, rébellion,
Et servez de concert aux plaisirs du lion !


Scène 5
CALIGULA, assis ; STELLA, conduite par deux hommes

STELLA
Où suis-je, et pourquoi donc m'avez-vous enlevée ?
Quel est ce palais ?
(Apercevant Caligula.)
          Ah ! César !
(Courant à lui et tombant à genoux.)
                    Je suis sauvée !
(Ceux qui l'ont amenée sortent.)
César, tu ne sais point que les gens que voilà
A ma mère m'ont prise en frappant Aquila,
Et qu'ils n'ont pas voulu retourner en arrière,
Malgré ma douloureuse et constante prière.
Ah ! ce sont des méchants qui ne respectent rien,
Et tu les puniras.

CALIGULA
          Je m'en garderai bien.

STELLA
Quoi ! tu peux tolérer un semblable désordre ?
César, ce qu'ils ont fait...

CALIGULA
          Ils l'ont fait par mon ordre.
Ils avaient mission de te conduire ici,
Et je les punirais s'ils n'avaient réussi.
Je t'aime, et te voulais revoir morte ou vivante.
Cela t'étonne, enfant ?...

STELLA
          Oh ! cela m'épouvante !

CALIGULA
C'est ainsi que j'en use avec mes bons Romains.
Ignorais-tu cela ?... Pourquoi donc dans mes mains
Jupiter eût-il mis sa puissance suprême,
Sinon pour que je fisse ainsi qu'il fait lui-même ?
Seule veux-tu nier les dons qu'il m'accorda ?
Allons, adoucis-toi ; viens, ma belle Léda.
Je sais que des vertus tu suis la route austère,
Mais un dieu t'affranchit des devoirs de la terre ;
Ne repousse donc plus ton divin ravisseur.

STELLA
César, n'oubliez pas que je suis votre soeur.

CALIGULA
Eh ! mais je m'en souviens, ce me semble, au contraire,
Et je fus de tout temps un bien excellent frère.
Mes trois soeurs ont été mes femmes tour à tour
Et pour Drusille on sait que tel fut mon amour,
Que, lorsqu'elle mourut, poussé d'un noir génie,
J'ai couru comme un fou toute la Campanie,
Et que, depuis ce jour, quand je fais un serment,
Par sa divinité je jure constamment.
Eh bien, je t'aimerai comme j'aimais Drusille ;
Mais les dieux complaisants et le destin docile
Nous feront, je l'espère, une plus longue ardeur.
(L'entourant de son bras.)
Viens donc ; ma bien-aimée !

STELLA, abaissant son voile et croisant ses deux mains sur sa poitrine
          A moi, sainte pudeur !
Sur mon front rougissant viens épaissir mon voile.

CALIGULA
C'est un tissu trop fin pour cacher une étoile.
Et puis tu me parais mal comprendre en ce jour
Que l'amour de César, ainsi qu'un autre amour,
N'a pas l'heureux loisir d'attendre qu'on lui cède,
Et que le sort lui mit, pour lui venir en aide,
Au cas où d'un refus il essuierait l'affront,
Le glaive dans la main et la couronne au front.
Enfant, ne fais donc pas de plus longues méprises,
Et songe, il en est temps ! qu'où tu vas, tu te brises,
Que ton bras est débile et que le mien est fort,
Et que, si je le veux, à l'instant, sans effort,
(Lui arrachant son voile)
Comme cette rica que de ton front j'arrache
Pour voir en liberté les traits qu'elle me cache,
Chaldéen renommé par mes enchantements,
Je puis faire tomber ces vains ajustements,
Et, si dans ma vengeance un doux mot ne m'arrête,
Après eux et comme eux faire tomber ta tête.

STELLA, tombant à genoux
O mon Dieu, donne-moi la force de souffrir,
Et pardonne ma mort à qui me fait mourir !

CALIGULA, la relevant
Eh bien donc...

JUNIA, derrière la porte du fond
          Je vous dis qu'à César je suis chère,
Et que j'entre à toute heure.

STELLA, voulant s'élancer vers la porte
          O ma mère !
(Caligula l'arrête et lui met la main sur la bouche. D'une voix étouffée.)
Ma mère !

CALIGULA, l'entraînant vers la porte a droite, ouvrant cette porte et remettant Stella à des Esclaves
          Emmenez cette enfant et sur elle veillez ;
Vous m'en répondez tous sur votre tête. Allez !...
(On entraîne Stella.)


Scène 6
CALIGULA, JUNIA

CALIGULA, courant à la porte du fond, où frappe Junia, et ouvrant cette porte lui-même
Pourquoi n'ouvre-t-on pas ? Pardonne-moi, nourrice,
J'ai reconnu ta voix ; que me veux-tu ?

JUNIA
          Justice !
On m'a pris mon enfant, on m'a volé ta soeur,
César !

CALIGULA
          Et connais-tu l'infâme ravisseur ?

JUNIA
Non ; mais je viens à toi, le front couvert de poudre,
A toi, le tout-puissant, à toi qui tiens la foudre,
A toi, mon fils, à toi qui sais tout comme un dieu,
Redemander ma fille ; à toute heure, en tout lieu,
Ton bras impérial peut librement s'étendre,
Et chez les plus puissants aller me la reprendre.
César, rends-moi Stella, ma fille, mon enfant,
Et vraiment tu seras l'empereur triomphant,
Qui, d'une main frappant l'ennemi comme un homme,
De l'autre, comme un dieu, sèche les pleurs de Rome.

CALIGULA
Mais sais-je où la trouver, ma mère ?

JUNIA
          Ecoute-moi.
Ne perdons pas de temps... Viens !... j'irai devant toi ;
L'instinct me guidera, noble fils d'Agrippine,
Comme il guida Cérès poursuivant Proserpine ;
Et, comme elle allumant deux flambeaux tour à tour,
Pour chercher ma Stella la nuit comme le jour,
J'irai sans m'arrêter, dans mes douleurs amères,
Sur ma route, à grands cris, interrogeant les mères,
Et suivant tous chemins qui me seront offerts,
Dût celui qu'elle a pris me conduire aux enfers.

CALIGULA
Mais Aquila nous peut aider dans cette tâche.

JUNIA
Ah ! qu'un amour de mère est égoïste et lâche !
Je ne t'avais pas dit... je l'avais oublié...
Qu'ils l'ont, comme un esclave, abattu, pris, lié,
Conduit je ne sais où ! Tu vois bien qu'il est juste
A toi, César, à toi, le petit-fils d'Auguste,
De punir sans retard deux crimes odieux
Qui se sont accomplis près de toi, sous tes yeux ;
Et qu'il ne se peut pas que ta soeur outragée
Ait rougi d'un affront et ne soit pas vengée.

CALIGULA
Enfin accuses-tu quelque noble Romain ?

JUNIA
Non, j'ai senti le fer et n'ai pas vu la main.
Mais d'avance on connaît ceux-là que sans injure
On devra soupçonner d'un rapt ou d'un parjure.
Plus d'un, autour de toi, du fait est coutumier :
Ton oncle...

CALIGULA
          Claudius ?

JUNIA
                    Oui, lui tout le premier.

CALIGULA, avec mépris
Tu lui fais trop d'honneur lorsque tu le condamnes !
Il faut à Claudius de basses courtisanes,
Voilà tout.

JUNIA
          Cherea peut être soupçonné...

CALIGULA
, avec l'air du doute Le crime est bien pesant pour un efféminé
Qui, couché sur des fleurs, à Vénus boit sans trêve
Dans une coupe d'or plus lourde que son glaive.

JUNIA
Sabinus...

CALIGULA, soupirant
          Celui-là, nourrice, pour l'instant,
S'occupe avec succès d'un soin plus important :
Il conspire.

JUNIA
          Malheur !

CALIGULA
                    Et maintenant, écoute.
Le coupable est un noble, homme puissant, sans doute,
Qui peut, craignant de voir ses crimes avérés,
Etendre jusqu'à toi ses coups désespérés.

JUNIA
Soit !... il m'a fait la vie et non la mort amère.


CALIGULA
Mais, moi, je dois veiller sur les jours de ma mère ;
Tu ne sortiras plus ; je veux, dès ce moment,
Te loger au palais, dans un appartement
Où, de peur que te suive une trame imprévue,
Mes soldats les plus sûrs te garderont à vue.
Quant à ma soeur, c'est moi qui la retrouverai.

JUNIA
Oh ! je t'aimais, mon fils, mais je t'adorerai
Comme un dieu ! Ne perds pas une journée, une heure.

CALIGULA
Si je perds un instant, ma mère, que je meure!
César ne promet pas vainement : de ma main
Ta fille te sera remise.

JUNIA
          Quand ?

CALIGULA
                    Demain.

JUNIA
O mon fils, mon César, mon empereur, mon maître !
Avec ce mot, demain, tu viens de me soumettre !
Où me faut-il aller ? Conduis-moi, me voilà.
Oh ! demain, m'as-tu dit ? demain ?

CALIGULA
          Oui.

JUNIA, tressaillant au bruit du peuple qui commence à s'amasser au pied du palais
                    Qu'est cela ?

CALIGULA
Rien ! la réalité seulement suit le rêve.

JUNIA
Ce bruit ?

CALIGULA
          C'est l'Océan qui monte sur la grève
Mais nous pouvons d'ici déjouer ses complots,
(Frappant du pied.)
Et ce roc est, ma mère, à l'épreuve des flots.

(Ils sortent par la porte du fond ; au même moment, Messaline lève la tapisserie de la porte à gauche et les suit des yeux.)


Scène 7
MESSALINE, seule

Bien ! écarte avec soin la fille de la mère,
Commande à chaque porte une garde sévère ;
Malgré l'éloignement, et les soldats et toi,
Je les rapprocherai, s'il me convient, à moi.
Parvenus ! contre lui César même conspire,
Et le peuple est tout prêt pour un autre.
Oh ! l'empire, l'empire à qui le monde apporte ses tributs,
Avec un empereur pareil à Claudius,
C'est-à-dire un manteau pour voiler notre épaule,
C'est-à-dire un acteur chargé d'un mauvais rôle,
Qui nous laisse fouiller, selon notre vouloir,
Dans cette mine d'or qu'on nomme le pouvoir !
Oh ! malheur au dragon qui de mes mains avides
Défend seul ce nouveau jardin des Hespérides,
Qui du seuil me permet d'entrevoir ses fruits d'or,
Et qui veut m'empêcher d'atteindre à mon trésor !
Vainement par instinct contre moi tu te dresses,
Serpent des voluptés ! un jour, de mes caresses
Je n'aurai qu'à serrer les liens assouplis,
Et je t'étoufferai dans mes mille replis !


Scène 8
CALIGULA, MESSALINE

CALIGULA
Je m'étonnais déjà de ne t'avoir point vue !

MESSALINE
Je savais à César une tendre entrevue,
Et je ne voulais pas, dans un si doux moment,
Distraire l'empereur par mon empressement.

CALIGULA
Nous sommes, ce matin, d'humeur bien complaisante ;
Prends garde à toi, César !

MESSALINE
          Mon Jupiter plaisante ;
Il imite le dieu dont il a pris le nom,
Et je ne serai pas plus fière que Junon.

CALIGULA
O femme être mobile et changeant comme l'onde !

MESSALINE
Eh bien, que dit César de cette beauté blonde ?
Ses yeux bleus auraient-ils les funestes pouvoirs
De lui faire oublier à jamais les yeux noirs ?
Ces femmes ont, dit-on, des grâces langoureuses
Dont le charme est puissant aux âmes amoureuses ;
César est-il séduit par ces molles ardeurs ?

CALIGULA
Si César est séduit, ce n'est que par des pleurs.


MESSALINE
Quoi ! déjà l'innocente a répandu des larmes ?
Oh ! que nous savons bien toutes quels sont nos charmes,
Et combien est plus doux que le doux Orient
Un visage à la fois pleurant et souriant !

CALIGULA
C'était, je m'y connais, une douleur amère,
Et des refus réels, j'en suis bien sûr.

MESSALINE
          Chimère !
Si César eût subi l'affront de ses refus,
L'audacieuse enfant déjà ne vivrait plus.

CALIGULA
Ah ! voilà que Junon dans sa colère oublie
Quel empire nous tient et quelle loi nous lie,
Et que tout front échappe au coup qu'il mérita,
Tant qu'il peut se parer du bandeau de Vesta.

MESSALINE
Les filles de Séjan, dans un cachot jetées,
S'étaient sous cette égide en effet abritées :
Tibère leur choisit un geôlier de sa main,
Et toutes deux pouvaient mourir le lendemain.

CALIGULA
Merci, l'avis est bon en ce qui me regarde,
Surtout !

MESSALINE
          Que dit César ?

CALIGULA
                    Que c'est moi qui la garde,
Et que, ne sachant point d'homme à qui me fier,
Je ne lui compte pas donner d'autre geôlier.
Mais on vient : c'est assez ; sur ce point bouche close ;
Car nous allons avoir à parler d'autre chose.


Scène 9
Les Mêmes, PROTOGENE, puis CHEREA, puis CLAUDIUS, puis AFRANIUS

PROTOGENE
Les ordres de César sont remplis.

CALIGULA
          Je le sais.

PROTOGENE
Que veut encor César ?

CALIGULA
          Six licteurs !

PROTOGENE
                    Est-ce assez ?

CALIGULA
Oui.

PROTOGENE
          Claudius est là.

CALIGULA
                    Qu'il vienne.

PROTOGENE
                              Seul ?

CALIGULA
                                        N'importe.
Que tous puissent entrer, mais que pas un ne sorte.

MESSALINE
Que veut dire ce bruit au pied du Palatin ?

CALIGULA
Ouvre donc ces rideaux à l'air pur du matin ;
Le ciel est radieux, et son dernier nuage
A disparu, chassé par l'aile de l'orage.

MESSALINE
Ecoute donc, César ! César, n'entends-tu pas ?

CLAUDIUS
Salut, César ; sais-tu ce qui se passe en bas ?

CALIGULA
Ah ! c'est toi, Claudius ? Le ciel te soit propice ;
Je t'ai fait appeler pour me rendre un service.

CLAUDIUS
Parle.

CALIGULA
          Je te sais maître en l'art des orateurs.

CLAUDIUS
César me flatte.

CALIGULA
          Non... Voilà : les sénateurs,
Sachant de mon cheval le merveilleux mérite,
Sont venus, l'autre jour, lui faire une visite.
Le président alors à ce noble animal
A dit un long discours, et qui n'était pas mal,
Mais auquel, à défaut d'avoir appris le nôtre,
Nous n'avons pu, ma foi, répondre l'un ni l'autre.
Comme le cas se peut présenter de nouveau,
D'avance, Claudius, tire de ton cerveau
Quelque chose de bien. Je pensais à Sénèque ;
Mais c'est un vrai pédant, rat de bibliothèque,
Qui croit qu'à l'éloquence il dresse un monument
En entassant des mots, poussière sans ciment.

LE PEUPLE, d'en bas
Du blé !

CHEREA
          Salut, César ; j'accours prendre tes ordres ;
Après avoir commis d'effroyables désordres,
Le peuple est en tumulte au Forum assemblé.
Tiens ! l'entends-tu crier ?

LE PEUPLE
          Du blé ! César, du blé !

CALIGULA
Par Drusille ! à ta vue, ami, je me rappelle
Qu'entre Muester le Mince et l'histrion Apelle
Un important débat s'est ouvert l'autre soir.
Ecoute : il s'agissait simplement de savoir
Si l'on doit au théâtre, avec ou sans la lyre,
Chanter le vers tragique ou seulement le dire.
Ah ! te voilà, consul !

AFRANIUS, entrant tout troublé
          Oui, César, oui, c'est moi.

CALIGULA
Qu'as-tu donc à trembler ainsi ?

AFRANIUS
          Je crains pour toi.

CALIGULA
Vraiment !

AFRANIUS
          Ne vois-tu pas ces hordes insensées
Au pied du Palatin grondantes et pressées ?
N'entends-tu pas leurs voix qui menacent d'en bas ?

LE PEUPLE
Du pain ! César, du pain !

AFRANIUS
          Ne les entends-tu pas ?

CALIGULA
Tu te trompes, consul : ce sont des cris de fête.

AFRANIUS
Ne raille pas, César, il y va de ta tête.
En sortant du palais, ces furieux m'ont pris ;
Sans gardes, sans licteurs et sans armes surpris,
Je n'ai pu résister.

CALIGULA
          Mais, enfin éclairée,
La foule a reconnu ta majesté sacrée,
Puisque te voilà libre ?

AFRANIUS
          Oui ; mais il m'a fallu
Prêter entre leurs mains un serment absolu
Que je t'apporterais leur parole rebelle.

CALIGULA
Ah ! tu viens en héraut ? Ta mission est belle :
Parle !...

AFRANIUS
          Que j'aille, moi, redire insolemment
Au divin empereur... ?

CALIGULA
          N'as-tu pas fait serment ?
Au livre du destin tout serment fait demeure,
Et se doit accomplir lorque arrive son heure.

AFRANIUS
Je ne transmettrai pas de si coupables voeux,
Que César ne l'ordonne.

CALIGULA
          Eh bien donc, je le veux.

AFRANIUS
César, depuis un mois, une brise indocile
Repousse loin du port la flotte de Sicile,
Et, du rivage, on voit pilote et matelots
Essayant de lutter en vain contre les flots ;
Si bien que, dans un vent si constamment contraire,
Le peuple a cru du ciel remarquer la colère,
Et pense que César aura fait... oh ! pardon !
Quelque offense... c'est lui qui parle.

CALIGULA
          Achève donc !

AFRANIUS
Quelque offense secrète à nos dieux, et que Rome
Porte dans ce moment la peine d'un seul homme
De sorte que le peuple, en sa prévention,
Exige de César une expiation !

CALIGULA
Oui, le peuple a raison, et sa sagesse est haute ;
Oui, César a commis une effroyable faute,
Et Jupiter enfin se sera souvenu
Qu'un serment lui fut fait qui ne fut pas tenu.
Mais réparer le crime est chose encor possible,
Et l'expiation sera prompte et terrible.
Consul, rappelle-toi que l'Aulide en son port
Vit les Grecs enchaînés par un calme de mort :
Le cas était pareil, pareille fut la peine ;
Leur chef avait fait voeu d'une victime humaine,
Et puis il avait cru pouvoir impunément
Se jouer de Diane et trahir son serment !
Eh bien, d'Agamemnon, moi, j'ai commis le crime :
Un homme aux dieux pour moi s'est offert en victime.
Et je n'ai pas voulu, faible et compatissant,
De cet homme non plus, moi, répandre le sang ;
Mais voilà que des dieux l'implacable colère
Me réclame ce sang par la voix populaire ;
Sans doute, en y cédant, mon coeur se brisera,
Mais Jupiter le veut ; c'est bien, il coulera !

AFRANIUS
Que dis-tu ?

CALIGULA
          Que César se dévoue, et que Rome
Ne doit pas expier la faute d'un seul homme.

AFRANIUS
Grâce !

LE PEUPLE
          Du pain, César !

CALIGULA
                    Oui, peuple, je t'entends ;
Patience !

AFRANIUS
          César !

CALIGULA
                    Oui, dans quelques instants,
De même que les Grecs, après le sacrifice,
Virent soudain le vent redevenir propice,
De même tu verras, sitôt cet homme mort,
Notre flotte rentrer à pleine voile au port.

AFRANIUS
Je porte de héraut le titre inviolable ;
Songes-y bien, César, songes-y !

CALIGULA
          Misérable !

AFRANIUS
Peuple, à moi !

LE PEUPLE
          Le consul ! mort à Caligula !
Le consul ! le consul !

CALIGULA
          Tu le veux ?
(Précipitant Afranius du haut de la galerie.)
                    Le voilà.
Reçois, ô Jupiter, ta tardive hécatombe !

CHEREA, à Messaline
Si nous profitions...

MESSALINE, l'arrêtant
          Vois, le peuple à genoux tombe.

LE PEUPLE
Gloire à Caligula, l'empereur sans rival !
Qui nous donneras-tu pour consul ?

CALIGULA, avec mépris
          Mon cheval.


Acte IHaut de la pageActe III