Scène 1
UNE SENTINELLE, veillant sur la terrasse du palais
;
puis LE CHOEUR des vieillards
LA SENTINELLE
Dieux puissants ! inclinés sur l'humaine
poussière,
Qui des pâles mortels écoutez la
prière,
O dieux, délivrez-moi, vieillard
infortuné,
De la garde éternelle où je suis
condamné !
Comme le chien captif qui mord sa chaîne
aride,
Vous me voyez veillant sur le palais d'Atride :
Le jour, brûlé par l'astre aux rayons
dévorants,
La nuit, comptant des yeux tous ces globes
errants,
Flambeaux ardents du ciel que Phoebé, dans sa
course,
Allume par milliers, de Sirius à l'Ourse,
Et qui, nés, chaque soir, du crépuscule
obscur,
Meurent, chaque matin, dans l'aube aux yeux
d'azur.
Depuis combien de temps, sans trêve et sans
relâche,
Du veilleur obstiné dure la sombre tâche
;
Combien de jours, de mois et d'ans sont
révolus,
Vous le savez, ô dieux ! - mais lui ne le sait
plus.
Depuis l'instant fatal où son oeil qui se
lasse
Fut chargé d'épier, dans les champs de
l'espace,
Le signal enflammé qui, flamboyant dans
l'air,
Parti du mont Ida, doit, prompt comme
l'éclair,
Annoncer tout à coup à la Grèce
surprise
Que l'imprenable Troie enfin vient d'être prise
!
Hélas ! depuis qu'en vain du feu
libérateur
Mes voeux mal exaucés accusent la lenteur,
J'ai vu, frappé des coups sous lesquels tout
succombe,
Mon aïeul, chargé d'ans, se coucher dans la
tombe ;
Puis mon père, après lui, s'endormir sans
retour ;
Puis, veuve, moi vivant, expirante à son
tour,
Ma femme, à ses côtés me cherchant
éperdue,
Demander vainement cette flamme attendue.
D'elle j'avais un fils, enfant
déshérité !
Il atteignit hier l'âge de puberté,
Et je l'ai vu partir, pensif et taciturne,
Pour ce siège sans fin qui, pareil à
Saturne,
Faisant esclave et noble, et riche et pauvre,
égaux,
Dévore sans pitié tous les enfants
d'Argos !
Enfin me voici seul, ignorant de moi-même,
Et le pied suspendu sur le gouffre suprême
;
Mes reins se sont courbés, mes cheveux ont
blanchi ;
Sous le fardeau des ans mes genoux ont fléchi
;
L'âpre vent de l'Epire a ridé ma
paupière ;
Les songes caressants sur ma couche de pierre,
Craintifs, n'apportent plus, par la terreur
glacés,
Leur suc fortifiant à mes membres lassés
;
Car, j'ai peur, fermant l'oeil, que tout à coup
n'éclate
A la cime du mont l'étendard
écarlate...
(Une flamme brille au sommet du mont
Arachné.)
O dieux !... qu'ai-je donc vu ?... Je me
trompe...
Mais non ! C'est le signal sauveur !... Enfants
d'Agamemnon,
Espoir de l'Argolide, avec toute la Grèce,
Allons, éveillez-vous, tressaillant
d'allégresse !
Et toi, reine, debout ! si ton coeur se souvient
;
Car Troie est prise, ô reine, et ton époux
revient !
(La Sentinelle descend dans le palais. Le Choeur
paraît.)
PREMIER VIEILLARD
Dix ans sont écoulés depuis que les
Atrides,
Du berger de l'Ida buvant l'outrage amer,
Suivis des Argiens, aux brillantes
cnémides,
Sur leurs mille vaisseaux ont traversé la
mer.
On eût dit, quand la flotte ouvrit toutes ses
ailes,
Un essaim de vautours qui, d'un vol
menaçant,
Tournoyait au-dessus des aires maternelles
Vides de leurs petits et rouges de leur sang !
Mais, dans le port d'Aulis où la vague se
brise,
Le courroux de Diane, un instant endormi,
Se réveille, et la flotte en vain cherche une
brise
Qui la pousse vers Troie, au rivage ennemi.
D'où venait ton courroux, Diane Chasseresse
?
On dit qu'Agamcmnon blessa d'un trait mortel
La biche consacrée à la chaste
déesse,
Qui venait brouter l'herbe au pied de son autel.
On sait comment tomba la céleste colère
:
La mère vit la fille arrachée à
ses bras,
Et les pleurs de la fille et les cris de la
mère,
Ne purent désarmer l'implacable Calchas.
La flotte alors partit suivant ses destinées
;
Et, tandis que, luttant d'un effort
inégal,
Grecs et Troyens noyaient dans le sang dix
années,
Clytemnestre revint au palais conjugal.
C'est là qu'elle revit cet enfant de
l'inceste,
Egysthe, qu'en partant le fort Agamemnon
Laissa, digne héritier de son père
Thyeste,
Protecteur de sa femme et roi de sa maison.
Maintenant, qu'a-t-il fait, l'ingrat
dépositaire,
Du bonheur du foyer, de l'honneur du mari ?
Perfide, il est entré dans le lit
adultère !
Serpent, il a mordu la main qui l'a nourri !
(Egysthe et Clytemnestre poussent doucement la porte
da palais.)
Eh ! tenez, les voici, tous deux, glissant dans
l'ombre,
Confiant à la nuit leur amour aux abois.
Pied furtif, main tendue, oreille au guet, oeil
sombre,
C'est le loup et la louve aux lisières d'un
bois.
Eloignons-nous, amis ; que notre coeur paisible
Se ferme au coeur royal par le remords troublé
;
Le secret des tyrans, comme un poison terrible,
Fait éclater le vase où leur main l'a
scellé.
(Le Choeur se retire hors de la portée de la
voix.)
Scène 2
CLYTEMNESTRE, EGYSTHE, sur le devant ;
le choeur des Vieillards, au fond
CLYTEMNESTRE
Oui, vieillard, je l'ai vu, sur la funeste cime,
S'allumer, ce flambeau qui nous montre l'abîme
!
Et dont l'éclat tardif, qui réjouit ton
coeur,
A fait bondir le mien de haine et de terreur.
Egysthe, la vois-tu, là-bas, sombre et
tremblante,
Cette flamme d'enfer à la lueur sanglante,
Qui, d'un époux vengeur annonçant le
retour,
Sert de bûcher funèbre à nos dix
ans d'amour ?
EGYSTHE
Reine, espérais-tu donc une absence
éternelle ?
L'oracle, tu le sais, d'une voix solennelle,
Avait prédit que Troie, ouverte aux
étrangers,
Dans sa chute suivrait Achille aux pieds
légers.
Frappé d'un trait mortel, lorsqu'Achille
succombe,
Il est juste à son tour que Troie incline et
tombe,
Et couvre des débris de ses palais
croulants
Le sépulcre du fils de Thétis aux bras
blancs.
Ton coeur s'est-il bercé d'une espérance
vaine ?
L'Espérance, on le sait, trompeuse amie, ô
reine !
Se plaît d'entretenir en nous l'illusion,
Nous lançant sur les pas de quelque
vision,
Qui, dès que sur nos voeux notre main s'est
fermée,
Nous glisse entre les doigts et s'échappe en
fumée.
Oh ! moi, j'ai repoussé le décevant
miroir
Où tes yeux poursuivaient un impossible espoir
;
Et, toujours prévoyant la minute fatale,
Dix ans, j'ai coudoyé la Terreur au front
pâle,
Qui, tout bas, me disait, soufflant sur l'avenir
:
«Egysthe, Troie est prise !... Egysthe, il va
venir !»
Et, tout à l'heure encor, tandis que,
taciturne,
Aux bleuâtres lueurs de la lampe nocturne,
Le menton dans la main, sur un genou
dressé,
Je comptais les soupirs de ton coeur
oppressé,
Qui donc a, le premier, vu, l'angoisse dans
l'âme,
Briller sur l'Arachné le panache,de
flamme,
Et le premier encore, en tremblant, entendu
Les joyeuses clameurs du vieillard éperdu
?
Moi ! héraut de malheur, dont la voix
haletante,
Réveillant du retour la douloureuse
attente,
Echo fatal, a dit et toujours redira :
«Point de bonheur pour nous tant qu'Atride vivra
!»
CLYTEMNESTRE
Egysthe, ce n'est point un homme habile et sage,
Celui qui prend le masque, ainsi, pour le visage,
Et qui, sachant le coeur plus que la mer profond,
S'arrête à la surface au lieu d'aller au
fond.
Oh ! si, pour y chercher les tourments que je
souffre,
Tu plongeais dans ce coeur ainsi que dans un
gouffre,
Pour avoir entrevu cet effrayant séjour,
Tu reviendrais plus pâle et plus tremblant au
jour
Que celui dont Charybde avait fait sa victime,
Et qui, l'ayant sondé, sort vivant de
l'abîme.
Non, je n'ai point perdu dans des lointains
obscurs
Le vengeur qui revient à pas tardifs mais
sûrs.
Le jour, dans ma mémoire il habite sans
trêve.
La nuit vient : menaçant, il entre dans mon
rêve.
De son manteau pourpré l'aurore se revêt
:
J'ouvre des yeux craintifs... il est à mon
chevet !
Et, si du coup mortel la première je
tombe,
J'ai peur de le sentir se coucher dans ma tombe.
Oh ! Clytemnestre autant qu'Egysthe se
souvient...
Maintenant, réponds-moi : qu'allons-nous faire ?
Il vient.
EGYSTHE
Avant de décider, reine, il faut que je
sache
Si tu veux accomplir à nous deux une
tâche
Trop pesante à moi seul, mais qui
s'allégera
Dès lors que Clytemnestre avec moi
s'unira.
Réponds-moi seulement, et sur ce point
j'insiste.
Es-tu femme d'Atride ou maîtresse d'Egysthe
?
Voilà, pour le dessein que je vais
concevoir,
Ce qu'il est, avant tout, important de savoir.
CLYTEMNESTRE
Ce qu'on peut accomplir avec des mains de femme,
Egysthe, je le jure... oeuvre pie... oeuvre
infâme,
M'appuyant à ton bras, oui, je l'accomplirai
!
Trace-moi le chemin... Marche, et je te suivrai.
EGYSTHE
Eh bien, il faut tromper son amour confiante ;
Te montrer à ses yeux joyeuse, impatiente
;
Faire ouvrir, appelant esclave et serviteur,
Les portes du palais au roi triomphateur ;
Etendre sous ses pas les tapis de Phalère,
Pour que son pied vainqueur ne touche pas la terre
;
Et, l'enlaçant des bras ainsi que d'un
réseau,
Faire plier le chêne au baiser du roseau !
Si fort qu'il se défie, en son humeur
farouche,
Il faudra qu'à la fin il se baigne et se
couche.
Alors, lui désarmé, soit au lit, soit au
bain,
Avec le poignard thrace ou le glaive
thébain,
La mort saura, crois-moi, plus sûre étant
plus lente,
S'ouvrir jusqu'à son coeur une route sanglante
;
Et, s'il sort du tombeau, spectre, après
l'action,
On l'y fera rentrer par l'expiation.
CLYTEMNESTRE
Oh ! le moyen est sombre et fatal... Mais n'importe
!
Qu'il vienne, et j'ouvrirai moi-même cette
porte.
Qu'il vienne, et j'étendrai la pourpre sous ses
pas.
Qu'il vienne, et je saurai, joyeuse entre ses
bras,
Accueillant son retour d'un baiser
adultère,
Forcer mon front à rire et ma bouche à se
taire.
EGYSTHE
Bien !... Alors, tout est dit. Atride peut venir.
Avant que Némésis lui dise de
punir,
L'ombre du roi des rois, sur les rivages sombres,
De Thyeste et d'Alrée aura revu les
ombres.
Je te quitte, et demeure à quelques pas
d'ici...
Mais appelle, et la Mort répondra : «Me
voici !»
Scène 3
CLYTEMNESTRE, le choeur des Vieillards
CLYTEMNESTRE
Vieillards qui présidez aux fêtes de la
gloire,
Ceignez-vous du laurier, symbole de victoire.
Convoquez vos enfants, vos femmes et vos soeurs ;
Car les dieux ont puni les Troyens ravisseurs,
Et Troie a, par la brèche ouverte en ses
murailles,
Senti le fer vainqueur déchirer ses
entrailles.
LE CHOEUR
O reine, que dis-tu ?
CLYTEMNESTRE
Vieillards,
je dis au jour
Qui doit, de mon époux éclairant le
retour,
Voir enfin expirer l'absence douloureuse :
«Jour ! sois le fils heureux de cette nuit
heureuse !»
LE CHOEUR
N'es-tu pas le jouet d'un présage qui ment
?
O reine ! qui t'a dit ce grand événement
?
Crains de te confier aux promesses d'un songe.
CLYTEMNESTRE
Non ! je le tiens des dieux ennemis du mensonge.
Sur le mont Arachné, vois l'ardent tourbillon
:
Il devait s'allumer quand la forte Ilion,
Tombée aux mains des Grecs, gigantesque
décombre,
De l'herbe sur son front sentirait flotter
l'ombre.
Or, ce feu qui vers nous accourt d'un pied
léger,
Tu le vois, c'est Vulcain, le divin messager,
Qui, de l'Ida parti, des mers franchit
l'abîme,
Et jusqu'à l'Arachné bondit de cime en
cime !
Maintenant, espérons que les vainqueurs chez
nous
Ne rentrent point chargés du céleste
courroux ;
Qu'ils ont, pieux soldats, dans la ville abattue,
De la sainte Clémence honoré la
statue.
Sinon, malheur sur eux !... Je ne répondrais
pas
Que le deuil et la mort ne marchent sur leurs pas
!
DEUXIEME VIEILLARD
Reine voici venir de plus sûres nouvelles :
De l'aigle la victoire a les puissantes ailes ;
D'un pas pressé vers nous s'avance un
inconnu.
CLYTEMNESTRE
Si tu viens de la part des dieux, sois bienvenu.
Scène 4
Les mêmes, TALTHYBIUS
TALTHYBIUS
Sainte terre d'Argos, terre de la patrie !
Laisse-moi t'embrasser, ô ma mère
chérie !
(Il baise la terre.)
Enfin, après dix ans écoulés loin
de toi,
Mes voeux sont exaucés : je te touche et te voi
!
Non ! je n'espérais plus, Argos, ô terre
sainte !
Presser ton sol sacré de cette douce
étreinte,
Et, dans ces lieux si chers, sous ton soleil si
beau,
Près des aïeux, un jour retrouver mon
tombeau.
(Se relevant.)
Salut, ô mon pays !... Salut, nuit
bien-aimée !
Sombre voûte du ciel, de tant de feux
semée !
Dieu vainqueur de Python... Dieu terrible, salut
!
A tes traits trop longtemps les Grecs servant de
but,
Ont, dressant des bûchers sur les bords du
Scamandre,
De leurs meilleurs soldats au vent jeté la
cendre.
Apollon, dieu du jour, dieu protecteur d'Hector,
Que tes traits conrroucés rentrent au carquois
d'or,
Et nous te bâtirons, sur les bords du
Permesse,
Quelque temple aussi beau que celui de Lyrmesse.
CLYTEMNESTRE
Maintenant, étranger, dis-nous quel est ton
nom.
TALTHYBIUS
Je suis Talthybius, héraut d'Agamemnon.
CLYTEMNESTRE
Takhybius !
TALTHYBIUS
Dix
ans de fatigue et de peine
M'ont-ils fait à ce point méconnaissable,
ô reine !
Que ton regard hésite, inquiet et jaloux,
A retrouver en moi l'ami de ton époux ?
CLYTEMNESTRE
Talthybius, salut !
TALTHYBIUS
De
bien peu je précède
Celui devant lequel tout s'incline et tout
cède.
O palais de nos rois ! toits bien-aimés !
autels
Que l'hospitalité rend chers aux immortels
!
Sur son char de combat 1e vainqueur va
paraître.
Après sa longue absence, accueillez bien le
maître.
Nul n'a mieux mérité ce triomphant
accueil,
Que l'implacable chef qui mit Troie au cercueil,
Et qui, foulant aux pieds sa splendeur disparue,
Où s'élevaient ses murs fit passer la
charrue.
PREMIER VIEILLARD
O frère, que les dieux bénissent ton
retour !
TALTHYBIUS
Ils l'ont béni. Je puis maintenant, à mon
tour,
Lorsque j'aurai revu celui-là qui
m'envoie,
Fermer les yeux, amis, et mourir avec joie !
DEUXIEME VIEILLARD
Ainsi donc, loin de nous, loin du pays, ton coeur
Souffrit cruellement de l'absence... ô vainqueur
!
TALTHYBIUS
Oui ; mais avec ses maux j'appris ses tristes
charmes,
Et que l'oeil, au retour, a de bien douces
larmes.
DEUXIEME VIEILLARD
Ainsi donc, ce doux mal vous tourmentait aussi,
Et vous pleuriez, là-bas, qui vous pleurait ici
!
TALTHYBIUS
Amis, nous poursuivions notre route
inquiète,
Le coeur plein de regrets du coeur qui nous
regrette.
PREMIER VIEILLARD
Et nous, nous nous disions dans nos voeux
attristés :
«Reverrons-nous jamais ceux qui nous ont
quittés ?»
TALTHYBIUS
Et vous ne saviez pas cependant nos souffrances,
Ce qu'à chaque buisson on laisse
d'espérances,
Quand il faut, entraîné par un destin
fatal,
Pour le sol étranger quitter le sol natal.
Vous ignoriez les pleurs inondant la
paupière
De l'oeil désespéré qui regarde en
arrière,
Et combien l'âme émue hésite
à s'affermir
Quand pas un jour passé ne passe sans
gémir.
Vous ne connaissiez pas nos couches
arrosées
Par l'humide contact des nocturnes rosées,
Les neiges de l'Ida nous souillant ces hivers
Où les oiseaux, gelés, tombent du haut
des airs,
Et ces chaleurs d'été qui font les coeurs
débiles,
Les blés sans mouvement et les mers immobiles
;
Ces maux si grands enfin, que, pour les
ressentir,
Les morts de leurs tombeaux n'oseraient pas sortir
!
Mais à quoi bon fouler du pied de la
pensée,
La route qu'autrefois la douleur a tracée
?
Aujourd'hui, rien n'est plus de ces mortels
ennuis...
Nous aurons de beaux jours et de plus belles
nuits...
Nous qui venons chercher, de nos baisers
jalouses,
Au seuil de nos maisons, nos soeurs et nos
épouses.
PREMIER VIEILLARD
Oui, chers enfants d'Argos, aux exploits
vénérés,
Vos épouses, vos soeurs, vous les retrouverez
!
Et le courroux des dieux vous vengera de celles
Qui n'auront point gardé les saintes
étincelles
De ce feu, par l'amour où l'hymen
apporté
Sur l'autel de Junon, la chaste déité
!
CLYTEMNESTRE
Argiens, que je sois la première punie,
A mon illustre époux si, cessant d'être
unie,
J'ai, même dans la nuit, mère de la
terreur,
Commis d'un songe impur l'involontaire erreur !
Vous m'êtes tous témoins, Argiens, qu'au
contraire,
Pour désarmer des dieux la terrible
colère,
Fatiguant leurs autels d'un hommage incessant,
J'ai brûlé les parfums et répandu
le sang...
Et maintenant encor, si ma course
empressée,
Au-devant de ses pas ne s'est point
élancée,
Ou si mon oeil, dix ans de larmes obscurci,
Pour le revoir plus tôt ne l'attend pas
ici,
C'est que, dans le palais où je rentre
joyeuse,
Je dois tout préparer, épouse
glorieuse,
Pour faire à ce vainqueur, qui revient
aujourd'hui,
Une réception qui soit digne de lui...
Héraut, retourne donc vers celui qui t'envoie
;
Dis-lui qu'il peut venir, et trouvera la joie,
Sous les traits d'une épouse, au bout de son
chemin,
Avec des fleurs au front et des fleurs dans la
main.
Scène 5
Les mêmes, hors CLYTEMNESTRE
TALTHYBIUS, à Clytemnestre, qui
rentre au palais
Je t'obéis... Et vous, quelques instants
encore,
Frères, restez ici ; car, devançant
l'aurore,
Atride va venir, désireux de revoir
Ce palais qu'il avait perdu, même en
espoir.
Scène 6
Le choeur des Vieillards
PREMIER VIEILLARD
Ainsi donc, dieux vengeurs, parce qu'un soir
Hélène
A, sous d'autres regards que ceux de son
époux,
Parjure, dénoué sa ceinture de
laine,
Et sur la mer complice a vogué loin de nous
;
Parce que, trahissant une paix séculaire,
Paris souilla d'un rapt le toit de
Ménélas,
La Grèce sur l'Asie a, versant sa
colère,
Poussé mille vaisseaux et cent mille
soldats.
O vieux Priam ! quand, plein d'une adultère
joie,
Ton fils te ramenait la fatale beauté,
Que n'as-tu refusé les murailles de Troie
A ce violateur de l'hospitalité !
Un homme a, d'une main en désastres
fertile,
Pris un jeune lion aux souples mouvements,
Que sa mère, exhalant une plainte inutile,
Redemande au désert par ses rugissements.
Il l'a comme un trésor de jeunesse et de
grâce,
Dans sa douce maison apporté sans retards,
Et son hôte, d'abord, oublieux de sa race,
Joue avec les enfants, caresse les vieillards.
Mais, chaque jour, voilà qu'il devient
redoutable,
Et que, par son instinct, par le meurtre
guidé,
S'échappant, une nuit, il entre dans
l'étable,
Et prépare un festin que nul n'a commandé
;
Si bien qu'à son retour, l'aurore
vigilante
Montre au maître l'objet d'un éternel
remord...
Hélas ! autant valait qu'en la maison
sanglante
Il eût fait élever un prêtre de la
mort.
C'est ainsi qu'en tes murs, ô Troie ! un jour,
sans voiles,
Pénétra cette Hélène...
hélas ! si douce à voir !
Ses yeux étincelaient, pareils à deux
étoiles
Que fait trembler la mer en son mouvant miroir.
Dans son corps gracieux tout était
harmonie,
Et chacun, la voyant, demandait, à son
tour,
Quel rivage embaumé de la molle Ionie
Avait donné naissance à cette fleur
d'amour ?
Et cependant, un soir, à cette fleur, dans
l'ombre,
Un peuple tout entier respira le trépas ;
Et, pareille au lion, beauté fatale et
sombre,
Tu marquas dans le sang la trace de tes pas.
(On entend la trompette.)
Mais, par sa voix de cuivre, écoutez la
fanfare
Nous annonçant Atride et les vainqueurs joyeux
;
Au sommet de ce mont, tu peux t'éteindre,
ô phare
Car le soleil d'Argos va paraître à nos
yeux.
Scène 7
Les mêmes, AGAMENNON sur son char, avec
CASSANDRE ;
devant le char, TALTHYBIUS, TROMPETTES, ESCORTE,
etc
TALTHYBIUS
Honneur au roi des rois !
PREMIER VIEILLARD
O
destructeur de Troie !
Frère de Ménélas ! roi d'Argos!...
de quel nom,
Pour honorer ta gloire et dire notre joie,
Faut-il te saluer, illustre Agamemnon ?
Alors que, sur tes pas entraînant une
armée,
Suivi des Argiens, tu partis sans remord,
O roi ! je t'avouerai que mon âme
alarmée
Te blâma d'entraîner nos enfants à
la mort.
Mais, aujourd'hui, voilà qu'au retour des
batailles,
Tu rentres au bercail tes troupeaux triomphants ;
Le bonheur avec toi rentre dans nos murailles.
Sois donc le bienvenu, pasteur de nos enfants !
AGAMEMNON
A toi d'abord, Argos, nos voeux et notre hommage
;
Puis laissez-nous ensuite honorer votre image,
Dieux justes, dieux vengeurs, qui mîtes, en
passant,
Dans l'urne de la mort le suffrage du sang.
Ilion a vécu. Sur ses vastes
décombres,
La fumée aujourd'hui monte en spirales
sombres.
Et le monstre argien, de son cheval sorti,
A, roi, peuple, remparts, maisons, tout englouti.
Aux immortels, selon une sainte habitude,
Je devais avant tout, adresser ce prélude
;
Puis, ramenant du ciel ici-bas mon regard,
Te dire : Après les dieux, honneur à toi,
vieillard !
Car les dieux, de leurs dons à tous faisant
largesse,
Sous les cheveux blanchis ont placé la sagesse
;
Comme ils ont, des vieux ans préparant la
rigueur,
Mis sous les cheveux noirs la force et la
vigueur.
Quant au nom dont tu dois saluer ma
rentrée,
O vieillard, nomme-moi simplement fils
d'Atrée.
Des oeuvres du destin instruments glorieux,
Les rois ont le labeur ; le triomphe est aux dieux
!
Et maintenant, vieillard, tu comprends, je
l'espère,
Que le prince est époux, que le guerrier est
père,
Et que, vainqueur du sort, après tant de
défis,
Il aspire à revoir son épouse et son
fils.
Scène 8
Les mêmes, CLYTEMNESTRE, avec des fleurs sur
la tête et dans la main ; elle est suivie
d'ELECTRE et d'ORESTE, qui s'arrêtent sur
les marches du palais ; derrière eux sont
LES FEMMES DE CLYTEMNESTRE
CLYTEMNESTRE
O maître ! à tes genoux tu vois d'abord
l'épouse.
(Au Peuple.)
Ne vous étonnez pas que mon amour jalouse,
Trouvant à se produire après tant de
retards,
Eclate devant vous, femmes, soldats, vieillards.
On se quitte, et l'absence à deux coeurs est
funeste ;
Mais les maux du départ sont pour le coeur qui
reste.
Oh ! oui, c'est un malheur qui trouble la raison
De la femme qui vit seule dans sa maison,
De songer à l'époux dont la main
imprudente
Pousse le char d'airain dans la mêlée
ardente.
Pendant mes tristes jours et mes plus tristes
nuits,
Combien de noirs propos et de sinistres bruits
Sont venus, me faisant une incessante veille,
Grossis par la distance, assourdir mon oreille !
Si ton corps eût été d'autant de
coups percé,
Que de fois on t'a dit mortellement blessé
!
Ton corps, Agamemnon, compterait plus d'entailles
Qu'au filet d'un pêcheur on ne compte de
mailles.
A force de souffrance impuissante à
souffrir,
J'ai souvent, cher époux, essayé de
mourir ;
Mais toujours quelque main, s'étendant
éperdue,
Dénoua le lien où j'étais
suspendue.
Enfin, j'ai tant veillé ces absentes
lueurs,
Qu'en mes yeux l'insomnie a desséché les
pleurs.
Si parfois je cédais à des sommeils
funèbres,
Alors un moucheron, perdu dans les
ténèbres,
De son vol bourdonnant rayant l'obscurité,
Suffisait à rouvrir mon oeil
épouvanté ;
Et, quand je m'éveillais, sur moi fondaient sans
trêves
Plus de spectres hideux que jamais pour ses
rêves
N'en chassa de l'enfer, sous le fouet du remord,
Le sommeil, fils de l'ombre et frère de la
mort.
Mais enfin le voilà, cet époux secourable
!
Il est pour moi ce qu'est le berger pour
l'étable,
L'ancre pour le vaisseau, le pilier souverain
Pour le palais de marbre ou le temple d'airain ;
Ce qu'est, vu sous l'éclair de la tempête
sombre,
Le rivage sauveur pour le marin qui sombre,
Et la source d'eau vive, au murmurant concert,
Pour l'Africain perdu dans son brûlant
désert.
Descends donc maintenant de ton char de victoire,
Mon maître, mon époux, mon souverain, ma
gloire !
Mais garde de poser dans ce poudreux sillon
Le pied qui renversa la puissante Ilion.
Regarde ! j'ai tracé la triomphale voie
Que doit suivre, en rentrant au séjour de la
joie,
Sans qu'il touche le sol, le chef victorieux
Dont le fer a, là-bas, heurté le fer des
dieux !
AGAMEMNON
O reine ! tu m'as fait, dans ta reconnaissance,
Un discours mesuré sur mes dix ans
d'absence.
Je l'ai, fleuve de mots, laissé suivre son cours
;
J'ignorais que le coeur fit de si longs discours.
Soeur d'Hélène, dis-moi,
méconnaissant mon âme,
Pourquoi donc me traiter comme on traite une femme
?
Pourquoi donc m'aceueillir de clameurs, et de
cris,
Comme ces rois de Thrace, objets de nos mépris
?
Ces tissus étendus par toi sur mon passage
Me feraient refuser le titre d'homme sage
Par ceux qui me verraient, d'un regard envieux,
Fouler la pourpre et l'or réservés aux
seuls dieux.
Pour moi, je n'oserais poser un pied profane
Sur ces riches tapis que ma raison condamne ;
Au milieu du triomphe un coeur humble et sans
fiel
Est le plus noble don que nous fasse le ciel.
Je suis heureux, dis-tu ? Femme, l'aurore
éveilla
Bien peu de lendemains modelés sur la
veille.
Celui-là seul est fils de la
prospérité,
Qui ferme en souriant l'oeil pour
l'éternité,
Et qui, sur son tombeau, de roses
couronnées,
Joyeuses, voit passer ses dernières
journées.
CLYTEMNESTRE
Eh quoi ! mon noble époux se refuse à mes
voeux ?
AGAMEMNON
Les dieux ne veulent pas, femme, ce que tu veux.
CLYTEMNESTRE
Des hommes, non des dieux, Atride craint le
blâme.
AGAMEMNON
Qu'importe, s'il agit avec sagesse, ô femme
!
CLYTEMNESTRE, s'agenouillant
Clytemnestre pourtant, dans le fond de son coeur,
Avait juré de vaincre aujourd'hui le
vainqueur.
Doit-elle voir, en vain devant lui
prosternée,
Son époux repousser sa prière
obstinée ?
AGAMEMNON
Non, puisque tu le veux, je fais selon ton gré
;
Mais sur la pourpre au moins pieds nus je
marcherai,
De peur que le contact d'une poussière
immonde
Ne souille la couleur, chère aux maitres du
monde.
(Un esclave lui détache ses
brodequins.)
En échange, à ton tour, reçois
avec bonté
(Montrant Cassandre.)
Sous le toit conjugal, cette sombre
beauté,
Fleur de captivité dans le butin choisie ;
C'est la fille des rois qui régnaient sur l'Asie
;
L'accueillir doucement sera d'un coeur pieux ;
Honorons le malheur, le malheur vient des dieux !
(Il descend du char.)
Et maintenant marchons, ô femme au coeur superbe
!
Sur ce riche tapis comme un pâtre sur l'herbe
;
Et permette le ciel que jamais nous n'ayons
A rendre compte au sort de nos profusions !
CLYTEMNESTRE
Bon ! nous avons la mer, inépuisable
plaine
Que laboure le vent de sa puissante haleine,
Et qui garde aux plongeurs, dans ses gouffres
ouverts,
Cette pourpre dont Tyr enrichit l'univers.
Oh ! combien de tissus d'une valeur semblable
J'eusse mis sous les pieds du dernier
misérable,
Si l'oracle, accueillant les voeux de mon amour,
Eût à ce faible prix annoncé ton
retour !
Tant que vit la racine, errante sous la mousse,
De l'arbre aux mille bras le feuillage repousse,
Et son ombre, au retour de la chaude saison,
Des feux du chien céleste abrite la
maison.
Eh bien, tant que vivra le roi, l'époux, le
père,
Ce palais, grâce aux dieux, triomphant et
prospère,
Jamais, pareil à l'arbre, épanchant son
trésor,
Ne craindra d'épuiser sa pourpre ni son
or.
(Arrivés sur les marches du palais, ils
trouvent Electre et Oreste, qui, à l'approche
d'Agamemnon, s'agenouillent.)
AGAMEMNON
Quels sont ces deux enfants ? sont-ils de la famille
?
CLYTEMNESTRE
Regarde ; celle-ci, c'est Electre...
AGAMEMNON
Ma
fille !
CLYTEMNESTRE
Ta fille !... Elle eut sept ans le jour de ton
départ..
ELECTRE
Mon père de son coeur m'a-t-il fait une part
?
AGAMEMNON, la relevant et
l'embrassant
Le ciel te garde, enfant, de tout destin funeste
!
(Montrant le Garçon.)
Celui-ci, quel est-il ?
CLYTEMNESTRE
Celui-ci,
c'est Oreste,
Qu'en partant tu laissas vagissant au berceau.
ORESTE, baisant la main de son
père
Fils des dieux, bénis-moi !
AGAMEMNON
Grandis,
frêle arbrisseau !
Et puisses-tu, plus tard, sous ta vaste ramure
Abriter ton pays comme sous une armure ! Entrons.
(Il entre avec les deux enfants.)
CLYTEMNESTRE, sur le seuil
En ce palais, Cassandre, entre avec nous.
Le malheur fait plier les plus fermes genoux.
Hercule, nous dit-on, fût vendu comme esclave
:
Sage qui se soumet aux dieux, fou qui les brave !
Quand la nécessité, cette fille
d'enfer,
Fait sur notre destin peser sa main de fer,
Et rejette les rois dans la commune tourbe,
Il faut bien qu'au niveau du sort le front se
courbe.
Viens donc, je te promets, pour calmer ton
effroi,
Les égards qui sont dus à la fille d'un
roi.
DEUXIEME VIEILLARD, à
Cassandre
Pourquoi ne suis-tu pas la reine qui t'invite ?
Comptes-tu dans ce char demeurer à jamais
?
Descends, Cassandre, ou crains que ton refus
n'irrite
Celle qui de ton sort dispose désormais.
CLYTEMNESTRE
Si sa langue n'est point cette langue inconnue,
Que parle l'hirondelle en traversant la nue,
Ma voix vaincra son coeur trop pressé de
haïr,
Et la sage raison lui dira d'obéir.
PREMIER VIEILLARD
Femme, tu ne pouvais, dans ton destin funeste,
Espérer, sans avoir perdu toute raison,
Un sort pareil au sort que la mère
d'Oreste
Parmi ses serviteurs t'offre dans sa maison.
CLYTEMNESTRE
Laissez !... à s'apaiser sa haine sera
lente,
Et ce n'est que couvert d'une écume
sanglante,
Je le vois... que, plus tard, son orgueil
irrité
Saura porter le frein de la captivité.
(Elle rentre.)
Scène 9
Le choeur des Vieillards, CASSANDRE
PREMIER VIEILLARD
La reine avait raison... A notre doux langage
Etrangère, sans doute, elle ne comprend
rien.
Voyez ! dirait-on pas quelque bête sauvage
Que vient de prendre au piège un chasseur argien
?
CASSANDRE
Apollon !
PREMIER VIEILLARD
Elle
parle !
CASSANDRE
Apollon
! grâce ! grâce !
J'espérais qu'à la fin ta vengeance
était lasse !
DEUXIEME VIEILLARD
Ecoutez ! elle invoque Apollon, dieu du jour.
CASSANDRE
Apollon, si je t'ai refusé mon amour,
Punissant mes dédains par la flamme et
l'épée,
Ne m'as-tu pas assez cruellement frappée ?
DEUXIEME VIEILLARD
Oui, femme, nous savions que tes puissants
attraits
Avaient soumis le dieu qui lance au loin les
traits.
CASSANDRE
Oh ! je croyais, voyant Ilon qui succombe,
Voyant mon frère mort, mon père dans la
tombe,
Je croyais que ta haine, adoucie à mes
pleurs,
Ne me pousserait pas vers de nouveaux malheurs,
Et j'espérais qu'enfin ta clémence
tardive
S'attendrirait aux cris de Cassandre captive.
PREMIER VIEILLARD
Ne vous semble-t-il pas qu'elle résiste en
vain,
Et que son front pâlit sous le souffle divin
!
CASSANDRE
Destin, qui m'as de Troie en ces lieux
amenée,
A de pires douleurs suis-je encor condamnée
?
LE CHOEUR
Tu vois donc le malheur qui point à l'horizon
?
CASSANDRE
O sinistre retour ! ô fatale maison !
Murs humides de pleurs, terre de sang couverte !
Enfants en deuil, époux égorgé,
tombe ouverte !...
Forfait qui dans Argos n'a pas vu son pareil,
Depuis l'heure où, d'effroi, recula le soleil
!
LE CHOEUR
Voyez, son dieu l'entraîne ; en vain elle
résiste :
Comme un chien, elle suit quelque meurtre à la
piste.
CASSANDRE
Regardez avec moi dans l'avenir sanglant,
Vers l'astre qui déjà se lève
étincelant.
Un nuage s'avance aux flancs chargés d'orage
;
Quel est le vent fatal qui pousse le nuage ?
Sur l'azur qu'il ternit, à l'Océan
pareil,
Il roule menaçant au-devant du soleil...
C'est la mort, océan à la sombre
marée,
Qui vient de ses flots noirs battre le seuil
d'Atrée !
DEUXIEME VIEILLARD
La mort ? Explique-toi : qui, victime du sort,
Dans ce palais maudit est donc mûr pour la mort
?
PREMIER VIEILLARD
Achève, et que l'oracle, au travers de son
voile,
Brille, comme à travers la nuit brille
l'étoile.
CASSANDRE
O parricide épouse, elle va l'achever,
Ce crime que son âme à peine osait
rêver.
Elle va, secondant son complice farouche,
Frapper l'époux divin, maître et roi de sa
couche...
Elle va... Dieux puissants, ayez pitié de nous
!...
Tenez, voyez les coups qui succèdent aux
coups.
Et vous, dieux ennemis des enfants de Tantale,
Poussez le cri joyeux, voici l'heure fatale.
DEUXIEME VIEILLARD
Femme, quels sont ces dieux avides de malheurs,
Que nous les désarmions par nos cris et nos
pleurs ?
Ta parole de mort, d'effroi glaçant mon
âme,
Est entrée en mon coeur comme une froide
lame.
CASSANDRE
Voyez-vous ces enfants sortant de leurs tombeaux
?
Dans leurs mains, de leur chair ils portent les
lambeaux.
Les reconnaissez-vous à leur pâleur
funeste ?
Ce sont les deux enfants d'Erope et de Thyeste.
Le père, en un supplice à jamais
renaissant,
Croit qu'il mange leurs chairs, rêve qu'il boit
leur sang.
Convives obligés de la sanglante
fête,
Ils viennent assister au festin qui
s'apprête,
Et, sombres envoyés de l'abîme sans
nom,
Voir couler à son tour le sang d'Agamemnon
!
Ah ! tu vas donc savoir, destructeur de Pergame,
Ce que les longs discours et les pleurs d'une
femme
Cachent, en s'abritant sous de tendres regards,
De menaces de meurtre et de coups de poignards.
Je sais bien qu'à ma suite, ô peuple qui
m'écoute,
Un dieu dans sa vengeance a répandu le doute
;
Mais, demain, à l'aspect des morts, tu
t'écrieras :
«Tes oracles, Cassandre, étaient trop
vrais, hélas !»
PREMIER VIEILLARD
O femme ! comment donc penses-tu que l'on croie
Qu'Atride, en ce moment doublement solennel,
Le jour même où vainqueur il arrive de
Troie,
Va rencontrer la mort au foyer paternel ?
CASSANDRE
Et la mort cependant est là, voilée et
sombre !
Prête à frapper, sa faux étincelle
dans l'ombre.
Devant ce crime impie, oh ! voilez-vous, mes yeux
!
Romps-toi, sceptre augural, présent fatal des
dieux !
Fatidique manteau, pythique bandelette,
Glissez de mon épaule et tombez de ma tête
!
Peuple, sauve ton roi, ton roi marche au
trépas.
A quoi me servez-vous, puisqu'on ne vous croit pas
?
Pourquoi me croirait-ton, en effet, à cette
heure,
Puisque, quand j'habitais ma royale demeure,
Les Troyens m'appelaient, à mes oracles
sourds,
Vagabonde et menteuse au coin des carrefours ?
Entrons... Mais non, jamais je n'aurai ce
courage.
Oh ! ce palais respire une odeur de carnage !
Peuple, il est temps encore, on va tuer ton roi ;
Les assassins sont là, sauve-le, sauve-moi
!
DEUXIEME VIEILLARD
Serais-tu donc pareille au blanc oiseau des rives
Qui prêta son plumage au plus puissant des
dieux,
Et qui, près de mourir, par des notes
plaintives,
A la terre qu'il fuit adresse ses adieux ?
CASSANDRE
Oh ! trop heureux le sort du cygne au blanc plumage
!
Que n'en ai-je reçu l'harmonieux langage,
Qui fait dire à la terre écoutant son
accord :
Un cygne va mourir ! ô mort ! cruelle mort
!...
Mais, moi, je descendrai muette dans la tombe,
Sans qu'un soupir s'exhale ou qu'une larme tombe,
Sans que dise un ami prêt à me secourir
:
Fleur, pourquoi le faner ? vierge, pourquoi mourir
?
Adieu, beau Simoïs... Adieu, divin Scamandre
!
Vous ne reverrez plus votre chère
Cassandre,
Dont l'enfance a grandi sur vos bords
bien-aimés...
Adieu, flots transparents, rivages embaumés
!...
Combien de fois, courant par vos vertes prairies,
Guidant l'essaim joyeux des blanches
théories,
J'ai, sur le frais tapis aux brillantes couleurs,
Fait la douce moisson de vos plus belles fleurs !
Hélas! avant demain, j'irai, sombre
visite,
Cueillir le pavot noir sur les bords du Cocyte...
Et le sort rigoureux, de Cassandre jaloux,
M'ôte jusqu'au bonheur de mourir près de
vous !...
(Elle fait un dernier geste de
supplication.)
PREMIER VIEILLARD
Peuple, n'écoute pas cette femme... Elle est
folle...
CASSANDRE
Attendez, je veux dire encore une parole ;
Je veux quelques instants sur moi pleurer encor.
Soleil, astre divin, archer aux flèches
d'or,
Par tes rayons sacrés, par ta douce
lumière,
Que ne reverra plus ma mourante paupière,
Soleil, je t'en conjure à genoux, l'oeil en
pleurs,
Soleil, fais-leur payer ma dette de douleurs ;
Fais qu'ils portent envie à mon destin funeste
!
Fais... O terreur !... je vois son propre fils...
Oreste, Oreste qui, sauvé par sa soeur dans la
nuit,
Revient, pareil au tigre, en rampant et sans bruit
!
Et, de sa feinte mort dévoilant le
mystère,
Frappe du même coup son tyran !... et sa
mère !...
Merci, rayon divin qui luit sur l'avenir !
Maintenant, je suis prête, et la mort peut venir
!...
DEUXIEME VIEILLARD
Mais, alors, si tu sais ta prochaine
disgrâce,
Comment ne fuis-tu pas le sort qui te menace ?
CASSANDRE
Si l'heure est arrivée, on ne fuit pas son
sort,
Et nul n'a de sursis quand le juge est la mort !
Marchons donc à l'autel... Puisse au moins
être ferme
La main que les trois soeurs chargent de mettre un
terme
A des jours dont l'enfer alluma le flambeau !
Ouvrez vos deux battants, portes de mon tombeau
!...
(Elle rentre.)
Scène 10
Le choeur des Vieillards
PREMIER VIEILLARD
Amis, n'écoutez pas la sombre
prophétie
De celle dont les dieux ont troublé la
raison.
Tout oracle est menteur, et la seule Pythie
Rend au mont Delphien les décrets
d'Apollon.
Et vous que du retour presse la douce
étreinte,
Vous, citoyens, soumis à de vulgaires
lois,
Attendus sans remords, rentrez chez vous sans
crainte.
Heureux mortels, ô vous qui n'êtes pas des
rois !
Quant à nous, nous restons ! la vieillesse est
craintive ;
Et nous voulons, demain, les premiers, au
réveil,
Reconnaissant l'erreur de la pâle captive,
Ensemble saluer Atride et le soleil.
(Les soldats, les femmes et les enfants sortent ;
les vieillards se groupent au fond.)
Scène 11
Le Choeur, au fond ; CLYTEMNESTRE, puis
EGYSTHE
CLYTEMNESTRE, apparaissant à la
porte
Egysthe !
(Elle descend deux marches.)
Egysthe
!
(Elle descend deux autres marches.)
Egysthe
!
EGYSTHE
Eh
bien ?
CLYTEMNESTRE
Il
dort !
EGYSTHE
C'est
l'heure !
CLYTEMNESTRE
Egysthe, faut-il donc absolument qu'il meure ?
EGYSTHE
Je croyais le projet entre nous
arrêté,
Et que sa mort était une nécessité
?
CLYTEMNESTRE
Je le pensais aussi, mais pendant son absence...
Lui de retour, j'hésite...
EGYSTHE
Admirable
puissance
D'un amour mal éteint qui renaît et,
vainqueur,
Reprend les premiers droits qu'il avait sur un coeur
!
CLYTEMNESTRE
Oh ! tu sais bien, complice et fauteur de mon
crime,
Que dix ans ont creusé l'infranchissable
abîme
Qui sépare à jamais notre amour de ses
droits,
Le passé du présent, aujourd'hui
d'autrefois...
Ne perdons point le temps sur une fausse trace,
Et, fermes, regardons le destin face à face
:
Nous avons deux moyens de conjurer le sort...
EGYSTHE
Ces moyens, quels sont-ils ?
CLYTEMNESTRE
Notre
fuite ou sa mort...
Pouvons-nous fuir ?
EGYSTHE
Fuyons...
Mais sur nos pas la Grèce
Va, pareille à la meute ardente et
vengeresse
Qui suit le cerf blessé, par les monts, par les
eaux,
Sur nos traces lancer et soldats et vaisseaux.
Quel prince après Priam, quelle ville
après Troie,
Osera, réponds-moi, lui dérober sa
proie,
Et dans ses murs croulants cacher au même
prix
Cette nouvelle Hélène et ce nouveau Paris
?
Fuir ! nous, fuir !... Insensée !... ô
trois fois insensée
Est celle qui conçoit une telle pensée
!
CLYTEMNESTRE
C'est vrai... Fais-toi de bronze... abjure le
remord...
Et tourne-toi, mon coeur, du côté de la
mort...
Egysthe, je t'ai dit qu'il dormait... Entre et frappe
!...
EGYSTHE
Non, car c'est le moyen le plus sûr qu'il
échappe.
Puis-je, moi que tout hait, tout dénonce,
trahit,
Puis-je atteindre sa chambre, arriver à son
lit,
Sans entendre dix fois jeter ce cri funeste :
«Prends-garde, Agamemnon ; c'est le fils de
Thyeste !... »
CLYTEMNESTRE
Mais qui donc parviendra jusqu'à lui ?
EGYSTHE, regardant Clytemnestre
Qui
?
CLYTEMNESTRE
Terreur
!
Ce n'est pas moi, j'espère ?
EGYSTHE
Ephémère
fureur !
Qui veut anéantir le monde et puis qui
cède...
CLYTEMNESTRE
Ecoute... Tu m'as dit : «Suis-moi !... Je te
précède !...»
Marche donc, je te suis... Mais seule ?... Oh ! non,
jamais !
EGYSTHE
Sais-tu ce qui t'attend, coeur faible, désormais
?...
As-tu vu cette esclave en son char ramenée
?
CLYTEMNESTRE
Cassandre ?
EGYSTHE
C'est
l'épouse à son lit destinée.
CLYTEMNESTRE
Que m'importe ?
EGYSTHE
En
ce cas, n'en parlons plus ; c'est bien...
CLYTEMNESTRE
Parlons-en, au contraire, et découvre un
moyen
De rendre l'énergie à mon âme
abattue ;
Moi, jalouse ? Pas plus que la froide statue
Que je touche dans l'ombre en étendant la
main.
L'injure qui m'attend cette nuit ou demain
Par mon indifférence est largement vengée
;
Si je l'aimais encore, il m'aurait outragée
;
Mais je ne l'aime plus. Ne sois donc pas surpris
Que par le mépris seul je réponde au
mépris.
EGYSTHE
Puisque sans sourciller tu bois la coupe
amère,
A défaut de l'épouse, essayons de la
mère...
CLYTEMNESTRE
Egysthe !
EGYSTHE
Ah
! la blessure est ouverte toujours,
N'est-ce pas ?... Parlons donc d'elle, de tes
amours,
De cette douce enfant, de cette Iphigénie,
Dont la Grèce pleura la cruelle agonie.
Quel âge était le sien ?... Dis !... Seize
ans ?...
CLYTEMNESTRE
Oh
! douleur !
EGYSTHE
La beauté sur son front éclatait dans sa
fleur ;
C'était de l'Argolide et l'orgueil et la joie
!...
Mais il fallait du vent au destructeur de
Troie...
Ce qu'ils vendent, hélas ! les dieux le vendent
cher.
On acheta du vent aux dépens de ta chair,
O femme ! et vainement tu crias, éperdue :
C'est ma fille ! Ta voix ne fut pas
entendue.
Vainement, à l'autel te traînant à
genoux,
Ta douleur adjura le père après
l'époux,
Rien ne fit... Dans tes bras vainement
enlacée,
T'offrant à tous les coups, tu la tenais
pressée,
Le fer trouva son coeur, et son sang
généreux...
CLYTEMNESTRE, rugissant
Ah !...
EGYSTHE
Tu
rugis enfin, lionne !... C'est heureux !...
CLYTEMNESTRE
Un poignard !
(Egysthe lui met un poignard dans la
main.)
Ce
n'est pas, dans sa douleur amère,
L'épouse qui te tue, Atride !... c'est la
mère !...
(Elle entre.)
Scène 12
EGYSTHE, puis CASSANDRE
EGYSTHE
O femme ! va toujours, et nous verrons plus tard
De quel signe maudit est marqué ton
poignard.
Il ne faillira point à ta main, je l'atteste
;
Atride le connaît, c'est le fer de
Thyeste...
Ecoutons...
AGAMEMNON, dans le palais
Ah
!
CASSANDRE, dans le palais
Malheur
!
LE CHOEUR
Quels
cris !
AGAMEMNON
Ah
!
CASSANDRE, paraissant
Du
secours !
EGYSTHE, la frappant
Demandes-en, Cassandre, à l'enfer, où tu
cours.
(Il la frappe.)
CASSANDRE
Je meurs !
(Elle rentre à reculons dans le palais.
Egysthe l'y suit.)
LE CHOEUR
Entendez-vous,
amis, ce cri funeste ?
ELECTRE, sur la terrasse et apportant le
jeune Oreste
Vieillards, au nom des dieux, vieillards, sauvez Oreste
!
LE CHOEUR
Atride ?
ELECTRE
Est
mort !...
LE VIEILLARD
Fuyons
!
LE CHOEUR
Par
les dieux réservé,
Oreste vengera son père.
ELECTRE, tombant à genoux
Il
est sauvé !...
(Le théâtre s'ouvre et montre Agamemnon
couché sur son lit, un poignard dans la
poitrine, Cassandre couchée sur les marches du
lit, la tête fendue d'un coup de hache. Les deux
assassins regardent, à moitié
cachés par un rideau rouge.)
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